• CHAPITRE 1 : L'INITIATIVE

    Grosmanu doit trouver la chevalière royale pour le compte du Premier Ministre en moins d'une semaine. Une tâche ardue, mais pas insurmontable... surtout s'il peut trouver quelques "assistants" dans sa mission. En route pour le recrutement !

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    CHAPITRE 1 : L'INITIATIVE

     

    — C’est éminent, comme localité !

    — Côt !

    — Ouais, je sais, faut pas qu’on se perde.

    — Côôt…

              Grosmanu et son Émeu Commun errent dans les rues pavées d’Olympa, dont la population est actuellement en pleine effervescence à cause de la très proche Fête de l’Eclipse. Olympa est surnommée la Ville Lumineuse, car ses murs sont faits d’une pierre rarissime ayant la capacité d’accumuler durant la journée la lumière du soleil et de la relâcher la nuit à profusion. C’est le centre politique, économique et géographique de Safirel. Elle est située sur une sorte d’îlot, à l’endroit précis où les fleuves Takokeya et Keyatako se rejoignent avant de se séparer à nouveau, se jetant respectivement dans l’océan Setenante, et dans la mer Idionale. Olympa est une ville multiculturelle, habitée par des Hauts Elfes, dont Syndros Talamec est un fier représentant, des Elfes sylvains, des Elfes Noirs, de nombreux humains, des demi-elfes, des Léonides, des hommes-reptiles au nom imprononçable, quelques rares Nains, des Orques bourrus, et un seul Toranien, accompagné de sa super poule de compétition.

    — Côt !

    — T’as raison, Georges. On va chercher un endroit pour se reposer.

    — Côôôt… Côt côt.

              Grosmanu se tourne vers un passant, un homme-reptile au nom imprononçable qui se promène innocemment, profitant de la vue de ces majestueux bâtiments blancs, et lui file un grande claque, qui se veut amicale, dans le dos. Le lézard crache presque ses trois poumons par ses branchies sous le choc.

    — Disculpez-meuh, mon brave anthropopithèque ! beugle Grosmanu.

    — Eurk eurk ! Je ne pense pas vous être d’une grande utilité, articule l’autre, à bout de souffle.

    — Meeeuuuh si ! Vous ne sauriez pas où repérer une aubergine ?

    — Au marché, sans doute.

    — Au couru ? Une aubergine ?

    — Mais je doute que vous en trouviez à cette période de l’année.

    — … Meeeuuuuh de quoi mugissez-vous ?

    — Bah des aubergines.

    — Meeeuuuh je ne requiers pas d’aubergine ! Je requiers une taverne pour boire et me reposer !

    — Ah ! Au temps pour meuh… moi. Vous pouvez aller à l’Oie Déchaînée, vous prenez la prochaine à droite, puis la deuxième à gauche, et vous y êtes.

    — Meuhrci à vous mon bon hominidé !

              Pour remercier son charmant interlocuteur, et au grand dam de ce dernier, il lui redonne une bonne grosse claque dans le dos, qui cette fois-ci l’expédie à même le sol pavé. Et le brave Toranien s’en va d’un pas joyeux, ses sabots claquant contre la pierre, suivi de son Émeu Commun.

     

     

                Grosmanu, ayant suivi les indications de l’homme-reptile désormais asthmatique, se retrouve devant l’enseigne de l’Oie Déchaînée, qui paraît être de premier abord, et en tous points, un sympathique petit bouge empli de coupe-jarrets en quête de passants à pigeonner. Seule la lueur du soleil éclaire la petite salle, et encore, elle peine à traverser la muraille de fumée qui a pris possession de tout le plafond. Au fond, à côté du bar où le patron astique un verre à l’eau sale, un homme débraillé joue du piano sur lequel une professionnelle de l’effeuillage lance et enlace les aiguilles qui lui servent de jambes tout en conservant un équilibre précaire.
              Le Toranien se glisse à une table vermoulue libre, et pose son fusil contre le mur tout en commandant maladroitement un cercueil. Son autruche se love entre ses sabots.

    — Allez, faut qu’on trouve des équipiers, Georges. C’est une mission qu’on doit faire à plusieurs, ça.

