• L'hydre de Kiev

    Prélude à la saison 2 !

    Vendini doit récupérer des dossiers militaires qui auraient appartenu auparavant à Aris Korsakoff. Cependant, une tueuse ukrainienne est également sur leur piste... Qui sera le premier à les retrouver ?

     

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    Chapitre 1 : un service en couleurs

    Chapitre 2 : des Shouri et des hommes

    Chapitre 3 : humour de bridé

    Chapitre 4 : sittin' on the dock of Sunset Bay

    Chapitre 5 : Million Dollar Vendini

     

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    Chapitre 1 : un service en couleurs 

    Où l’on apprend comment haïr une boîte à sucres.

     

    Antonio Vendini, 29 ans, criminel ambitieux, était accoudé au comptoir de son bar, et sirotait un verre de coca-cola light tandis qu’il écoutait la répétition du groupe de musiciens qu’il avait engagé pour l’animation des prochaines soirées.

    C’était une petite bande de rockeurs assez classique, une formation comme on en voyait dans toutes les écoles de musique et tous les lycées : un guitariste chanteur, un guitariste rythmique, un bassiste, un batteur et un claviériste. Pour le moment, Antonio n’était pas réellement impressionné. Ils savaient gratter, ils savaient chanter, mais ils n’avaient rien d’original. D’autant que leur look soi-disant provocateur était plutôt quelconque et qu’ils avaient choisi, pour attaquer leur répertoire, de commencer par Knockin’ on Heaven’s Door… En soutenant mordicus que c’était une chanson de Guns N’ Roses. En entendant cette absurdité, Antonio s’était violemment cogné la tête contre le comptoir. À six reprises.

    Pourquoi Knockin’ On Heaven’s Door ? Tout le monde la chantait, celle-là. C’était sûrement la chanson la plus reprise par les adolescents qui se croyaient rebelles et qui se conformaient inconsciemment au moule social qui leur était destiné. Ces musiciens se montraient par conséquent comme des révoltés de la société qui l’embrassaient pleinement. Triste ironie.

    Pendant que les… comment s’appelaient-ils déjà ? Les Black Strawberries. Quel nom stupide… Ainsi, pendant que les Black Strawberries s’acharnaient à répéter, Antonio enchaînait soda sur soda. Il leur tournait le dos, et était plié en deux, complètement voûté au-dessus du comptoir. Il les entendait mais c’était à peine s’il les écoutait. De leur côté, assis à une table, Jack et Alan leur prêtaient une attention sans faille. Les deux gangsters les observaient sans cligner des yeux, comme s’ils cherchaient à les hypnotiser.

    Heureusement, d’ailleurs, qu’Antonio n’écoutait pas les Black Strawberries, car sinon il n’aurait pas entendu la porte vitrée du bar s’ouvrir et se refermer. Ce ne pouvait être qu’un client, les employés passaient par l’entrée de service, à l’arrière. Il leva les yeux de son verre et se tourna vers le nouveau venu pour lui signaler que le Pirate n’était pas encore ouvert, mais aucun mot ne sortit de sa bouche, à part :

    — C’est toi ?

    Le nouvel arrivant était un homme très enrobé, à la limite de l’obésité. Sur sa tête sans cou se dressait une chevelure noire et ondulée grassement coiffée en arrière. Il avait des yeux de requin profondément enfoncés sous des sourcils broussailleux et qui bordaient un nez plat en forme de T à l’envers. Sous ce nez, une moustache rattachée à une barbe noire et grise entourait une bouche aux lèvres pourprées et épaisses. Il portait une veste et un large pantalon noir qui cerclaient une chemise vaporeuse blanche, tâchée de sueur au niveau des aisselles. Mais le plus remarquable, et à juste titre, c’était ses bagues. Dix chevalières dorées et chacune sertie d’une pierre précieuse ornementaient ses doigts boudinés.

    — Gaspar ! s’exclama Antonio en écartant les bras pour l’accueillir. Gaspar Vodin !

    L’homme s’avança jusqu’au criminel ambitieux et ils s’étreignirent chaleureusement. Antonio fut collé à sa chevelure, et en déduisit qu’il s’agissait d’une teinture, au vu des racines grisées. Il se relâchèrent et s’inspectèrent du regard mutuellement.

    — Tonio ! répondit le dénommé Vodin de sa grosse voix. Ça fait du bien de te revoir.

    — Ça fait du bien de te revoir, mon ami !

    — Tu as poussé, dis donc !

    — Ah ben j’ai pris près de 10 ans dans les dents, quand même.

    — Ha ha ! Moi j’ai pris plutôt 35 kilos !

    — Je vois ça, sourit Antonio.

    Vodin s’assit sur le tabouret juste à côté d’Antonio, et posa un coude sur le comptoir.

    — Tu veux boire quelque chose ? lui proposa Vendini.

    — Un verre d’eau du robinet, ça suffira.

    — C’est sur le compte de la maison.

    — Un dry martini, ça suffira.

    Le criminel ambitieux haussa les sourcils et leva fugacement les yeux au ciel tout en esquissant un sourire en coin. Gaspar Vodin était ce qu’on appelait communément un grippe-sou. Mais pas n’importe quel grippe-sou : le père vénérable de tous les grippe-sous du monde entier. Une déité de l’avarice, une icône de la radinerie, un champion de la pingrerie catégorie poids lourd. Par ailleurs, Antonio l’avait toujours connu affublé de cette dégoûtante limace blanche et de cette veste et ce pantalon noirs. Il avait fini par en tirer la conclusion que Vodin ne possédait, en tout et pour tout, que cet uniforme miséreux.

    Sur ces réflexions, Vendini passa de l’autre côté du comptoir, et commença à chercher les bouteilles dont il avait besoin pour concocter le cocktail. Ses doigts glissèrent sur les récipients, pour les passer en revue. Il évita soigneusement de toucher une boîte à sucres de couleur bleu métallisé, et poursuivit son inspection.

    — J’ai appris pour ton père, Tonio, dit gravement Vodin. Je suis désolé.

    Antonio s’interrompit dans son examen.

    — Ce n’était pas mon père, répondit-il simplement.

    Il s’empara d’une bouteille de martini, et prépara le cocktail de son visiteur. Enfin il lui tendit le verre plein du précieux filtre.

    — Ça fera 8 dollars.

    — Je n’ai pas très soif.

    — Non c’est une blague.

    — Je suis assoiffé, tu sais.

    Vodin saisit le verre entre ses doigts graisseux et s’en délecta d’une gorgée.

    — Je suis désolé de ne pas avoir pu assister aux obsèques, poursuivit-il. Ça a été si soudain. Ce sacré Getaway m’a toujours fait beaucoup de secrets.

    — Pas qu’à toi…

    — Tu me diras où vous l’avez enterré, j’irai lui présenter mes hommages.

    Antonio se retourna, prit à deux mains la boîte de sucre bleue métallisée, et la posa sur le comptoir.

    — Vas-y, te prive pas.

    Gaspar Vodin fut décontenancé.

    — Excuse-moi, Tonio, je ne te suis pas…

    — Ses dernières volontés exigeaient qu’il soit incinéré, et que je garde ses cendres près de moi, jusqu’à mon propre décès. Et bon, j’ai beau dire ce que je veux, désobéir aux dernières volontés d’un mort, ça se fait pas.

    — Eh ben…

    — J’te l’fais pas dire. Il m’aura emmerdé jusqu’au bout.

    Il reprit la boîte dans les mains et la secoua.

    — Hein Pasquale ? Tu le sais que tu m’as emmerdé jusqu’au bout ?

    Il plaqua l’urne funéraire de fortune contre le comptoir, ce qui fit sursauter Vodin.

    — Donc vas-y, te prive pas.

    Antonio croisa les bras et s’adossa au mur derrière lui. Gaspar Vodin était pour le moins confus. D’un geste hésitant, il posa le bout des doigts sur la boîte et ferma les yeux.

    — Pasquale. Tu as été… l’un de mes meilleurs amis. Tu étais un homme courageux, un battant, tu t’es toujours bagarré pour avoir ce que tu voulais, et tu l’as eu. Je prie tous les jours pour ton âme. Adieu mon ami. Que Dieu te garde.

    Un moment de silence empreint de respect prit place sur ce comptoir de bar, autour de cette petite boîte à sucre de couleur bleu métallisé. Poussant un soupir d’agacement, Antonio prit le réceptacle et le replaça sur l’étagère.

    — Bon, je suppose que tu es venu pour une raison, Gaspar.

    — Non, je voulais seulement savoir comment tu allais, répondit l’autre en avalant une autre gorgée de son dry martini.

    — Eh bien, pour tout te dire, je…

    — Mais puisque tu en parles, j’ai peut-être un petit service à te demander. Ou plus précisément, c’est ton père qui me devait un service. Mais comme il a quitté ce monde, paix à son âme…

    — Je dois me charger du service. Tu m’auras vraiment emmerdé jusqu’au bout, ajouta-t-il à l’attention de la boîte à sucre. Bon, qu’est-ce que je peux faire pour toi, Gaspar ? Finissons-en, je n’aime pas être en dette vis-à-vis de quelqu’un.

    — Si tu insistes, Tonio. Tu te souviens de l’arnaque que j’avais montée, il y a quelques années ?

    — Laquelle ? Celle sur la taxe sur l’essence ?

    — Non.

    — Celle sur les ménages de plus de quatre personnes ?

    — Non.

    — Celle sur le recueil des gazelles du zoo de New-York.

    — Non. J’ai vraiment fait ça ? Non, je parle d’une autre arnaque. Mais tu la connais pas.

    — Alors pourquoi tu me demandes si je m’en souviens ?

    — Pour vérifier que tu la connaissais pas. Bref, depuis, je suis clean, tu sais.

    — Depuis quand, exactement ?

    — Un bon moment, maintenant. Deux mois, environ. Écoute, ma boite se porte bien, j’ai des clients satisfaits et des employés heureux, et je fais tout le temps du chiffre. Je peux pas me plaindre. Mais mon ancienne vie me rattrape. On m’a volé des dossiers importants, des dossiers qui pourraient me donner la peine à perpétuité s’ils tombent en de mauvaises mains.

    — Tu as une idée de qui te les a chipés ?

    — Moins tu en sais, mieux ce sera.

    — Ouais enfin, si je dois fracasser des crânes, faut au moins que je les reconnaisse.

    — Tu marques un point. Bon…  Récemment, j’ai été en affaire avec un bonhomme, un rouge.

    — Un rouge ? Un communiste ?

    — Non, un Russe.

    — Korsakoff, non ?

    — Tu le connais ?

    — On s’apprécie mutuellement mais on se déteste sincèrement.

    — Je lui ai emprunté des dossiers “chauds-chauds” qui concernent un projet top-secret pour l’armée. Sauf qu’entre-temps, mon rouge, il est passé par la case prison et les dossiers “chauds-chauds” me sont restés sur les bras. Tu me connais, j’en ai profité pour les revendre. J’ai fait un bon petit profit. Mais l’ennui, c’est que le vrai propriétaire de ces dossiers n’est pas content, et que si je les récupère pas très vite… il va dévoiler plein de trucs sur moi.

    — Ah voilà, en fait on te les a pas volés, ces dossiers, c’est juste que t’as doublé la personne qu’il ne fallait pas.

    — C’est ça. Je sais que mon acheteur habite ici, à Sunset Bay. C’est un jaune.

    La vie de Gaspar Vodin était très colorée.

    — Il s’appelle Sho Shouri.

    Sho Shouri… Sho Shouri… C’était un chef de gang, Sho Shouri. Un fou furieux du katana, qui avait juré allégeance au vrai chef japonais du milieu : Katsuo Hitogoroshi. C’était logique, en fait. Hitogoroshi avait cherché à acquérir des informations secrètes qui appartenaient auparavant exclusivement à Aris Korsakoff, son pire ennemi. C’était amusant de voir la façon dont les évènements s’agençaient.