    — Côt !

    — Ne me côte pas sur ce ton, jeune poulet !

    — CÔT !

    — Pardon, pardon ! Émeu Commun, pardon…

              Grosmanu sort un parchemin et un encrier de sa besace. Il arrache une plume à son canard géant, qui ne peut s’empêcher de manifester son mécontentement par un côt couinant. Le Toranien s’éclaircit la gorge et se redresse, interrompant la mélodie bancale du piano qui ne l’est pas moins.

    — Mesvaches, Mesgénisses, Mestaureaux, s’adresse-t-il à l’assemblée dans son langage approximatif. Ouïssez-moi correctement : je nécessite des compagnons pour une entreprise. Vous serez beaucoup plein récompensés. Je ne peux accepter que quelques bœufs… Exhalez-vous le souhait de vous joindre à meuh ?

              Des murmures s’élèvent et se perdent dans le nuage de fumée du plafond. Mais personne ne bouge. Levant les yeux au ciel, le Toranien plonge la main dans sa besace, et en sort une bourse pleine de pièces d’or, qu’il plaque bruyamment contre la table.
                Trois secondes et vingt-deux centièmes plus tard très exactement, vingt personnes font la queue pour passer un entretien de motivation, motivation contenue à 90% dans la bourse en cuir. L’argent, cette langue universelle…

     

     

                Dix minutes passent, puis vingt, puis trente… Grosmanu en est à son dix-septième candidat et à sa deuxième bière, les tenanciers ayant eu quelques difficultés à comprendre ce qu’il voulait signifier par un cercueil. Soudain entre un étrange petit groupe : cinq personnes en tout et pour tout.
              Un grand homme du nord très typé, c’est-à-dire qu’il a deux grands yeux bleus enfoncés sous une arcade sourcilière prononcée, et des cheveux blonds raides très courts, érigés en pics au-dessus de son crâne. Il ne mesure pas loin d’un mètre quatre-vingt de haut, et est tout particulièrement musclé. Cette musculature n’est pas bien difficile à discerner, puisque l’homme est vêtu assez légèrement, seulement d’un court pantalon et d’une chemise sans manche ouverte sur son torse lisse.
              Le deuxième homme a les mêmes yeux que le premier et une musculature tout aussi impressionnante. Ce sont là toutefois leurs seuls points communs. En effet, cet homme-ci est encore plus grand, d’au moins dix centimètres, et arbore une chevelure brune épaisse associée à une importante barbe touffue. L’air naturellement joyeux qu’il affiche témoigne d’une propension à profiter de toutes les bonnes choses de la vie, la meilleure d’entre elles étant sans doute l’alcool.
           Le troisième individu, encore un homme, possède des caractéristiques moins héroïques que ses deux comparses. Il est relativement plus petit, plus athlétique, plus achevé. Ses cheveux châtain clair, fins, sont impeccablement peignés en arrière. Pas un ne dépasse du rang. Le bout de ses oreilles se termine en une petite pointe et ses yeux sont plus clairs que la moyenne, indiquant qu’il est d’ascendance elfique. Cependant, la présence d’une petite barbiche minutieusement taillée en pointe témoigne d’une faible présence de sang elfique dans ses veines. Peut-être un demi-elfe… Ou un quart d’elfe… Ou un huitième d’elfe… Un elfe à temps partiel, en tout cas.
              La quatrième personne est une jeune demoiselle, une elfe à temps plein, d’après la longueur inhabituelle de ses oreilles, la finesse de ses lèvres en particulier et de son visage en générale. Pourtant, les elfes étant les idéaux d’une perfection utopique, il paraît étrange d’apercevoir une paire de lunettes aux verres rectangulaires briller sur le bout de son nez aquilin, imposant un barrage grossissant entre le monde extérieur et ses yeux d’une chaleureuse couleur noisette. Ses cheveux sont tressés en une grande natte brune qui descend jusqu’entre ses épaules. Sa proximité physique avec le grand blond permet de supposer, sans trop se casser les dents, car non, il n’y a là pas de termes plus illustratifs, qu’ils partagent tous deux une certaine intimité et une connaissance de l’un et de l’autre.
              Le dernier individu, un homme, encore, est de loin le plus incongru parmi les gens de ce petit groupe. Il est vêtu d’un grand manteau clair surmonté d’une capuche. Son visage est difficile à discerner, mais on peut apercevoir un collier de barbe rouge sur son menton et ses mâchoires carrées d’un noir charbon. Ses yeux sans iris ni pupille brillent d’un éclair jaune dans l’ombre de la capuche, et l’aura qu’ils dégagent va et vient, telle une marée, donnant ainsi l’impression qu’il est lui-même constamment en mouvement.
             L’arrivée de ce groupe hétéroclite passe toutefois complètement inaperçue, l’attention de l’intégralité des clients la taverne étant rivée sur le Toranien, ou plutôt sur sa bourse emplie de pièce d’or clinquantes. Le blond, s’approche du comptoir, et demande au tenancier la raison pour laquelle un taureau humain fait passer des entretiens.

    — Il cherche des compagnons pour une quête, je crois bien, répond le tenancier en nettoyant son étal à l’aide d’un chiffon humide.

    — Quel genre de… quête ?

    — Aucune idée. Allez lui demander, il a l’air d’avoir fini avec le dernier.

              Le groupe échange un regard entendu, puis se dirige vers le Toranien, affalé sur sa table, désespéré de savoir que les facultés extraordinaires du dernier candidat à s’être présenté se résumaient à savoir réciter l’alphabet à l’endroit et, attention aux yeux, à l’envers. Mais seulement jusqu’à H, il ne connaît pas la suite. Le grand blond s’approche de Grosmanu, suivi de près par ses quatre compères.

    — Bonjour. Vous cherchez des équipiers, il paraît ?

              Le Toranien zieute le grand blond, se redresse contre le dossier de sa chaise, et fait un geste de la main las vers le siège en face, invitant le blond à s’asseoir. Ce dernier s’exécute. La jeune femme vient se cacher derrière ses larges épaules, quelque peu effrayée par l’apparence inhabituelle de Grosmanu.

    — Alors, mugit ce dernier. Comment vous patronymez-vous ?

    — Vincent, répond le blond. Voici Amélie, ma compagne, et Arnaud, Kieran, et Mickaël, mes amis.

              Grosmanu éclate de rire, imité aussitôt par Georges, sous le regard incompréhensif du petit groupe.

    — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? questionne Vincent, les joues rosies par la sensation d’être l’objet d’une farce ridicule.

    — Oh, néant, néant ! répond Grosmanu. C’est juste que vos patronymes sont bizarres !

    — Ah ouais ? Vous vous appelez comment ?

    — Grosmanu Sabot-d’acier ! Et voici Georges.

    — Georges ?

    — C’est le diminutif de Jean-Marie-Wilfrid-Romuald-Maurice-Eustache McButterfly.

    — Côt ! fait joyeusement Georges le bien-nommé.

    — Et c’est pas plus bizarre que nous ?

    — Bah… non. Plein de Toraniens ont mon appellation.

    — De… de Toraniens ?

    — Houlà ! Vous parvenez d’où, vous ? Vous avez jamais ouï dialoguer de la Toranie ?

    — On sait même pas où on a mis les pieds ! On est où ?

    — Boudiouuuu ! Sur quels énergumènes que j’ai encore chu, meuh ?

    — Bon, vous nous demandez ce qu’on sait faire ou on peut aller se brosser ? intervient Amélie en frappant la table de son petit poing.

    — Oh, t’es une teigneuse, toi ! J’aime bien ! Alors… Vous savez faire quoi, les gars ? Les gars et la génisse, pardon. Vous êtes quoi, d’ailleurs ?

    — Je suis un homme du Nord… répond Vincent. Je crois… Amélie est une Elfe des bois, Mickaël est demi-elfe, Kieran est un semi-démon, et Arnaud est un… un… un… euh… nain.

              Grosmanu lève son regard sur le grand barbu de presque deux mètres de haut.

    — Un négrille ? répète-t-il, sceptique. Ça ?

    — … Chuis un grand Nain, répond le concerné.