    — Je le connais, répondit Antonio. De nom et de réputation. Mais pourquoi tu ne rachètes pas les laisse tomber je viens de répondre à ma question tout seul…

    Gaspar Vodin, dépenser ? Acheter ? Payer ? Irréaliste. Non, complètement illusoire. Même sous l’effet d’un hallucinogène, personne ne pourrait voir Gaspar Vodin y aller de sa poche. C’était une idée inconcevable et inimaginable.

    — Rends-moi ce service, Tonio… Tu ne le regretteras pas.

    — Ouais, d’autant que je vais faire ça pour des clous puisque c’est un remboursement de dette.

    — Mais, eh ! Y a la beauté du geste.

    — Tu crèches où ?

    — Comment ça, je crèche où ?

    — Oui, que je puisse te recontacter quand ça sera fait.

    — J’ai un ami qui me loge chez lui le temps de régler cette affaire. Un homme d’une bonté sans limite.

    — Et endetté jusqu’au cou, aussi, non ? File-moi aussi son numéro de téléphone, tant que tu y es.

    — T’as de quoi noter ?

    Antonio jeta un œil dans le renfoncement sous le comptoir, et y trouva un agenda et un stylo à bille. Il arracha le coin d’une feuille, et le tendit avec le crayon à Vodin.

    — Comment se nomme cet “ami” ? Qui sait, on aurait sûrement de quoi partager, tous les deux…

    — Ça m’étonnerait. C’est pas un joyeux.

    — Ah bon ? Moi non plus je suis pas très joyeux. Souvent.

    — Non mais lui c’est du genre pas joyeux chiant, alors que toi t’es plutôt pas joyeux râleur.

    — Ah ouais, vraiment ? Bon mais tu vas me dire comment il s’appelle, oui ?

    — Silvestri.

     

    SOMMAIRE

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    Chapitre 2 : des Shouri et des hommes

    Où l’on traite des ravages de l’alcool.

     

    La première chose que devait faire Antonio, c’était trouver un moyen d’entrer en contact avec Sho Shouri. Sa première idée fut d’en parler à son ami Dorian Veidt, le numéro 2 du clan Hitogoroshi, mais il était parti en Allemagne pour des affaires, et Antonio ne se voyait pas parler à Hitogoroshi sans intermédiaire… Il ne se voyait pas parler même juste un peu à un homme dont le principal animal de compagnie était un énorme tigre qui sillonnait librement son jardin. Cela aurait pourtant résolu le problème bien vite.

    Sa deuxième idée fut d’extorquer des renseignements à Frank Golino, le petit doigt qui était toujours au courant de tout dans la ville, mais lui aussi avait disparu.

    Il ne restait donc qu’une dernière possibilité, et c’était de loin celle qui plaisait le moins à Antonio : chercher des informations dans un bar gay.

    Sho Shouri était l’un des rares gangsters ouvertement homosexuels, et il s’affichait souvent en train de fréquenter ces bars. Cela demeurait par conséquent la meilleure option pour remonter la piste jusqu’aux dossiers “chauds-chauds” de Gaspar.

    Flanqué de Jack et d’Alan, Antonio entra dans le seul bar gay qu’il connaissait, le Pretty Cop, qui avait pour thématique générale de faire des soirées déguisées en policiers. Quoi de mieux pour retrouver un fana du katana ?

    Le trio fut accueilli par un escalier sombre qui descendait en colimaçon, seulement éclairé par des néons rouges et rosés. L’atmosphère y était lourde et étouffante. Ils descendirent tous trois les marches, et débouchèrent dans la salle principale. La lumière tamisée et la pesanteur de l’air donnaient des démangeaisons à Antonio tant il se sentait mal à l’aise. Ses poumons ne parvenaient pas à brasser assez d’air pur.

    Une dizaine de personnes se trouvaient dans le bar. Le serveur au comptoir, un agent de sécurité au fond, un autre serveur qui nettoyait les tables, un homme qui s’occupait de la sono, assourdissante, et six clients. Alan, Jack et Antonio se dirigèrent naturellement vers le comptoir, et ils y interpellèrent le barman. Ce dernier leur fit signe qu’il allait venir s’occuper d’eux après avoir servi la femme juste avant eux.

    Antonio soupira et croisa les bras.

    — Dieu que je déteste ces bars.

    — Qu’est-ce qui te dérange ? le questionna Alan.

    — Tout. La chaleur, l’atmosphère, le son, les gens… Et puis, c’est des pédales !

    — Et alors ? enchaîna Jack. T’es pas le dernier à te déguiser en gonzesse. Je te savais pas homophobe.

    — Je suis un homophobe de circonstance.

    — Hein ? Kézaco, un homophobe de circonscription ?

    — De circonstance. J’te la fais courte. Un hétéro se fait liquider, c’est un meurtre classique, l’affaire est vite classée. Un homo se fait descendre, ça devient un crime de haine. Il y a des enquêtes plus approfondies et plus acharnées, et on a plus de risques de se faire choper.

    — Mais non ! Tu racontes n’importe quoi, ricana Alan.

    — J’ai fait un an de taule à cause de ça, crois-moi, c’est loin d’être n’importe quoi. Dans la tête des gens, un homo est homo avant d’être humain.

    — T’as fait de la taule, toi ?

    À cet instant, le barman s’adressa à eux, coupant court à leur conversation.

    — Alors Messieurs, qu’est-ce que je vous sers ?

    — Nous avons seulement besoin d’un renseignement, répondit Jack.

    — Bien entendu. Quel endroit cherchez-vous ?

    — Nous cherchons quelqu’un, dit Alan en tirant un mugshot de Shouri de sa veste et en le posant devant le barman. C’est Sho Shouri.

    — Oui, je le connais. Je l’aime pas, il fout tout le temps le bordel quand il vient. Il est désagréable avec le personnel et la clientèle, et il vomit partout. C’est une honte d’être aussi saoul…

    — Vous ne savez pas où on peut le trouver ?

    — Non… Mais j’ai le numéro du taxi que j’appelle tout le temps pour le ramener chez lui. C’est tout ce que j’ai pour vous, je peux pas vous aider davantage.

    — C’est déjà beaucoup, merci. Vous pouvez appeler le taxi, pour nous ?

    — Oui. S’il vous plait, si vous trouvez Shouri, filez-lui une raclée et dites-lui de ne plus jamais remettre les pieds ici.

     

     

     

    Un quart d’heure plus tard, une voiture-taxi s’arrêtait devant la devanture du Pretty Cop. Jack embarqua à l’avant, tandis qu’Alan et Antonio prirent place sur la banquette arrière.

    — Alors, Messieurs, où allez-vous ? demanda le chauffeur en se tordant pour s’adresser à Vendini.

    — À vous de nous le… je vous connais, répondit Antonio.

    Oui, ce chauffeur, il le connaissait. C’était le morse anthropomorphe de Warren !

    — Douglas Callahan… ? hasarda le criminel ambitieux.

    — Eh mais je vous reconnais aussi ! Vous êtes le Monsieur qui est allé retrouver sa famille à côté de la prison !

    — Mais qu’est-ce que vous faites là, à 1700 kilomètres de votre ville ?

    — J’ai déménagé. Ma femme en avait assez du Maine. Le ciel gris, les gens pas aimables, le froid… Alors on a bougé ici.

    — En un mois ?

    — L’avantage d’être taxi, c’est qu’on connaît du monde !

    — Vous m’en direz tant… Bon donc du coup, vous savez pas qui on cherche, je suppose.

    — Bien sûr que si, je connais tout le monde !

    — Ça m’étonnerait. On cherche un habitué, nous. C’était sûrement votre prédécesseur qui devait le ramener chez lui.

    — Décrivez-le-moi, je le connais certainement.

    Alan sortit à nouveau le mugshot de sa veste et le posa sous le nez du morse anthropomorphe. Ce dernier écarta la photographie de ses yeux et plissa les paupières.

    — Ouais, j’le connais, lui, maugréa-t-il. Je l’ai ramené deux fois, déjà. Il a vomi en route et il a même essayé de violer mon fauteuil.

    — Pardon ? hoqueta Jack.

    — Vous voulez pas savoir les détails.

    — D’accord… mais vous sauriez nous amener jusqu’à lui ?

    — Sans problème. J’ai une mémoire photogénique.

    — Photographique, le corrigea Antonio.

    — Faut être photogénique pour une photographie.

    — Si vous le dites… On y va ?

    — C’est parti !

     

     

     

    Une demi-heure plus tard seulement, le taxi pila devant une maison alignée dans un lotissement. Antonio, Jack et Alan bondirent hors du véhicule et se jetèrent à quatre pattes sur le goudron, retenant chacun une sévère envie de rendre tout ce qu’ils avaient mangé depuis le début de la journée. Ce chauffeur morse anthropomorphe était un fou furieux du volant. Il avait doublé trois voitures d’affilée dans un même virage, par la droite, avait coupé la route d’une douzaine d’autres successivement en roulant en zigzag, et avait frôlé l’accident mortel à pas moins de quarante-sept occasions. Tout ça pour leur faire payer une course moindre, parce qu’il les “aimait bien”.

    Callahan extirpa son corps de phoque obèse hors de son véhicule, et se dandina jusqu’à Antonio et ses comparses.

    — Ah ! Vous allez rire ! s’esclaffa-t-il. J’ai décidé de vous offrir la course !

    — Quoi ?! s’étouffa Jack entre deux remontées gastriques.

    Aussi vif qu’une vipère venimeuse, et nauséeuse, Jack se dressa et voulut se jeter sur le chauffeur. Heureusement qu’Alan et Antonio trouvèrent assez de forces pour le retenir. Il s’agitait furieusement tandis que Callahan riait en se grattant le sommet du crâne.

    — Lâchez-moi ! Je vais l’étriper, ce fou ! Je vais le tuer ! Lui et Shouri, je vais les aligner tous les deux !

    — Écoutez, si ça vous gêne tant que ça, pour qu’on soit quittes, filez-lui une raclée et dites-lui de ne plus jamais remettre les pieds dans mon taxi. Vous voulez que je vous attende ?

    — Non ! rugirent en chœur les trois hommes.

    — D’accord, ha ha ! Au cas où, vous avez mon numéro pour me joindre !

    Le morse remonta dans son taxi, et partit sur les chapeaux de roues, laissant les trois compères seuls devant la maison de Sho Shouri. C’était une petite demeure blanche, carrée, presque identique à un dessin d’enfant. La porte d’entrée se situait exactement au milieu de la façade, centrée sur un perron lui-même à équidistance des angles des murs. À dire vrai, cela ressemblait plus à une maison de retraité qu’à un chef de gang fana du katana.

    — Bon, souvenez-vous, les gars, dit Antonio, on n’est pas là pour se battre.

    — On connaît les consignes, chef, dit Alan. Pas de fusillade, que de la castagne.

    — C’est pas du tout ce que je viens de dire, mais on fera avec. C’est bon, Jack ?

    — Ouaip, répondit l’intéressé. Je vais le flinguer sur place.

    — Vous êtes conscients que vous ne m’écoutez absolument pas, au moins ?

    Ils avancèrent jusqu’à la porte. Vendini appuya sur le bouton de la sonnette, mais il n’y eut aucun bruit.

    — Regarde, dit Jack. La serrure a été fracturée.

    — Hum, j’aime pas ça… Vous avez vos armes à portée de main ?

    — Faudrait savoir ce que tu veux, répliqua Alan.

    — Alan, c’est pas le moment.

    Antonio poussa la porte, qui s’ouvrit dans un grincement, et il entra le premier dans la demeure. Tout avait été mis sens dessus dessous : les meubles étaient ouverts, les fauteuils et canapés éventrés, les lampes fracassées contre le parquet et les miroirs brisés. Un sabre japonais était même planté dans un mur. Un véritable champ de bataille.

    — Messieurs, quelqu’un nous a devancés, annonça Alan.

    — Reste à savoir s’ils ont trouvé ce qu’ils voulaient.

    — Et comment on sait ? En remettant tout en ordre ?

    — On va déjà trouver Shouri. Le premier qui lui tombe dessus avertit les autres.

    — Un signal particulier ?

    — Le cri du katana femelle.

    Ils se séparèrent. Antonio s’occupa de chercher la chambre de leur hôte de fortune. Il traversa le living et se dirigea vers un escalier. Apparemment, la bataille s’était poursuivie ici, car des barreaux de bois qui soutenaient la rampe étaient brisés. Prudemment, le criminel ambitieux escalada les marches, et atteignit l’étage. Plusieurs portes s’offraient à ses yeux.

    — Bon… Allez Jerry, regardons ce qui attend notre candidat derrière la porte n°1.

    Vendini ouvrit la première porte. Toilettes. Qui empestaient le vomi. Il referma aussi sec.

    — Pas de chance, Jerry ! Porte n°2 ?

    Vendini ouvrit la deuxième porte. Cagibi. À katanas. De toutes les formes, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Parce qu’apparemment, il y en avait de toutes les formes, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Il referma la porte.

    — Sérieusement, j’ai l’impression d’être Boucle-d’Or. Allez, Jerry, c’est forcément la porte n°3.

    Vendini ouvrit la dernière porte. Chambre à coucher. Enfin ! Le criminel ambitieux entra… pour constater qu’elle avait elle aussi été ravagée. Le lit, dont les draps étaient décorés de préservatifs usagés, était complètement détruit, des bouteilles vides jonchaient le sol et une fenêtre était ouverte. Antonio s’y précipita, et aperçut, allongé dans le gazon, le corps presque nu de Sho Shouri.

    — Merde ! Bon Dieu, faites qu’il soit vivant.

     

     

     

    Une dizaine de minutes plus tard, Jack et Alan avaient rapatrié le corps, fort heureusement évanoui, de Sho Shouri à l’intérieur de sa maison et l’avaient disposé dans le canapé. Puis Antonio avait chargé Jack de trouver un récipient assez proche d’une bassine qu’il devait remplir d’eau. Pendant ce temps, Alan examinait Shouri, et semblait plus déçu qu’effrayé. En résumé c’était un minet glabre et maigrichon. La chair de ses bras était entaillée à de nombreux endroits tandis que ses mains étaient écorchées et ensanglantées.

    — C’est ça, le fana du katana ?

    — Ouaip, répondit Antonio, les bras croisés. Katana-kun, qu’on le surnomme. Un vrai chef de gang dangereux, et tout et tout.

    — Un chinois d’un mètre cinquante en caleçon à cœurs et chaussettes trouées ?

    — Techniquement, il fait un mètre soixante et il est Japonais.

    — Ça n’enlève pas le ridicule du caleçon et des chaussettes.

    — Écoute, on lui filera un katana dans les mimines et on verra s’il mérite sa réputation.

    — Hé, regarde, c’est quoi, ça ? dit Alan en montrant du doigt le caleçon à cœurs.

    — Euh… Je saisis pas, là. C’est quoi, c’est une blague, c’est… c’est quoi ?

    — Non, ça.

    Alan s’approcha du corps pestilentiel de Sho Shouri, et tel un chasseur fou qui tire la queue d’un lion, il pêcha, coincé dans le rebord du sous-vêtement, ce qui ressemblait à une carte de visite. Du bout des doigts, il la tint par un angle et la montra à Antonio. La carte, souillée d’une tache jaunâtre informe, et empestant l’urine, arborait une inscription. Le criminel ambitieux se boucha les narines aussitôt et s’attela à déchiffrer l’écriture. Ce fut tâche aisée : les lettres étaient rondes et aérées, leurs branches allongées et enlevées. La lecture était facile. Pour parfaire le tout, il semblait que la note avait été légèrement parfumée. Au moins avant d’avoir été… désacralisée…

    — C’est une écriture de femme, on dirait, commenta-t-il. C’est bizarre, c’est pas le genre de notre bonhomme.

    — C’est écrit quoi ?

    — “Demain soir à Zombie Spaceship.”

    — Zombie Spaceship ?

    — C’est une salle de jeux d’arcade, mais y a aussi des machines à sous, etc. Surtout, c’est un endroit où on fait des combats et des paris clandestins.

    — Des combats de quoi ?

    — De chiens, essentiellement. Parfois de coqs, parfois entre hommes.

    Jack revint à cet instant et tendit à son patron un verre à shooter. Antonio le considéra un instant, hébété, et lâcha le petit mot par terre.

    — … Un shot ?

    — T’as dit quelque chose qui se rapprochait d’une bassine.

    — Et un shot, ça se rapproche d’une bassine, pour toi ?

    — C’est un récipient et ça peut contenir de l’eau.

    — Mais c’est pas de l’eau.

    — C’est du Jack Daniel’s.

    — Et comment tu comptes les lui jeter à la figure, tes 5 centilitres ?

    — Je compte pas.

    — Alors vas-y, montre-moi ta maîtrise !

    Obéissant, Jack ouvrit la bouche de Shouri en grand, lui versa les 5 millilitres de whisky dans la gorge, et lui serra aussitôt les mâchoires et lui boucha le nez. La réaction ne se fit pas attendre : le Japonais s’étouffa purement et simplement, et se réveilla.

    — Ok, je reconnais, constata Vendini. C’est une technique peu orthodoxe mais efficace.

    — Et garantie sans gaspillage.

    D’abord hagard, Sho Shouri reprit petit à petit ses esprits, se resituant dans sa maison, ensuite dans son canapé, et restituant l’ordre dans lequel les évènements s’étaient enchaînés. En revanche, il ne sembla pas réaliser immédiatement ce qu’il se passait. Antonio lui agita la main devant ses yeux vitreux, dans l’espoir de capter son attention.

    — Sho Shouri ? Tu m’entends, Sho ?

    — D… Drago ?

    — Non… Antonio.

    — Où je suis ?

    — Chez toi, Sho.

    — Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

    — J’espérais que tu nous le dises.

    — Qui êtes-vous ?

    Antonio s’approcha de Sho, mais la répugnante haleine de ce dernier le tint à une distance raisonnable.

    — Antonio Vendini, 29 ans, criminel ambitieux. Je viens de la part de Gaspar Vodin.

    — Chais pas qui c’est, maugréa Shouri en se malaxant les tempes.

    — Tu lui as acheté des secrets militaires qui appartenaient à Korsakoff avant qu’il finisse à l’ombre. Vodin veut les récupérer.

    — Les… dossiers…

    — Oui, les dossiers.

    — … Les dossiers !

    Shouri bondit subitement sur Vendini, le faisant tomber à terre.

    — Vous n’aurez pas les dossiers ! cracha-t-il.

    Alan et Jack le saisirent par les bras et l’immobilisèrent dans le canapé. Le Japonais se débattait férocement, mais l’entrave qu’exerçaient les deux hommes de main était plus forte, et ils parvinrent ainsi à le maintenir en place tandis qu’Antonio se redressait. Le criminel ambitieux décocha alors un direct du gauche dans la mâchoire de Shouri.

    — Écoute, Sho, j’ai pas le temps pour ces simagrées. Tu vas donc me dire où sont passés ces foutus dossiers.

    — Va crever !

    — Mauvaise réponse, Jerry.

    Antonio lui envoya un crochet du droit dans les dents. Le sang gicla.

    — J’ai pas envie de salir mon costume, Sho.

    — D’accord ! D’accord ! Je vais te dire !

    — Bon eh bien je vais passer à la vitesse sup… quoi ?

    — Je vais tout te dire !

    Les trois comparses s’échangèrent un regard étonné.

    — C’était… inattendu, commenta Jack.

    — Ouais, enfin, pas d’entourloupe, Sho, menaça Alan.

    — Allez, balance, termina Antonio.

    — Hier soir, j’étais en boite, au Cop-A-Cabana. Je buvais, je dansais, je draguais, normal quoi. Puis cette pétasse russe s’est approchée de moi et elle a commencé à me faire du rentre-dedans. Le Cop-A-Cabana, c’est un bar gay, donc elle avait pas à m’faire du pied. Mais j’me suis dit que je pouvais toujours en profiter pour me faire un peu de thune facile, genre je la zigouille dans une ruelle. Donc je l’emballe, vite fait bien fait, peinard et tout, et puis on part de la boite.

    — Tu peux faire plus court ?

    — En chemin elle m’a parlé d’un tas de trucs que j’avais rien à foutre.

    — Apparemment pas.

    — Mais j’me sentais en puissance, j’voulais qu’elle croive que j’étais un mec bien avant de la suriner. Chais pas pourquoi, je l’ai laissée me convaincre de la ramener chez moi.

    — … Quoi ? C’est stupide.

    — Écoute, mec, j’étais méga-bourré à ce moment.

    — Abrège.

    — Je la ramène chez moi. À peine arrivés, moi, je file gerber, parce que je retenais tout derrière les dents depuis qu’on est partis du Cop-A-Cabana.

    — Charmant.

    — Puis je reviens et là je la lui fais un strip genre Brent Corrigan, ici là-même… Et là elle me sort d’un coup un pétard comac juste devant la gueule !

    — Quoi ?

    Shouri écarta les mains sur une distance d’un peu plus de vingt centimètres.

    — Énorme, le flingue. Tiens, comme la bite de…

    — C’est bon ! l’interrompit Vendini. C’est bon.

    — Et c’te pétasse russe, elle me menace et elle me demande les dossiers que j’avais achetés à Vodin !

    — … Et ?

    — Ben si tu sais additionner deux et deux, tu comprends vite, non ? On s’est marave ! De la castagne pure ! T’as qu’à voir, on a complètement destroy ma baraque ! Elle m’a tiré dessus, mais j’ai évité et je l’ai désarmée, et…

    — Mais, et ces foutus dossiers ?

    — Hein ? Mais je les ai pas, moi.

    En entendant ces mots, Antonio vit rouge. Avec férocité, il porta ses mains autour du cou de Shouri et resserra ses doigts.

    — Dis-moi que c’est une mauvaise blague… laissa-t-il grincer entre ses mâchoires crispées.

    — Ark ! J’vais pas garder ça chez moi, faudrait être vraiment con !

    — Faut pas avoir d’esprit de survie, surtout, répliqua Antonio en pressant un peu plus ses phalanges sur la gorge du Japonais. Où sont. Ces putains. De dossiers ?! Et arrête de te payer ma tête, ou c’est des frais d’hosto qu’on va te facturer !

    — Ok ok ! Lâche-moi.

    Antonio renâcla, et obéit, non sans toutefois gifler le fana du katana. Ce dernier secoua la tête, et tâta son gosier pour vérifier que son œsophage était toujours là où il devait être.

    — Donc à la pétasse russe, je lui ai dit que j’avais placé une partie du dossier en lieu sûr dans une de mes planques, et l’autre ailleurs. Je peux vous filer les adresses si vous voulez.

    — Et tu comptes nous dire quand que c’est un traquenard ?

    — C’est pas un traquenard. La pétasse russe est forcément passée avant vous, ça ne peut plus être un traquenard.

    — Prends-moi pour une bille.

    — Mais c’est vrai ! Je le jure !

    — Tu veux que je lui pète une jambe ? demanda Alan.

    — Oh ! s’écria Shouri. C’est que la vérité vraie !

    — T’as intérêt à ce que ça soit vraiment la vérité vraie, Sho… maugréa Antonio. File-nous les adresses en vitesse.

    — Tonio, je peux te parler une p’tite seconde ? le questionna Jack.

    — Ouais. Alan, surveille-le.

    Jack vint prendre Antonio par les épaules et fit quelques pas avec lui pour se mettre à l’écart, tandis qu’Alan donnait un morceau de papier et un crayon à Sho.

    — Qu’est-ce que nous tu fais, là, Tonio ? chuchota l’homme de main. Il nous ment, c’est évident. On a juste à le cogner un peu et il va tout nous dire. Tu vois pas que c’est une lopette ?