    — Bwof, j’ai vu tellement de choses que presque plus rien ne me bétonne ! Et v’sasez faire quoi, alors ?

    — Je suis guérisseuse, répond Amélie. Mickaël est un pyromancien, vous savez, avec des sorts de feu et tout et tout !

              Elle tend ses mains devant elle et imite quelqu’un qui tire des projectiles enflammés.

    — Pchoouuuu ! Pchoouuuu !

    — Euh… chérie, l’interrompt Vincent, laisse-moi finir, veux-tu ?

    Elle esquisse une moue offusquée, mais hoche la tête et obtempère.

    — Arnaud et moi, on se bastonne, poursuit donc le blond, et Kieran… eh bien… il a des pouvoirs de démon. On suppose.

    — … C’est tout ?

    — Bah c’est déjà pas mal ! Non ?

    — C’est clair qu’estimé aux imbéciles qui vous ont anticipés… Vous n’avez que des qualifications ! Allez, je vous laisse à la tentative ! Après tout, si vous trépassez, c’est votre corvée ! Bwahahahahahaha !

     

     

    — Eh bah, vous êtes assurément fagotés comme des péquenauds, les p’tits veaux.

    — Côt !

    — Faut qu’on vous caparaçonne conformément !

    — Côt !

    — Et qu’on vous arme ! Parce que notre prescription, c’est pas du clafoutis !

    — Côt !

              Ainsi vont-ils gaiement, tous les sept, dans le quartier marchand.

    — Mais qu’est-ce qu’on doit faire, en fait ? demande Kieran.

    — On doit trouver une blague.

    — Une… une quoi ?

    — Une blague. Tu sais, qu’on met au droit.

    — Au droit ? Désolé, mais je comprends rien ! Comment ça se fait que tu parles comme ça ?

    — Je découle de Toranie. On y mugit un meuglement différent, donc j’ai dû apprendre. Je prends des cours par correspondance.

    — Vraiment ?

    — Et vous ? D’où c’que vous v’nez, les p’tits veaux ?

    — C’est euh… compliqué, répond Mickaël. On t’expliquera plus tard.

    — Oh, euh… d’accord d’accord. Pas de problème pour meuh !

              Il éclate à nouveau de son rire bovin tandis qu’ils entrent dans une armurerie, “Évesson roi de la baston”. Ne voyant personne au comptoir, ils se décident à inspecter par eux-mêmes la marchandise.
               Il y a de tout : des armures en cuir, en fer, en acier, des épées, des masses, des boucliers, des parchemins, des dagues…
                 Mickaël sort une épée d’un baril et brasse l’air de gestes amples.

    — Eh, elle est bien celle-là.

    — Et regarde la mienne ! s’exclame Vincent en agitant une flamberge devant son nez.

    — Bof, elle est trop grosse pour moi, celle-là.

    — Oh des clients !

              Le groupe se tourne vers l’homme qui vient d’entrer. Il s‘agit d’un individu de petite taille, rondouillard. Il a pour seul relief de son visage boulimique un nez pointu perçant bien en avant. Ses petits yeux sont enfoncés sous son épaisse arcade sourcilière et s’agitent sans cesse de gauche à droite. Il gratte son crâne dépourvu de cheveux, hormis sur les tempes, et leur décoche un magnifique sourire commercial.

    — Je suis le propriétaire ! Évesson, Smiss Évesson, c’est mon nom ! Chez Évesson, tout pour l’action ! En quoi puis-je vous aider, chers clients potentiels ?

              Les compagnons échangent un rapide regard interdit. Ils sont dans une armurerie… a priori, ce serait pour acheter de la salade.

    — Nous voudrions des armes et des armures, explique Arnaud.

    — De quel type ?

    — Euh… je sais pas, moi.

    — Ah, voilà, vous ne savez pas ! Heureusement que je suis là pour vous aider à choisir ! Avec Évesson, pas d’hésitation !

              Il ouvre un coffre et plonge les deux mains à l’intérieur pour en ressortir un gros et lourd marteau, qu’il tend avec peine à Arnaud.

    — Ceci vous ira à merveille, Messire. Lourd et puissant tout en étant maniable. Je vous conseille une armure en acier reforgé, j’en ai reçu un tout nouvel arrivage du Nordium, vous m’en direz des nouvelles !