    — Hors de question. C’est l’un des limiers d’Hitogoroshi. S’il n’avait pas sa confiance totale, il n’aurait pas récupéré les dossiers.

    — Et donc ?

    — Ça veut dire que si on l’amoche trop, on aura tout le clan Hitogoroshi sur le dos. Je peux pas prendre le risque de déclencher une vendetta contre nous.

    — Mais au moins on sera vivant. Là, on se jette direct dans la gueule du loup, avec en prime un plateau d’apéritifs et le petit vin qui va avec. Tu te compliques trop la vie.

    — Qu’est-ce que tu proposes ?

    — On le brusque un peu sans trop le blesser. Je suis sûr qu’il a peur d’un truc. Genre des hauteurs, par exemple. On peut le jeter par une fenêtre.

    Cette dernière suggestion soulevée par son acolyte rappela à Antonio un détail qu’il avait omis durant son interrogatoire. Un détail qui allait lui permettre de se faire un avis final sur les explications de Shouri.

    — Dis-moi, Sho, l’interpella-t-il depuis sa position, tu m’as pas dit comment tu as fini ta soirée.

    Le fana du katana lui adressa un regard interloqué, et se gratta le torse du bout des doigts.

    — Comment ça ?

    — Comment tu as fini ta soirée ?

    — Tu veux savoir quoi ?

    — Ça y est, il m’agace. Dis-moi comment tu as fini ta soirée, troisième et dernière fois.

    — Ben, euh… J’ai dit à la pétasse russe où elle pouvait aller chercher les dossiers, puis elle m’a planté là et elle est partie.

    — Et après ?

    — Me suis endormi là.

    Jack et Alan écarquillèrent les yeux. Antonio se contenta de se pincer l’arête du nez et de pousser un soupir.

    — Alan, finit-il par dire sur un ton las, colle-lui en une, il m’agace.

    L’intéressé s’exécuta, et gifla Shouri si fort que ce dernier en perdit connaissance et s’écroula mollement sur le canapé, avant de chuter par terre.

    — Il a noté les adresses ?

    — Ça aurait été plus malin de le demander avant. Mais oui, il les a notées sur un bout de papier.

    — Bon tant mieux.

    — On va où, alors ?

    — Aux deux endroits. Regardez-le, c’est une loque. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il était totalement bourré hier soir. Regardez autour de vous. Il a dit que la Russe lui avait tiré dessus et qu’il avait évité, mais il n’y a aucun impact de balles, nulle part. Et s’il s’était effectivement battu avec elle, et si elle avait obtenu ce qu’elle voulait, elle ne lui aurait pas donné ce mot-là, ajouta-t-il en désignant du doigt la carte tachée d’urine qui trainait par terre.

    — Donc… ?

    — Ce que je veux dire, c’est qu’il a complètement imaginé cette baston. Je suis allé voir dans sa chambre, y a des capotes partout. Il s’est fait avoir par la plus vieille technique du monde : les confessions sur l’oreiller. Ce qu’il s’est passé, à mon avis, c’est qu’il a lui-même tout foutu en l’air ici. Regardez ses mains, regardez ses bras ! Ensuite, il a fait son affaire avec la Russe.

    — Et comment on l’aurait retrouvé dehors, alors ?

    — Il a dû tomber par la fenêtre. Y avait un paquet de bouteilles vides dans sa chambre, il aura glissé dessus. Ou on l’aura poussé. La Russe, sûrement.

    — Pourquoi on l’aurait poussé ?

    — T’as vu comme il est exaspérant…

    — Si ça, c’est pas tiré par les cheveux… Tu fais toujours trop compliqué, on te l’a dit, ça ? Tu te bases trop sur des suppositions.

    — Ouais bon, en même temps, je suis pas non plus détective, je suis criminel ambitieux.

    — On va juste se faire tuer !

    — Eh bien je serai mort en restant fidèle à mes principes. Fin de la discussion, on y va.

    Si Antonio n'avait pas fondamentalement tort, il avait néanmoins négligé un détail important dans son raisonnement : la serrure de la maison avait été fracturée.

     

    SOMMAIRE

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    Chapitre 3 : humour de bridé

    Où l'on apprend qu'il est parfois plus sage de se taire.

     

    La première adresse que leur avait donné Sho Shouri se situait en centre-ville. Pour s’y rendre, Antonio, Alan et Jack empruntèrent la ligne de bus numéro 6, dont l’un des arrêts était planté non loin du domicile du fana du katana. Le trio de gangsters passa un moment qu’aucuns qualifieraient d’extrêmement déplaisant. En effet, une fois les portes de l’autobus fermées, et le tarif exorbitant de 8,70$ pour trois billets payé, l’enfer sur roues débuta.

    Antonio et ses compères auraient dû abandonner tout espoir après avoir pris place. En guise de siège, ils n’eurent droit qu’à leurs jambes. Alan fut le plus mal loti de tous, coincé malgré lui entre un angle du véhicule et un gros moustachu suant en marcel. Vendini, heureusement, n’était pas contre un moustachu en marcel, mais se retrouvait serré entre deux grands-mères qui avaient, de toute évidence, décidé de l’ignorer. Elles l’étouffaient inexorablement et lui distribuaient généreusement coups de sac et de pieds. Enfin, Jack était collé aux formes d’une splendide Noire, âgée d’une vingtaine d’années et courtement vêtue. Il s’avéra à la sortie du bus que cette séduisante jeune femme se prénommait Henry.

    Une fois hors du transport en commun, les trois hommes se dirigèrent à pieds vers leur destination. Comme toujours, le centre-ville était tellement peuplé que remonter le courant de piétons était un haut-fait plus héroïque que de braver les rapides déchaînés d’un fleuve amazonien. Les passants étaient plus agressifs que des crocodiles affamés, mais les plus dangereux parmi eux étaient incontestablement les enfants, véritables piranhas brailleurs.

    La traversée de cette jungle urbaine fut éprouvante, notamment car les criminels ne pouvaient décemment pas se tailler un chemin à coups de machette, bien que cette pensée eût brièvement traversé l’esprit d’Antonio et eût fait apparaître un sourire de loup sur ses lèvres. Rien qu’en apercevant ce fugace éclat de malveillance dans ses yeux blancs, Alan et Jack comprirent que s’il en avait eu l’occasion, leur patron aurait mis la foule en feu, et qu’eux-mêmes n’étaient pas sûrs d’être capables de l’en empêcher. Pour chasser cette sinistre idée, Jack demanda :

    — Il est quelle heure ?

    Antonio retroussa sa manche, et jeta un œil à son poignet nu. Il plongea machinalement la main dans sa poche, pour prendre le smartphone qu’il avait réduit en morceaux quelques mois plus tôt, et qui reposait dans un cimetière d’objets brisés que Vendini avait tout spécialement créé dans son jardin. Constatant qu’il n’avait aucun moyen de s’assurer de l’heure qu’il était, il finit par hausser les épaules.

    — Dix-huit heures trente, répondit Alan, en regardant sa montre.

    — Déjà ?! s’étrangla Jack. On a passé la journée à ça ?! Mais… mais… mais mais mais j’ai la dalle, moi ! J’ai raté le déjeuner, et mon casse-croûte !

    — Il te faut nécessairement 3000 kilocalories par jour ? demanda Antonio.

    — Écoute, la faim, c’est comme l’amour : ça se commande pas mais on lui obéit aveuglément.

    — Tu mangeras après. Ça va, tu vas pas t’effondrer sur place. T’es un grand gaillard de 31 ans, maintenant.

    — Dans la famille, on a toujours mangé à heures fixes pour éviter de mourir d’inanité.

    — Tion.

    — Inanitétion ?

    — Inanition.

    Antonio se posta devant Jack et l’arrêta en lui posant la main sur le torse.

    — Écoute, on pourrait éventuellement s’arrêter pour manger, mais on n’a pas le temps. Mais si on croise une pizzéria appelée The Clash et tenue par des Chinois, je consens à ce qu’on s’y arrête.

    Vendini croisa les bras et esquissa un sourire narquois, pertinemment conscient de l’impossibilité de la chose. Alan lui tapota l’épaule, et montra un bâtiment de l’autre côté de la route. Antonio tourna la tête et se décomposa aussitôt. Sur le trottoir opposé se dressait une enseigne lumineuse “THE CLASH – PIZZA”, et dont la devanture était remplie de Chinois. Le criminel ambitieux se renfrogna, et grommela, tandis que Jack traversait la rue d’un air triomphal et d’un pas victorieux.

    — Et ça sera quoi, la prochaine fois ? Un sushi bar Sex Pistols tenu par des Latinos ?

     

     

     

    La pizzéria The Clash possédait une vitrine qui débordait sur le trottoir, et derrière laquelle trônaient plusieurs types de pizza. Disposés en exergue, ces ronds de pâte, de tomates et de fromage fondu étaient déjà coupés en plusieurs tranches. Un petit écriteau sur le stand indiquait le prix des différentes tailles de parts.

    Jack se colla à la vitre, presque rendu fou à la vue et à l’odeur de ce Graal comestible. L’homme de main donnait une définition plus juste et réactualisée du lèche-vitrine. Littéralement.

    Embarrassé par une telle attitude, Alan agrippa Jack par le col du blouson, et le traîna à l’intérieur du restaurant, Antonio sur leurs talons, les mains enfoncées dans les poches, la lèvre encore boudeuse.

    À peine entré, Jack se précipita au comptoir, et tapota dessus nerveusement de ses dix doigts, la langue pendante, tout en trépignant sur place.

    — Regarde-moi ça, dit Alan à Antonio. On dirait un camé en manque.

    — Mouais…

    — On va en profiter pour leur demander où se trouve l’adresse qu’on cherche.

    — On va dire ça.

    Un homme sortit de ce qui devait être une porte du personnel. C’était un vieil Asiatique en toge, barbu, scoliotique, frêle et osseux. En apercevant ses trois clients, il exécuta une courbette.

    — Je vous salue, honolables clients. Je vous lemelcie d’êtle entlé sous le toit du vieux Tao Wang. Que peut poul vous le misélable velmisseau que je suis ?

    Antonio s’enfouit le visage dans les mains.

    — Ça va pas, boss ? demanda Alan.

    — J’ai honte. On n’était encore jamais tombé aussi bas dans la blague raciste…

    — Je voudrais 3 parts de pizza, siouplait ! s’exclama Jack, tel un enfant. Normale, pizza fromage classique, margharita, quoi.

    — Tlois palts de pizza au flomage poul l’honolable étlanger, reprit le vieux Tao Wang, ce qui incita Antonio à plonger son visage encore plus profondément dans ses mains. Et poul vous, nobles inconnus ? Souhaitez-vous quoi que ce fût de la palt du lidicule scalabée qu’est le vieux Tao Wang ?

    Vendini s’approcha lentement de lui, et glissa sous les yeux du vieillard le papier griffonné par Sho Shouri.

    — Vous pouvez nous dire où trouver la première adresse ?

    Tao Wang prit des bésicles cachées dans l’un des replis de sa toge et les posa sur le bout de son nez. Il écarquilla ensuite ses yeux bridés, du moins autant qu’il le put.

    — Vous êtes à la bonne adlesse, ô inconnu aux yeux blancs.

    — Comment ça ?

    — La plemièle adlesse lédigée sul l’honolable palchemin se situe ici. Comme la feuille du pin dans le vent qui letlouve son chemin dans le floid de l’hivel, vous êtes palvenus ici.

    — On va avoir tellement de problème avec cette blague raciste… Je peux visiter vos locaux ? Je viens de la part de Sho Shouri.

    Tao Wang blêmit, passant d’une teinte citron à une teinte champagne.

    — Vous êtes venu chelcher les dossiers, ô lusé inconnu ?

    — Parfaitement. J’ai passé une assez mauvaise journée, donc si vous pouviez me les donner sans faire d’histoire.

    — Je ne les ai plus, noble client, l’honolable hydle de Kiev est passée avant vous et les a plis.

    — … L’honorable quoi ?

    — Hydle de Kiev, honolable homme en blanc.

    — L’hydre de Kiev, précisa Alan, qui se tenait derrière, les bras croisés. Je la connais.

    Antonio se retourna vers son homme de main et le foudroya du regard.

    — Et tu n’as pas jugé utile de m’en parler ? Et ne me dis pas que c’est parce que je n’ai pas demandé !

    — J’en savais rien, moi. Ça remonte à la fois où Korsakoff a essayé de tuer Bianca, cet été. Enfin, l’une des nombreuses fois. Je l’avais empêchée de tuer Bianca. J’ai fait des recherches sur elle.

    — C’est une tueuse, donc.

    — Pire, c’est une nettoyeuse. Elle va tout faire pour dissimuler les traces de Korsakoff dans cette affaire.

    — Donc la pétasse russe de Shouri, c’était elle… ?

    — Ça serait logique.

    — Hé hé, ricana Jack. En fait… c’est une femme de mé…

    — Tais-toi, l’interrompit Vendini. Surtout, tais-toi. La blague sexiste, ça sera la blague de trop. Dis-moi, le vieux, reprit-il à l’attention de Tao Wang, tu sais quand elle est passée ?

    Tao Wang ne répondit pas, confus.

    — Facilite-moi la vie, pépé…

    — Je l’ignole, honolable…

    — Arrête ça ! Ça m’exaspère !

    Le vieillard bleuit de peur. Par conséquent, il devint vert.

    — Bon ça suffit, celle-là va nous enterrer. Venez, on va à l’autre adresse. Avec un peu de chance, notre hydre n’y est pas encore.

     

     

     

    Les trois gangsters errèrent dans les rues du centre-ville pendant près de quarante minutes, avant d’être finalement redirigés par un enfant de douze ans surnommé Dom-Dom vers un bâtiment dont l’enseigne brisée et délabrée indiquait Zombie Spaceship.

    — Zombie Spaceship ? fit Alan. C’est pas…

    — Si, c’est le lieu de rendez-vous de Sho et de notre mystérieuse hydre, répondit Vendini, de plus en plus méfiant.

    Ils s’arrêtèrent devant le rideau de fer, clos par un imposant cadenas. Ils firent donc le tour du bâtiment, et découvrirent, dans une ruelle grise et humide, une porte arrière en acier, également fermée par un cadenas. Alan longea la rue insalubre afin de trouver un outil pour forcer la serrure. Il revint quelques instants plus tard, armé d’un tuyau de plomb, et se mit à l’ouvrage.

    — Pourquoi on l’appelle l’ivre ? demanda Jack.

    — L’hydre, le corrigea Antonio.

    — Comme dans Captain America ?

    — Rien à voir.

    — Ah… Dommage, j’aurais trop aimé combattre une organisation néo-nazie versée dans le génie.

    — Eugénisme. L’hydre est un monstre de la mythologie grecque. Héraclès le demi-dieu fut chargé de tuer la créature lors de ses douze travaux. D’après les légendes, l’hydre était un serpent à mille têtes. Dès qu’Héraclès en coupait une, deux autres poussaient à sa place.

    — Ah, oui, je connais cette histoire.

    — C’est vrai ? souffla Vendini, à demi-stupéfait.

    — Ben oui. J’ai vu tous les films Disney, tu sais. Et ça explique pas pourquoi on la surnomme l’hydre.

    — On n’aura qu’à lui couper la tête.

    Un claquement sec mit fin à leur conversation : le cadenas avait cédé.

     

     

     

    L’intérieur de la salle de jeux d’arcade abandonnée était plongé dans l’obscurité. Alan tâta le mur sur sa gauche, sentit un interrupteur glisser sous ses doigts, et l’enclencha. Les néons au plafond crépitèrent, et clignotèrent avant de s’allumer définitivement.

    — Y a de l’électricité ? s’étonna Jack.

    — C’est censé être une couverture pour des combats clandestins, répondit Vendini. Qui que soit le gérant ici, il a intérêt à avoir un minimum de lumière.

    — Tiens, tant que tu abordes le sujet, fit Alan, qui c’est le patron, ici ?

    — Mmh… réfléchit Antonio, se caressant les joues de sa main gantée, ce doit probablement être l’un des fourriers de Zachary King. King contrôle tout ce qui touche aux jeux et aux paris en ville… Les combats de chiens font sûrement pas exception à la règle.

    — Alors je résume… Avec cette histoire de dossiers en fuite, on risque de se mettre à dos les clans Hitogoroshi et King sur le dos, c’est-à-dire exactement la moitié des voyous de Sunset Bay.

    — … On peut toujours aller vivre ailleurs, en fait.

    — Je crois que c’est en effet une solution à envisager.

    — Une minute, les interrompit Jack. Ça veut dire que Sho Shouri a caché ces satanés dossiers… dans la baraque d’un de ses propres ennemis ? Comment il s’y est pris ?

    — En effet, c’est malin. Ou il a été très prudent, ou il a des contacts bien placés.

    La pièce dans laquelle ils se trouvaient était parsemée de bornes de jeux vidéo plantées sur une moquette grise pelucheuse, à la manière d’une forêt morte. Antonio ne se souvenait pas avoir un jour mis les pieds dans cette salle de jeux. Elle avait déjà fermé ses portes avant qu’il fût arrivé en ville. Il essaya d’imaginer un instant à quoi elle avait pu ressembler, mais les murs décrépits, le plafond strié, les toiles d’araignée, la poussière volatile et la lumière blafarde rendaient cet endroit particulièrement sinistre. Des enfants et des adolescents l’avaient-ils vraiment fréquenté un jour ?

    Il n’y avait aucun bruit, si ce n’était le léger vrombissement émanant des tubes de lumière. Cela donnait à la salle une allure de désolation la plus totale. De toute évidence, il n’y avait pas de place ici pour organiser des combats de chiens. Les trois gangsters commencèrent alors à chercher une issue qui aurait pu mener à une pièce dissimulée. Cependant, les fouilles furent menées à un terme prématuré quand ils se rendirent compte qu’il n’y avait rien : tous les accès avaient été condamnés, comblés par des briques et du ciment.

    — De toute évidence, personne est venu ici, clama Jack.

    — Restons sur nos gardes…

    Une seule porte néanmoins n’avait pas été scellée, et elle menait à un petit bureau carré, très propre quand il était comparé au reste de la salle de jeux. Pas une toile d’araignée, pas un grain de poussière. Un gros ordinateur datant de la toute fin du vingtième siècle dormait sur une table en angle, juste au-dessus d’un coffre-fort comme on n’en faisait plus : c’était un cube noir dont l’ouverture était solidement verrouillée par une serrure à combinaison. Antonio s’accroupit et inspecta le conteneur, le palpant du bout des doigts. Il sursauta quand un bruit sourd retentit, et se retourna. Alan venait de se prendre les pieds dans les replis d’un tapis qu’aucun des trois n’avait remarqué en entrant dans la pièce, et s’était étalé de tout son long.

    — Ça va ? lui demanda Jack tout en l’aidant à se relever.

    — Ouais… grogna Alan. Ça va…

    Antonio reprit son inspection, et examina le cube de métal. Il se demanda un instant quelles merveilles le meuble pouvait bien renfermer au sein de ses parois renforcées : recettes de paris illégaux, bijoux, titres de propriété, preuves compromettantes, armes, poisons… insaisissables dossiers militaires, par chance ?

    — Tonio, regarde.

    Vendini tourna la tête, et remarqua que ses comparses avaient soulevé le tapis et découvert une trappe dans le sol.

    — Tiens donc… Voilà qui explique des choses, souffla-t-il en se redressant.

    Jack et Alan jetèrent la carpette en arrière et contemplèrent l’écoutille carrée qui se dessinait distinctement dans le linoléum. Antonio la tapota de la semelle, et sentit que l’issue sonnait creux. Instinctivement, il porta la main au holster dissimulé sous sa veste, et en extirpa son pistolet. Il fut aussitôt imité par ses camarades.

    — Je l’sens pas, fit Jack.

    — Quoi ?

    — Depuis le début, je l’sens pas. On ne fait que s’enfoncer plus profond dans la gorge du loup, c’est tout.

    — S’il te plaît, soupira Vendini en se pinçant l’arête du nez. Tu peux te taire… ?

    — Eh bien quoi ?

    — Tu as déjà entendu parler de la loi de Murphy ?

    — Hein ? La loi de Murqui ?

    — La loi de Murphy, répondit Alan, c’est une loi selon laquelle si quelque chose doit se passer mal, eh bien ça se passera forcément mal. En gros, tu vas nous porter la poisse et ça va mal finir pour nous.

    — Mais c’est quoi, cette loi stupide ?!

    — J’en sais rien, c’est une loi.

    — … On est des gangsters, depuis quand on respecte la loi ?

    Alan et Antonio échangèrent un regard de surprise, hébétés. Ils haussèrent ensuite les épaules.

    — Ouais, ça s’tient.

    — Non mais il a raison, en plus. C’est logique.

    Soudain la trappe s’ouvrit devant eux. En sortit un petit poussah dégarni, une imposante paire de lunettes juchée sur le bout du nez, qui serrait un cartable rectangulaire et gonflé contre sa poitrine et qui marmonnait :

    — Et puis pourquoi c’est toujours moi qui m’occupe de la caisse, hein ? Il peut pas le faire, Emmett ? Non, il peut pas le faire. C’est toujours à moi. Pardon, ‘scusez-moi.

    Il passa devant les trois complices sans leur accorder un regard, trop occupé à tempêter après le mystérieux Emmett et à tripoter machinalement sa serviette.

    — “Louie, va ranger la recette dans le coffre.”, continua le poussah. Non mais pour qui il se prend ? J’ai pas envie de le faire, ok ? Stan, il fout jamais rien, il peut y aller, lui.

    Le dénommé Louie s’agenouilla face au coffre, dans une position qui n’était pas sans évoquer les pratiques religieuses de nombreux cultes monothéistes. Il tapa la combinaison et la serrure s’ouvrit. Il releva ensuite le pan de son cartable, en tira plusieurs liasses de billets verts, qu’il fourra à l’intérieur du meuble avec une barbarie sans précédents. Il claqua enfin la porte du coffre, se releva, et nota enfin la présence des trois hommes armés devant lui.

    Sa réaction ne fut pas immédiate, et Antonio put observer le cheminement des informations dans son cerveau. Le poussah commença d’abord à cligner nerveusement des yeux. Puis il se pinça les narines du bout du pouce et de l’index. Ensuite, il se passa la main entière dans ce qu’il lui restait de cheveux, avant de se gratter le cou, puis il descendit juste sous la clavicule, marquant ainsi sa peau d’une traînée rougeâtre rosée. Il finit par se racler bruyamment la gorge, et ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Ses lèvres formaient un petit cercle parfait.

    Antonio tendit nonchalamment son bras. Le canon de son pistolet chatouilla le nez du poussah. Vendini sourit amicalement.

    — Bonsoir.

    — Vous… vous voulez l’argent ? bégaya Louie.

    — Non. Enfin…

    Le criminel lança un regard interrogateur à ses acolytes, qui lui répondirent d’un hochement de tête simultané.

    — On pourra se servir plus, après tout, poursuivit Antonio. En dédommagement.

    — Dé… dédommagement ?

    — On cherche à accéder à la salle où se déroulent les combats.

    — Euh… Hum… Eh bien…

    — Quoi ?

    — Ça fait une éternité qu’on ne passe plus par le Zombie Spaceship pour entrer. Ça attirait trop les regards… On a une entrée de service, cent mètres plus loin, si vous longez la rue Luciano…

    Antonio pencha légèrement la tête sur le côté, et arma son pistolet. Louie haussa les sourcils et avala toute sa salive.