             Il disparaît dans sa remise et ressurgit quelques secondes plus tard, croulant sous son fardeau. Il pointe du doigt des cabines d’essayage en signalant au barbu qu’il peut enfiler son armure pour vérifier si elle est à la bonne taille. Arnaud s’exécute.
              Monsieur Évesson se tourne alors vers les autres. Il agite son doigt potelé juste sous le nez de Mickaël.

    — Vous, Monsieur, vous êtes du genre rapide et efficace, je le vois ! Évesson, jamais de fausse impression ! Cette épée que vous avez en main est faite pour vous, vous avez fait un excellent choix !

    — Merci…

    — Je peux vous assortir un joli petit set d’armure en chlorite. Ah, les femmes en raffolent, cette année !

    — Non, merci, ça ira.

    — Ou bien ces gants de cuir qui font ressortir votre petite barbiche taillée ?

    — Non merci, j’ai dit.

    — Vous êtes sûr ?

    — Oui, merci.

    — Bon… Vous, là ! lance-t-il alors en bondissant sur Kieran. Vous, je le vois dans votre œil, vous êtes un champion, un tueur né ! Regardez ce que je peux vous proposer, je vous assure que vous ne le regretterez pas ! L’avantage de votre peau noire, c’est qu’elle est assortie avec tout ! Aaah, vous devez faire des jaloux !

     

     

                Exactement quarante-sept minutes plus tard, quatre aventuriers et leur coq de combat ressortent du magasin, parés à l’aventure.

    — C’est bon, vous êtes prêts ? questionne Grosmanu. Parce qu’on a encore plein de courses à faire.

    — C’est chic de ta part de nous avoir tout payé, Grosmanu, répond joyeusement Mickaël en tirant ses gants de cuir sur ses mains.

    — Hein ? Payé ? Je vous ai prêté l’argent, les bœufs ! V’croyez tout de même pas que je vais vous faire crédit, si ? Vous allez me rembourser illico expresso !

    — Quoi ?! Mais, mais… on n’a pas un rond !

    — Bah vous en aurez plus tard, des carrés, ça ne tresse pas.

    — Une minute… où est Amélie ?

    — Restée dedans, répond Kieran en achevant de s’enharnacher. Elle pense que tous les habits qu’elle enfile la grossissent.

              Ils soupirent tous.

    — Et Vincent ?

    — Resté dedans à répéter “mais non tu n’es pas grosse”.

              Ils soupirent tous.

    — Vive le célibat ! Bon, on va faire d’autres courses ? On va pas les attendre pendant cent sept ans !

     

     

                Le comte Arkz lit dans ses quartiers, à Dreadstadt. T’os a toujours été son auteur préféré. Il trouve que c’est un écrivain capable de faire vriller l’âme uniquement par quelques mots ou quelques notes de musiques.
          Un bras replié derrière la tête en guise de coussin, les jambes croisées, confortablement enfoncé dans son fauteuil, il parcourt chaque ligne avec le plus grand des intérêts, s’imprégnant de chacun des mots, absorbant jusqu’à leur essence-même au travers de ses deux grands yeux à l’iris d’or, ces yeux dans lesquels brûle une constante faim du pouvoir.
             On toque à sa porte. Il lève son regard sans modifier sa position d’un seul centimètre.

    — Entrez.

              Une jeune femme aux cheveux bruns bouclés fait son apparition. Son visage est d’une froide beauté, semblable à une statue de marbre d’une déesse grecque, taillée de la façon la plus fine, la plus passionnée et la plus rigoureuse possible. Elle croise ses bras, dont le droit est recouvert d’un gantelet métallique, dans le dos, et plante fermement son regard de jade dans celui doré du comte.

    — Lumiya, fait-il tranquillement.

    — Vous m’avez fait demander, comte ?

    — En effet.

              Il ferme son livre et le pose sur la table basse à côté du fauteuil, puis se lève.

    — Tu vas te rendre au village de Willow. Trouve le vieux devin.

    — Une raison particulière ?

    — Lui seul sait où se trouve la chevalière royale. C’était un ancien, très ancien, chambellan d’Olympa. Je sais que Syndros Talamec a dépêché un mercenaire pour récupérer la bague.

    — Dois-je le tuer ?

    — Non. Il est inutile de verser autant de sang pour une babiole aussi insignifiante. Trouve le devin, extorque-lui tous les renseignements possibles, puis tue-le devant le mercenaire.

    — C’est tout ?

    — C’est tout.

    — Très bien.

              Elle se retire et ferme soigneusement la porte derrière elle. Le comte Arkz attend quelques secondes, puis se dirige vers le grand miroir accroché au mur du fond de sa suite. Il ôte lentement son masque et le pose religieusement sur la commode puis observe son visage, passant sa main gantée sur la cicatrice blanche qui le traverse en diagonale, du front jusqu’au menton en passant par l’arête du nez, tout juste entre ses deux yeux d’or.

     

     

                Durant les heures qui suivent, Grosmanu narre à ses nouveaux compagnons ses fabuleux exploits de chasseur toranien spécialisé dans l’art de la fuite (il est en effet plus évident de chasser le tigre à dents de rasoir des jungles géant si celui est atteint d’une sévère myopie, autrement, mieux vaut prendre ses sabots à son cou) et leur explique avec le plus de détails possibles le fonctionnement de Safirel.
              Ainsi Vincent, Amélie, Mickaël, Kieran et Arnaud apprennent-ils que le pays est divisé en quatorze comtés : Irrabitz, Dreadstadt et Dirato à l’ouest ; Tragamor au nord-ouest ; Skygeyl au nord ; Sylivas au nord-est ; Ryfald à l’est ; Pérynault au sud-est ; Divo au sud-ouest ; et enfin Cohuj, Krieg, Juhoc, Sinmalo et Vendini au sud. Et bien évidemment, Olympa, la capitale, la Ville Lumineuse, au centre du pays, dont les murs immaculés se dressent au beau milieu du lac de lumière, où s’écoulent et s’affrontent, tumultueux, le Takokeya et le Keyatako, avant qu’ils ne reprennent leur cours séparément.
           Ils découvrent aussi les spécificités de chaque grande ville. Par exemple, Cohuj et Juhoc sont déchirées par une rivalité ancestrale et font toujours tout pour se déplaire mutuellement. L’étendard de Cohuj est un serpent noir sur fond vert, l’étendard de Juhoc est un serpent vert sur fond noir, l’une est pour la mixité raciale, l’autre contre, l’une abrite les mages les plus sages, l’autre les guerriers les plus entraînés… Et au milieu de ces deux villes, Krieg, surnommée, à juste titre, la “ville passive”. En effet, Krieg est nationalement reconnue comme étant incapable de prendre des décisions par elle-même, ses habitants se revendiquant comme des ultra-pacifistes craignant que la moindre décision n’ait des conséquences catastrophiques sur leurs relations avec les autres villes de Safirel. On en arrive même à dire que si un jour une guerre civile vient à éclater, personne ne voudra de Krieg dans son camp, en dépit de sa position géographique stratégique, située au carrefour de Cohuj, Juhoc, Sinmalo et Vendini.
             Pendant ce temps, le soleil amorce sa descente à l’est. Grosmanu se rend compte, qu’avec toutes les courses faites durant la journée, ils n’ont plus le temps de se rendre à Willow pour rencontrer le devin. Tant pis. De toute façon, le décompte commence demain. Un peu d’avance n’aurait pas fait de mal, il aurait pu demander un supplément au Premier Ministre pour avoir accompli son boulot avant l’heure.
           Se faisant tard, ils se décident à trouver une auberge où passer la nuit, les hôtels d’Olympa étant bien trop chers pour un groupe comme celui-ci.
             Leur choix se porte sur la taverne poétiquement baptisée “Aux thons du maquereau” située dans le petit quartier portuaire d’Olympa. Ils entrent, réquisitionnent trois chambres à l’étage, déposent leurs affaires, et redescendent au rez-de-chaussée pour prendre une table.
            Un petit groupe de musique, mené par un vieil homme moustachu aux cheveux noirs surmontés d’un petit bonnet grattant les cordes d’une mandoline, enveloppe la salle d’une douce mélopée envoûtante : « Aaaaah aaaaah aaaaah, corazón espinado… Aaaaah aaaaah aaaaah como me duele el amor… ».
             Grosmanu tend l’oreille et frissonne alors que la mélodie s’imprègne petit à petit dans son être.