    — Écoute, Louie, fit Antonio. J’ai passé ce qu’on pourrait appeler une très mauvaise journée. Là tout de suite, je suis enclin à te blacklister de la vie.

    — Me… me me me blacklister ?

    — T’as bien entendu. J’ai deux envies, tout de suite : voir ton Emmett, et faire un trou dans une tête. Étant du genre pratique, je préfère faire un trou dans la tête d’Emmett. Maintenant, si tu préfères, je fais un trou dans ta tête, et ensuite je vais voir Emmett.

    Antonio colla l’extrémité glacée de son arme sur le nez du poussah.

    — Pou… pourquoi vous voulez voir Emmett ? demanda Louie.

    — Pour affaires. D’État.

    — Affaires d’État ? répéta Louie, incrédule.

    Vendini poussa son pistolet plus en avant.

    — D’accord ! glapit le poussah.

     

    SOMMAIRE

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    Chapitre 4 : Sittin' on the dock of Sunset Bay

    Où l'on découvre qu'un gangster averti peut néanmoins persister dans l'erreur.

     

    Louie ouvrit la marche et passa le premier par la trappe, talonné par Antonio, Alan, et enfin Jack. Ils descendirent une vingtaine de marches en ligne droite, et empruntèrent ensuite un couloir étroit, dans lequel ils ne purent progresser qu’en file indienne. Ce corridor, éclairé uniquement par de fragiles loupiotes fixées au plafond à intervalles réguliers, se prolongea sur une quinzaine de mètres, avant de déboucher sur une vaste salle hexagonale.

    Une fois qu’ils y eurent pénétré, les trois criminels réalisèrent qu’ils étaient situés sur un balcon, parsemé de tables de dîner. Jack se pencha en avant. De puissants projecteurs illuminaient une aire de combat en contrebas. Le ring était encerclé d’un grillage barbelé et était entouré de gradins, à la manière d’une arène de gladiateurs moderne. Antonio héla son complice, qui le rejoignit sans plus attendre.

    Louie mena le trio jusqu’à un bureau presque identique à celui du Zombie Spaceship. Ils virent à nouveau la même table en angle surmontée d’un ordinateur, quoique plus récent que le précédent, ainsi que le même tapis étendu sur le linoléum, le tout sous la lumière blafarde d’un néon malade. La différence majeure entre les deux bureaux résidait toutefois dans la présence d’un homme assis dans un fauteuil à roulettes, les jambes croisées. Cet individu était vêtu d’un costume gris à rayures fines, taillé sur mesure. Il avait les cheveux noirs, la raie sur le côté, et arborait un bandeau sur son œil droit. Il tenait entre les doigts l’extrémité d’un fume-cigarette.

    En apercevant cet étrange personnage, Louie sembla perdre le peu de cheveux qui couvraient encore son crâne graisseux. Il entortilla les saucisses qui lui servaient de doigts, et commença à bafouiller. Bien plus que lorsque les trois criminels l’avaient menacé. Antonio ne manqua pas de le relever, mais choisit de conserver le silence à ce sujet. Car cet homme dans le fauteuil, ce facsimilé de génie du mal, s’il ne le connaissait pas, lui paraissait anormalement familier. Jack et Alan demeurèrent interdits, et préférèrent également se cloîtrer dans le mutisme.

    — Mo… Mo… Monsieur… Monsieur K-K-Ki-King… bredouilla Louie. Je-je-je ne pensais p-p-pas vous v-v-v-voir ici.

    — Va aider Emmett, répondit l’autre avec détachement. Fais entrer les parieurs.

    Plus vite qu’un lapin hyperactif, Louie détala. Le dénommé King se leva alors de son fauteuil, avança vers le trio et inspira une grande bouffée de son fume-cigarette, qu’il recracha sur le visage d’Antonio. Ce dernier agita la main pour dissiper la fumée.

    — King, hein ? Comme Zachary King ?

    Le borgne sourit, révélant des dents de carnassier blanches et innombrables.

    — Je vois que vous êtes de la famille, poursuivit Vendini. Vous avez les mêmes traits émaciés et coupés au scalpel.

    — Vous avez l’œil…

    Jack se retint de faire un commentaire narquois. Vendini, lui, croisa les bras.

    — Je suis le grand frère de Zachary. Arthur-Benedict.

    — J’ignorais qu’il avait un frère. Plus âgé, de surcroît.

    — Il ne s’en vante pas, en tout cas. C’est un point sur lequel Zach a toujours été discret.

    — Je le comprends. Avec un prénom pareil…

    King renâcla et agrippa Antonio par les joues, si fort que le criminel ambitieux crut un instant qu’il lui avait enfoncé les doigts dans la bouche. Le borgne le dominait d’au moins une tête. Jack et Alan esquissèrent un geste, mais leur chef les interrompit en écartant les bras.

    — Écoutez-moi bien, petite chose, articula Arthur-Benedict. Je sais très bien qui vous êtes. Dans la rue, vous faites peut-être la loi, mais ici, je suis le maître.

    — Complekche d’infé’io’itché ? demanda Antonio.

    — Je vous conseille de ne pas jouer avec le feu.

    Il relâcha Vendini, qui prit le temps de se masser la mâchoire.

    — Je vous attendais, commenta King en tirant une nouvelle bouffée de son fume-cigarette.

    — Je sais que le chef des Iron Fists a caché des dossiers militaires par ici. Il me les faut impérativement.

    Une brève lueur de confusion illumina l'oeil d'Arthur-Benedict, qui répondit :

    — Vous me dites sans détours ce que vous désirez ?

    — Vous n’avez aucune raison de me mentir. Et puis…

    Alan et Jack écartèrent chacun un pan de leur veste, dévoilant un révolver luisant.

    — On n’est pas venus les mains vides, on a de bonnes manières. Donc ! Où sont ces dossiers ? demanda Antonio en tapant dans ses mains et en se passant la langue sur les lèvres, comme s’il avait humé un bon repas.

    — Vous êtes amusant… rétorqua Arthur-Benedict.

    — Et très patient. Aujourd’hui, en tout cas. Où sont mes dossiers, AB ?

    — En temps et en heure, Monsieur Vendini. Ce n’est pas comme ça que le deal a été prévu.

    Antonio fut surpris d’entendre ses mots. Quel deal ? Il essaya de ne pas faire transparaître son étonnement et de conserver un visage neutre.

    — Mais ce n’est pas avec moi qu’il vous faudra traiter, acheva le borgne. Je ne suis qu’une tierce personne dans cette affaire. Veuillez me suivre, je vous prie.

    Arthur-Benedict contourna les trois hommes, et se dirigea vers la balustrade. Antonio l’y rejoignit, aussi méfiant qu’intrigué. Après tout, son interlocuteur était un King. La fourberie était naturellement inscrite au plus profond de son code génétique. D’un geste discret, le borgne l’invita à observer l’arène en contrebas.

    Des spectateurs prenaient place dans les gradins. À vue d’œil, tout le spectre social de la ville était présent, de la lie la plus immonde à l’élite la plus raffinée : classe moyenne, ouvriers, employés de bureau, drogués, caissiers, enseignants, religieux, intellectuels… Vendini reconnut même un officier de police. En se penchant en peu plus, il entrevit la silhouette en culbuto de Louie, qui s’agitait spasmodiquement pour aiguiller les spectateurs vers leurs places respectives. À cet instant, le criminel ambitieux se demanda ce qu’Arthur-Benedict pouvait bien désirer lui montrer. De leur côté, Jack et Alan scrutaient la foule, attentivement et silencieusement.

    — Regardez-moi tous ces gens, Vendini, souffla King. Regardez-moi cette fourmilière d’animaux. Des petits oiseaux qui viennent picorer trois miettes au creux de ma main.

    — C’est une jolie métaphore, répliqua Antonio. Néanmoins, vous conviendrez que ça ne résout pas notre problème.

    — Vous avez noté comme ils sont tous différents ? Regardez-le, celui-là, dit-il en tendant la main, avec sa barbe de hipster et son bonnet ridicule. Ou elle, ici, attifée comme une poupée. Regardez bien ces gens, Vendini… Regardez-les bien…

    Vendini s’exécuta, de plus en plus intrigué. Finalement, que risquait-il ? Au moindre geste suspect, Jack et Alan auraient vite fait de refroidir King. Le criminel ambitieux étudia minutieusement la mer bruyante d’êtres humains, et fut amusé de reconnaître le gros moustachu en marcel qui avait étouffé Alan dans un coin du bus, ainsi que les deux grands-mères qui l’avaient malicieusement roué de coups, et Henry.

    — Tous différents, poursuivit Arthur-Benedict, et pourtant tous identiques. À se retrouver ici. Savez-vous pourquoi ils sont ici, Vendini ? Parce qu’ils souffrent tous de la même condition : le voyeurisme morbide.

    — Je ne vous suis pas.

    — Les combats, quels qu’ils soient, cristallisent le plus vaste point commun de l’humanité entière. Tout le monde a envie de regarder deux chiens se déchirer les entrailles et se dévorer vivants.

    — Et où voulez-vous en venir ?

    — Regardons d’abord le spectacle. Je vous expliquerai ce que je désire par la suite.

    À cet instant, un homme, que Vendini supposa être le fameux Emmett, ouvrit une porte grillagée pour entrer dans l’arène. Il tenait en main un microphone sans fil, qu’il porta à sa bouche.

    — Mesdames et messieurs ! lança-t-il à l’assemblée. Bienvenue à cette nouvelle session de combats ! Ce soir, nous vous avons concocté quelque chose de très spécial ! Tout d’abord, à ma gauche, veuillez applaudir Booooogdaaaaan l’ééééégorGEUR !

    Sous un tonnerre d’applaudissement, le gros Louie fit monter un colosse sur le ring du côté opposé par lequel Emmett était entré. Bogdan l’égorgeur était véritablement gigantesque. Ses muscles dopés aux stéroïdes étaient mis en valeur par le justaucorps de luchador mexicain dont il était affublé. Sa tête était rasée et couverte de cicatrices.

    — Bogdan est le champion incontesté de ce club depuis maintenant deux longues semaines ! Mais ce soir, quelqu’un est venu remettre son titre en cause ! Elle nous est venue tout droit d’Ukraine ! Elle est belle ! Elle est fougueuse ! Elle est de mauvaise humeur ! À ma droite, applaudisseeeeeeeez… L’hyyyyyyydre de Kiev !

    Pour ce qui devait être la quarante-septième fois de la journée, Antonio et ses hommes s’adressèrent mutuellement un regard surpris.

    L’hydre de Kiev pénétra alors dans l’arène. Il s’agissait d’une brunette qui n’avait pas encore trente ans. Ses cheveux bouclés étaient coiffés de façon grossière. Si elle était belle, Antonio ignorait en quoi. À ses yeux, elle était aussi quelconque que n’importe quelle autre femme. Bien entendu, fréquenter Eden lui avait appris à relativiser…

    À première vue, rien n’indiquait pourquoi ni comment elle avait gagné son surnom d’hydre. Bogdan non plus, d’ailleurs. Un homme avec des mains aussi épaisses ne pouvait réalistement pas égorger qui que ce fût. La mystérieuse jeune femme portait une veste verte par-dessus un débardeur blanc, qu’elle avait rentré dans son pantalon, vert également.

    — Que le combat commence ! annonça Emmett, avant de sortir et de barricader la grille.

    L’hydre leva les yeux sur la montagne qui lui faisait face, mais ne broncha pas. Bogdan se précipita sur elle. La femme sauta sur le côté, se réceptionna sur les mains, et se servit de son élan pour se glisser derrière l’égorgeur. Tout alla alors très vite. Tel un cyclone de couleur verte, elle frappa son adversaire de toutes parts. Ses bras et ses jambes semblaient désarticulés, identiques à de multiples serpents mordant leur proie en même temps. Quand elle en eût fini, approximativement six secondes plus tard, Bogdan chuta en arrière, faisant trembler toute l’arène lorsqu’il heurta le sol.