    — C’est supernaturel, commente-t-il à mi-voix.

    — On dit “surnaturel”, le corrige Mickaël.

    — C’est nouf-nouf.

    — Kif kif.

    — Meeeuuuh non !

    — Maaaiiis si ! Bref ! Pourquoi on fait pas le voyage de nuit ?

    — Bwahahahahahaha ! T’as jamais vu Safirel la nuit, petit !

    — Je ne suis pas petit.

    — Safirel le jour, c’est beau. Safirel la nuit, c’est hyper périlleux. Enfin pas pour meuh. Meuh, je suis un expert, je sais me défendre, j’ai plus de 20 ans de chasse dans les sabots, et pis, j’ai Georges. Mais maintenant, je vous ai dans les sabots, les p’tits veaux ! D’ailleurs, vous m’avez toujours pas meuglé d’où c’que vous découlez.

    — C’est… compliqué, répond Arnaud.

    — Plutôt, rajoute Vincent.

    — Quoi ? questionne alors le bovin. Vous v’nez d’un autre plan astral où j’sais pas trop quoi ?

              Les cinq petits nouveaux échangent un regard.

    — Ouais, c’est ça, conclut Kieran. C’est assez bien résumé.

    — Y a pas à avoir honte ! s’esclaffe Grosmanu. C’est assez rare mais ça arrive !

    — On était à… je sais plus… on s’est réveillé dans un bois… une lettre à nos pieds, très mal écrite… On aurait presque dit que c’était un chien qui avait écrit !

    — Qu’est-ce qu’il disait, ce faux-pli ?

    — Qu’on saurait tout en temps et en heure, qu’on n’avait pas à s’inquiéter. C’était signé par un certain… euh… Gunther, je crois.

    — Gunther ? Ça carillonne comme un patronyme des habitants de Krieg, ça !

    — Ah… Ça nous fait une belle jambe…

    — Et ça fait bon temps que vous êtes là ?

    — Un mois, à tout casser… Mais c’est pas tellement important, du coup on erre en attendant qu’il nous arrive quelque chose.

    — Peut-être que le vieux devin de Willow saura vous en dire plus.

    — Qui ?

    — Pour la mission, on doit aller voir le vieux devin de Willow. C’était un ancien larbin sous le règne de chais-plus-qui chais-plus-trop-combien.

    — Paie tes connaissances historiques, lâche Amélie.

    — Il se patronomise Valkil. Il doit certainement savoir où se substitue la blague.

    — Bague.

    — C’est nouf nouf.

    — Et pourquoi on cherche cette bague alors ?

    — Elle est magique.

    — Comme sûrement beaucoup de trucs dans ce monde, mais encore ?

    — Si le Premier Laquais la met au droit et qu’il n’a pas de bonnes intentions, la blague le foudroiera sur place. Sinon, ça veut mugir qu’il a passé le test, que ses intentions sont pures, et qu’il peut donc gouverner.

    — … C’est un peu radical quand même !

    — Personne ne bajoue avec le pouvoir ! On a sept jours pour trouver la blague et la lui rapporter.

    — Pourquoi sept jours ?

    — Une sorte de défi, à ce que j’ai compris.

    — Et si on rate ?

    — On n’est pas payés si on se rate !

    — Ah bah oui, tiens ! intervient alors Arnaud. C’est quoi le tarif ?

    — 5000 pièces d’or.

    — Chacun ?

    — Nooon, non non non ! réplique le Toranien en se bidonnant. Pour meuh ! Vous, les p’tits veaux, vous aurez… allez, 100 pièces, je pense.

    — C’est tout ?! s’étrangle Mickaël.

    — C’est le minimum établi par le Syndicat des Aventuriers.