    Le public demeura silencieux. Puis un vieillard se leva d’un bond et poussa un cri de victoire. Il devait être le seul à avoir parié sur l’hydre.

    Pendant que Louie et Emmett essayaient d’évacuer l’imposante masse de l’égorgeur, Arthur-Benedict ouvrit la bouche, néanmoins ce fut Vendini qui prit la parole.

    — Je veux la voir. Maintenant.

    — Bien entendu… Nous parlerons avec elle. Après tout, elle fait aussi partie du deal.

    C’était la deuxième fois que le borgne mentionnait un “deal”. Et cela inquiétait de plus en plus Antonio. King n’avait pas été hostile à son arrivée, il l’avait même attendu. Ensuite, l’hydre de Kiev était ici, dans cette arène de gladiateurs modernes, et il semblait être conscient de son identité. Enfin, il ne cessait de mentionner ce mystérieux marché. Cette affaire était toujours plus louche. Que pouvait-il encore bien se passer ?

    — Suivez-moi.

    Arthur-Benedict jeta un œil par-dessus la rambarde. Dans les gradins, la colère grondait. Les spectateurs-parieurs se sentaient escroqués. Des murmures suspicieux s’élevaient. Antonio parvenait à en saisir quelques bribes, notamment des allusions à un combat truqué et à des dessous-de-table. Les traits de King se crispèrent imperceptiblement. Vendini se demanda ce qui pouvait bien se tramer dans le cerveau du borgne.

    Enfin, ce dernier pivota, et fit un rapide geste de la main pour que les trois hommes lui emboîtent le pas. Ils firent le tour de l’étage, descendirent un escalier métallique et se retrouvèrent face à une intersection. Plutôt que d’aller à gauche, ce qui les auraient vraisemblablement orientés vers l’arène, ils se dirigèrent à droite. Ils empruntèrent un couloir, qu’ils remontèrent jusqu’à atteindre une porte. Arthur-Benedict la poussa, et cela tira l’oreille d’Antonio.

    La porte n’avait pas grincé, et King n’avait pas forcé sur la poignée. Non, en l’ouvrant, il avait laissé une mélodie s’échapper. I left my home in Georgia. Quelqu’un, quelque part, écoutait de la musique. Antonio fronça les sourcils. Headed for the ‘Frisco bay. Cette musique-là, il l’avait déjà entendue. ‘Cause I’ve had nothing to live for. Déjà, ce n’était pas “Knockin’ on Heaven’s Door”. Il l’avait tellement écouté aujourd’hui, ce titre, qu’il aurait été capable de la reconnaître même s’il avait été sourd. And looks like nothing’s come my way.

    À mesure que le groupe avançait, la mélodie devenait plus claire. So I’m just gonna sit on the dock of the bay, watching the tide roll away. “Sittin’ on the Dock of the Bay” ! Antonio s’en souvenait maintenant. Il n’était pas fier de lui. En temps normal, il aurait été capable de reconnaître une chanson sans avoir à écouter le refrain. Sittin’ on the dock of the bay, wasting time. La voix lancinante et ronde d’Otis Redding atteignait ses oreilles, et descendait le long de son échine pour s’introduire directement dans son cœur. Les poils sur sa nuque se dressèrent, et un frisson le parcourut de la tête aux pieds. Il se mit même à fredonner :

    — Sittin’ here resting my bones, and this loneliness won’t leave me alone. It’s two thousand miles I roamed just to make this dock my home…

    Pourquoi cette chanson lui faisait-elle soudain cet effet-là ? Les paroles d’Otis Redding et l’orchestration coulaient en Antonio comme du chocolat chaud. Plus qu’un sentiment agréable, cette mélodie ravivait en lui un ressenti disparu depuis longtemps. Un rêve ou un souvenir, il n’en était pas sûr. Dans sa tête défilaient des images d’une femme qui sifflait en suivant les couplets tandis qu’elle faisait le ménage. Il ignorait pourquoi ou comment, mais cette pensée le rassurait ou, plutôt, le comblait.

    Quelle ne fut pas sa surprise, donc, quand il s’aperçut, derrière l’ouverture d’une dernière porte, que c’était l’hydre de Kiev qui écoutait la chanson alors qu’elle était en train de se changer dans les vestiaires. En travers sur un banc, un lecteur MP3 relié à une enceinte miniature par une prise jack diffusait la voix d’Otis Redding.

    La femme, couverte simplement d’un soutien-gorge et d’un pantalon vert, tournait le dos au petit groupe d’hommes, et ne semblait pas consciente de leur présence. Sur son corps tout entier étaient tatoués d’épais entrelacs qui se terminaient par des têtes de serpent stylisées. Les dessins sinuaient sur ses hanches, ses reins, ses flancs, remontaient le long de la colonne vertébrale pour glisser sur ses omoplates. Quand elle se retourna, les hommes purent constater que l’encre poursuivait son chemin sur ses épaules, se rejoignaient autour de son cou pour se séparer sur ses clavicules en de multiples filaments, et ondulaient en cascade sur sa poitrine, son ventre, ses bras et ses mains.

    Antonio la dévisagea. L’hydre avait un visage fin, les pommettes légèrement saillantes et le menton taillé en biseau. Sous des sourcils entretenus, deux yeux émeraude rendaient son regard au criminel ambitieux. Sa chevelure brune mi-longue était très bouclée, presque sauvage, et lui conférait un air farouche.

    La femme se saisit de son débardeur blanc et l’enfila, et éteignit ensuite son appareil musical.

    — Monsieur Vendini, voici l’hydre de Kiev, la présenta Arthur-Benedict.

    — Nous nous sommes déjà rencontrés, rétorqua-t-elle, un sourire aux lèvres.

    Cette phrase stupéfia Vendini. D’une part parce que l’hydre s’exprimait intelligiblement, en dépit d’un léger accent slave, et d’autre part parce qu’il n’avait conservé aucun souvenir de leur rencontre, si elle avait bien eu lieu. Il eut beau réfléchir, remonter dans sa mémoire, c’était pour lui la toute première fois qu’il voyait son visage.

    Alan, pour sa part, se remémorait très bien ses traits. Rien qu’en les apercevant, il s’était instinctivement crispé. Toutefois, la femme ne lui prêta pas la moindre attention. Elle posa les mains sur les hanches et s’adressa à Antonio.

    — Si je m’attendais à te voir, roucoula-t-elle.

    — On se connaît ? demanda Antonio.

    — Tu ne t’en souviens pas ? Je ne t’en blâme pas… Je suppose Sho t’envoie.

    — C’est exact, répondit Arthur-Benedict.

    — Oui c’est ça, renchérit Antonio précipitamment, avant même que ses hommes aient réagi. On vient de sa part. Mais il ne nous a rien dit. En tout cas, il a pas su quoi me dire, il cuvait…

    — Encore ? fit l’hydre. Tu ignores pourquoi tu es là, donc.

    — Tout à fait. Je peux savoir d’où tu me tutoies ?

    L’hydre haussa les épaules tout en esquissant une moue pensive.

    — Et elle a un nom, la métonymie des pays de l’Est ? lança Alan.

    — La quoi ? questionna Jack.

    — Ça suffit, aboya Vendini. Que te voulait Shouri ? reprit-il à l’attention de la femme.

    — Je lui ai acheté dossiers militaires qui appartenaient Aris Korsakoff, répondit-elle. Sho a dit il m’enverrait quelqu’un pour récupérer son paiement.

    — Ah le sagouin, pesta Antonio. Pour combien il te les a vendus ?

    — Je crois comprendre qu’il y a problème, fit-elle en adoptant une mimique que d’aucuns qualifieraient d’adorable.

    — Non non, je suis simplement curieux. Professionnellement. Professionnellement curieux.

    — L’argent est là.

    Elle ouvrit un casier, et récupéra une serviette en cuir bouilli, qu’elle tendit à Antonio. Ce dernier la transmit à Jack, qui s’empressa d’en vérifier le contenu. À peine eût-il entrouvert le cartable que ses yeux se mirent à briller autant que s’il venait de découvrir l’Eldorado. Il le referma avec hâte et hocha la tête nerveuse.

    — Y a tout ! Y a tout y a tout y a tout… Les mecs, on va être riches ! Non, on est riches !

    — C’est toujours ça de pris, grogna Antonio. Ça remplacera la récompense de Gaspar. Et la recette de ce soir…

    Il dégaina son pistolet et le pointa sur l’hydre et Arthur-Benedict. Le borgne écarquilla son œil valide et sursauta… toutefois la femme menaçait déjà Antonio d’un pistolet-mitrailleur, qu’elle avait pris en main lorsqu’elle avait récupéré la mallette.

    — Ce n’était pas le deal ! couina King, cassant son fume-cigarette en deux sous la surprise.

    — Je m’y attendais, Tonio, lâcha l’hydre dans un sourire carnassier. J’étais sûre que tu allais nous doubler.

    — Je double personne, je ne fais que le boulot pour lequel, en l’occurrence, on ne m’a pas payé…

    Jack et Alan brandirent leurs armes à leur tour.

    — Tu veux dossiers, hein ? dit la femme.

    — Bingo, Jerry. Je les veux maintenant, je leur ai assez couru après. Donc je vais le demander pour la quarante-huitième fois de la journée : où sont mes dossiers ?

    — Tu n’as qu’à les trouver seul. Tu es grand garçon.

    — Je sens que je vais te trouer la peau, juste pour le principe.

    — Tu seras mort avant. Vous serez tous les trois morts avant.

    — Je vous en prie ! s’écria Arthur-Benedict. Il y a forcément un moyen d’éviter le bain de sang !

    — Qui l’eût cru ? Le frère de Zachary King est un lâche, railla Vendini.

    — C’est justement lui qui me terrifie. À votre avis, pourquoi je dois porter ça ? dit-il en désignant de l’index son cache-œil. Réglons cette histoire d’une autre façon, car sinon je vous garantis qu’aucun de nous cinq ne vivra assez longtemps pour profiter de l’argent ou des dossiers. S’il apprend ce qu’il s’est passé, il nous écorchera vivants.

    — Attends… tempéra Jack. T’es en train de nous dire… que tu fais ça dans son dos… ?

    King opina fébrilement du chef. Jack dirigea son arme sur lui et fit deux pas en avant. Le borgne recula, mais se retrouva coincé contre un mur.

    — Tu as passé un marché avec Sho Shouri. Tu as arrangé sa rencontre avec la Russe, juste pour obtenir une part du pactole.

    Même si Antonio et Alan étaient concentrés sur l’hydre et écoutaient leur complice d’une oreille distraite, ils étaient stupéfaits par la soudaine capacité de déduction que venait d’acquérir Jack. Lui qui ne comprenait jamais rien…

    — Pas exactement, se justifia King. Je voulais surtout avoir une part des dossiers ! Juste les lire !

    — Tu as fait ça par pure curiosité ? N’importe quoi.

    — Vous ne comprenez pas ! Avez-vous seulement jeté un œil à ces trucs ? Les avez-vous ne serait-ce qu’un peu lus ?

    — Abrège ! vociféra Jack.

    — C’est tout simplement révolutionnaire ! Ce qu’il y a là-dedans, c’est un trésor inestimable ! Des formules chimiques pour synthétiser des stéroïdes qui me permettraient de proposer des combats extraordinaires ! Grâce à ça, j’aurais pu me rendre indispensable aux yeux de mon frère !

    Jack colla le canon de son révolver sur la gorge de King, qui laissa échapper un cri de souris étouffée. Ces propos rappelèrent à Antonio les paroles qu’avait eues le grand-père de Martha, Iossif Merkachvili, à propos du projet ARES… Des drogues et des anabolisants pour rendre des assassins plus performants.

    — Tu le savais ? demanda-t-il à l’hydre.

    — Non, répondit-elle. Je fais moi aussi juste boulot pour lequel je ne suis pas payée. Je ne fais que rendre service à ami de mon père, Gaspar Vodin.