             Mickaël laisse tomber sa tête contre la table, ce qui fait sursauter Georges qui pousse un virulent “côt” alarmé, s’agite pendant trente secondes, puis se recouche. Sale bête.

     

     

                Depuis le balcon de la tour principale, le comte Arkz observe les manœuvres de ses troupes dans la cour de Dreadstadt. Appuyé sur son sceptre d’or, dont le pommeau est serti de saphirs, d’émeraudes et de rubis, il contemple avec attention les formations que ses soldats parviennent à réaliser, à une vitesse pour le moins fulgurante. Il tourne la tête de moitié.

    — Vous êtes de retour plus tôt que prévu. J’en déduis que tout s’est bien passé.

    — En effet.

              Un grand homme drapé d’un long manteau vert et orange rapiécé vient se poster à ses côtés, et s’appuie sur la balustrade. Le comte reporte son attention sur ses troupes. Le nouvel arrivant baisse son capuchon sur ses épaules, dévoilant de longs cheveux noirs gras.

    — Vous avez désormais les comtés de Sinmalo et de Juhoc de votre côté.

    — Parfait. On ne vous nomme pas l’Émissaire pour rien.

    — J’espère que vous savez ce que vous faites, comte.

    — Évidemment.

    — Vous m’avez déjà plus coûté que ce que vous ne m’avez rapporté. Ne me donnez pas plus de raisons de me méfier de vous que ce que j’en ai déjà.

    — Vous vous inquiétez beaucoup trop.

    — Le mercenaire employé par le Premier Ministre n’est plus seul. Cinq jeunes gens l’accompagnent, à présent.

    — Ah ?

              Arkz se tourne et fait face à l’Émissaire aux cheveux sales.

    — Cinq jeunes gens qui “n’existaient pas” avant, poursuit ce dernier, imperturbable.

    — Et ? En quoi dois-je m’inquiéter ?

    — Faites attention, comte. Votre plus grand mérite à mes yeux est de n’avoir encore jamais sous-estimé un adversaire. Ces six énergumènes se trouveront bientôt en travers de votre chemin.

    — Il n’y a aucune situation qui ne puisse échapper à mon contrôle.

    — Pour l’instant.

    — Faites-moi confiance. Vous ai-je jamais déçu ?

    — Pas encore. Mais n’oubliez pas que ce pouvoir que vous avez, je peux vous le reprendre, dès que je le souhaite.

              Ils s’affrontent un instant du regard, tous les deux. Arkz rompt le contact le premier.

    — L’échec n’est pas tolérable, comte. Que pensez-vous qu’il se passera si Talamec obtient la bague avant la fin du délai ?

    — Le jeu en vaut la chandelle, à ses yeux. En dépit de son arrivisme naturel, il aime son pays. Si la chevalière le juge pur, ce qui n’arrivera pas, il gagnera un poids politique considérable.

    — Et vous ne vous en inquiétez pas ?

    — Ha ! Vous imaginez vraiment que mes pions sachent se faire maîtres du jeu d’échec ? J’ai un avantage fantastique sur mes adversaires, celui de connaître beaucoup de choses de ce monde… Soyez sans crainte.

    — Très bien, vous m’avez l’air très sûr de vous-même, comte. Y a-t-il quelque chose que je puisse réaliser pour vous satisfaire ?

    — Je voudrais que vous surveilliez ce qu’il va se passer à Willow. Si vous avez raison, je crois qu’il serait plus sage de ne pas laisser les choses nous glisser entre les doigts aussi vite.

    — C’est comme si c’était fait, comte.

              L’homme aux longs cheveux sales se retire et laisse le comte seul sur son balcon. Ce dernier observe les manœuvres de ses soldats durant encore quelques courts instants, puis s’en retourne dans ses quartiers.
             Il hausse les épaules. La stratégie, il connaît. Que l’Émissaire pense ce qu’il veut, il sortira vainqueur. Il le sait. Cela a toujours été le cas. Cela le sera toujours. Il lui suffit juste de connaître ses adversaires et d’adapter la bonne stratégie pour demeurer maître du jeu d’échec. 


  • Commentaires

    1
    Vendredi 12 Juillet 2013 à 21:07

    côt ! (Georges forever !XDDD)

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