    Antonio baissa son arme en entendant le nom de son commanditaire. Gaspar Vodin… les avait engagés tous les deux, l’hydre et lui, pour retrouver la trace de ces dossiers militaires ?

    — Gaspar… m’a doublé ?

    — Il nous a doublés tous les deux, le corrigea la femme, sur un ton qui trahissait son exaspération.

    — Mais ça ne change rien, se reprit Vendini en brandissant de nouveau son pistolet. Je vais lui apporter les dossiers moi-même. Donne-les moi et, promis, je t’épargne.

    — Mmh… sourit l’hydre. J’ai idée, qui nous départagera.

     

    SOMMAIRE

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    Chapitre 5 : Million Dollar Vendini

    Où l'on découvre que l'on ne peut vraiment se fier à personne de nos jours.

     

    — Est-ce que vous pouvez me dire pourquoi j’ai accepté ?

    Antonio était juste devant l’arène de combat, flanqué de Jack et Alan, qui lui enlevaient sa veste et le massaient comme s’il s’était agi d’un champion de boxe. Pendant ce temps le public dans les gradins lançait des hourras et applaudissait, tandis que Louie le poussah récoltait les paris.

    — Je vais quand même pas me battre contre elle à mains nues pour ça ! Rien ne garantit qu’elle me les donnera, ces dossiers, si je la bats ! Moi je le ferais pas ! Alan, pourquoi tu le fais pas, toi ? J’ai pas de dent contre elle, moi, je sais même pas qui c’est !

    — Écoute patron, c’est juste le moment de briller devant la foule ! s’exclama Alan.

    — Ah ouais, super. “Oh regardez, c’est le patron du tout-à-fait-légal Pirate ! Je me demande bien pourquoi il se lance dans un combat à mort avec une tueuse russe !”

    — Arrête de râler, et rends-toi utile.

    — Je pourrais te virer pour ça.

    — Non mais c’est trop facile. Tu fais que bougonner et nous engueuler. Jack remplit déjà la fonction de mascotte et moi, celle du gros bras. Toi, tu te définis comme un anti-tout. T’aimes pas ci, t’aimes pas ça, au final, tu sers à rien. Donc tu arrêtes de pester, et tu vas nous rendre fiers dans ce ring !

    — Hein ?! s’étrangla Vendini.

    — Il a raison, ajouta Jack.

    — Toi aussi, mon Jack !

    — C’est pas le criminel ambitieux, mais le criminel dramatique, qu’on devrait t’appeler. En plus, j’te signale qu’on a parié cent dollars sur toi.

    — Si je m’en sors, je vous ferai récurer les toilettes du bar pendant un mois !

    — Allez, fonce ! firent en chœur les deux sbires en le jetant, littéralement, dans l’arène.

    Antonio se retrouva dans l’aire de combat, et la porte grillagée et barbelée se referma derrière lui avec fracas. En face de lui se tenait l’hydre de Kiev, parée de ses multiples tatouages serpentins. La foule était en délire total, scandant des encouragements guerriers et barbares. Situé sur le balcon, Arthur-Benedict était penché par-dessus la balustrade et tenait un microphone dans une main, un nouveau fume-cigarette dans l’autre.

    — Mesdames et messieurs ! annonça-t-il d’une voix de stentor. Vous avez réclamé un nouveau combat, alors nous vous proposons notre meilleure sélection ! D’un côté du ring se trouve la venimeuse hydre de Kiev ! Ne vous fiez pas à sa carrure frêle, cette beauté slave a terrassé nos plus grands champions ! Et pour s’opposer à elle, vous pouvez voir nul autre que l’inénarrable, l’intenable, l’imbattable auto-proclamé criminel ambitieux : Antoniooooo Veeeeendini !

    — Crois-moi sur parole, AB ! lança Vendini en le pointant du doigt. Quand je sortirai de là, je te ferai bouffer tous les fume-cigarettes de la Caroline du Sud un par un !

    — Et virulent, avec ça ! Je veux bien vous croire, Monsieur Vendini, mais pour l’instant, vous devriez canaliser toute votre agressivité vers votre ravissante adversaire…

    Antonio reporta son regard sur l’hydre de Kiev.

    — Tu es prêt ? lui lança-t-elle en souriant.

    — Quand je pense que cet enfoiré était à deux doigts de se faire dessus y a encore un quart d’heure…

    Le tintement grêle d’une cloche signala le début de l’affrontement. Immédiatement, Antonio mit en avant le côté gauche de son corps et commença à sautiller sur la pointe des pieds. Il posta ses poings à hauteur de son visage et ses coudes serrés au niveau de son plexus. Vendini était un adepte de la boxe française. Plutôt que d’encaisser les coups sans bouger et de frapper avec la force d’une enclume, comme le faisaient si typiquement les boxeurs anglais, le criminel ambitieux favorisait la souplesse de son jeu de jambes pour bouger constamment. L’allonge réduite de ses poings, il la compensait facilement avec la vivacité de ses pieds.

    Ce style de combat avait déjà fait ses preuves contre nombre d’adversaires, notamment Grey Wahrheit. Néanmoins, Antonio n’avait encore jamais affronté quelqu’un qui faisait usage de ce qui ressemblait fort à de la capoeira. L’hydre aussi était agile, à sa manière peu orthodoxe, et réalisait de nombreux gestes larges mais vifs, dont il supposa qu’ils servaient surtout à impressionner. Il reconnut que cela fonctionnait : il ignorait où porter une attaque tant les tournoiements de la femme étaient vivaces.

    Il avança vers elle en sautillant, et elle vint vers lui en bondissant, et ils croisèrent le fer, ou plutôt la jambe, en même temps. Leurs tibias s’entrechoquèrent et ils firent chacun une grimace de douleur. Puis elle tenta de lui faucher les pieds, mais il recula à temps et contre-attaqua avec un direct du gauche dans une brève ouverture. Hélas pour lui, l’hydre fut plus rapide. Elle dévia son poing sur le côté, se glissa derrière lui, et lui asséna un formidable coup de talon dans la colonne vertébrale qui l’envoya valdinguer par terre.

    Antonio se releva aussi vite qu’il le put, et constata qu’il était considérablement désavantagé : il portait des habits de ville étriqués. Son pantalon l’empêchait de lever les jambes, ses souliers le faisaient glisser, sa chemise et son gilet l’alourdissaient, sa cravate l’étranglait. Impossible d’exécuter tous les mouvements qu’il souhaitait, il aurait constamment un temps de retard sur l’hydre. Pire, elle réfléchissait aussi rapidement que lui, si ce n’était plus. Elle pouvait le contrer en un instant.

    Peu importait, il lança un nouvel assaut. Sautillant de gauche à droite, il prit appui sur son pied droit pour bondir. Il se récupéra sur le gauche, tout en expédiant un furieux coup de semelle dans la poitrine de son adversaire. Cette dernière encaissa le choc de plein fouet et, déséquilibrée et sonnée, fit quelques pas en arrière. Antonio profita de cette opportunité pour poursuivre dans son élan, enchaînant un direct du gauche, un crochet du droit, et terminant par un revers du pied retourné. L’hydre tomba au sol, mais se rattrapa sur une main. Elle pivota dessus et revint à la charge, leur faisant croiser une deuxième fois les jambes.

    Ils se toisèrent, ancrant chacun son regard dans les yeux de l’autre. La même expression de résolution était affichée sur leur visage constellé de perles de sueur. Dans cet instant unique, les rugissements de la foule ne leur parvenaient plus. Ils n’étaient plus que tous les deux, isolés au centre d’un projecteur, au milieu d’un néant absolu. Ils se jaugeaient, s’évaluaient mutuellement. Nul besoin de parler pour échanger leurs pensées : il se reconnaissaient silencieusement comme égaux.

    Dommage que dans ce monde, certaines personnes soient plus égales que d’autres.

    L’hydre enserra sa jambe autour du tibia de Vendini, et le força à poser pied à terre. Puis elle tourna sur elle-même, et cala la nuque du criminel ambitieux au creux de son genou. Antonio écarquilla les yeux. Son cœur s’arrêta net et sa respiration se coupa. Hébété. Stupéfait. Estomaqué. Quelque chose, quelque part, venait de se dérouler terriblement mal. La femme lui adressait son sourire victorieux le plus narquois.

    Ils demeurèrent dans cette position durant ce qui sembla pour lui une éternité. Son adversaire avait littéralement sa vie au creux de sa jambe, et elle n’avait qu’à tirer de quelques centimètres pour y mettre un terme définitif. Ses poumons se vidaient tandis que ses joues s’empourpraient et que les larmes venaient se mêler à la sueur. Le visage de l’hydre se déforma, pour prendre l’apparence de la pastèque décrépite qu’était Pasquale Gottino durant ses derniers instants. La face moribonde du vieillard, creusée, craquelée et épuisée par les traitements anti-cancer, observait Antonio de ses yeux similaires à des billes noires.

    — Quelle honte… grinça-t-il dans un râle d’outre-tombe. Quelle honte, quelle honte, quelle honte…

    Honte ? Honte de quoi ? Honte de qui ? Honte pour quoi ? Honte que le dernier des Vendini, un clan jadis respecté à Naples, trouvât la mort en ce jour, par la faute d’un escroc cupide qui avait égaré des dossiers ? Honte parce que cela ne serait pas arrivé si le dernier des Vendini avait scrupuleusement suivi le plan de vie tout tracé pour lui ? Honte pour la St-Sylvestre ?

    Antonio tomba subitement à genoux sur le ring, détaché de toute entrave, et sa première réaction fut de noter qu’il avait chuté au milieu d’une ombre en forme de silhouette d’homme. Il se retourna et vit que l’hydre l’avait lâché pour reporter son attention vers le balcon. Vendini l’imita, et regarda les projecteurs irradiants, pour constater qu’en effet, un homme se tenait devant l’un d’eux, une main sur une hanche et un katana dans l’autre. Le criminel ambitieux pensa tout d’abord que cet individu devait avoir horriblement chaud, et supposa que c’était le sacrifice nécessaire à une entrée dramatique. Ensuite, il réalisa de qui il s’agissait : Sho Shouri.

    Le fana du katana se laissa tomber au centre de l’arène, face aux deux combattants. Il portait une tenue de motard noire et grise agrémentée d’un écusson au motif d’un poing argenté, l’uniforme règlementaire du gang des Iron Fists. La foule se tut, surprise de voir entrer sur le ring ce nouveau gladiateur.

    — Sho ? firent de concert l’hydre et Vendini, intrigués.

    — Vous croyiez que j’allais vous laisser vous en tirer ? leur lança-t-il.

    — Je comprends plus rien, moi, soupira Antonio…

    — Tu n’as jamais rien compris, baka de mon kimono à la pomme !

    — … Il m’a insulté, là ? C’était bien une insulte, hein ?

    — Moi non plus, je ne suis plus, ajouta l’hydre.

    Sho Shouri fit tournoyer son katana et leur adressa son plus beau sourire arrogant. Antonio se tourna, inquiet, et s’aperçut que Jack et Alan avaient disparu.

    — Vous n’êtes que des pions sur un échiquier habilement monté ! railla-t-il.

    — T’aimes t’écouter parler, hein ? répliqua vivement Antonio.

    — Espèce de ramen pourri !

    — Ça aussi, c’était une insulte… ?

    — Je vous ai tous les deux magnifiquement manipulés pour obtenir ce que je voulais !

    — Éliminer d’un coup tous ceux qui en ont après les dossiers, c’est ça ?

    Devant la mine déconfite du fana du katana, il rajouta :

    — C’était plutôt évident en fait. Depuis le début on flairait plus ou moins le piège.

    — Tais-toi ! Tu ne sais rien ! Tu te crois le plus malin, hein ?

    — Je suis le plus malin.

    — Ah, vraiment… Alors que dis-tu de ça ? En ce moment, mes hommes (évidemment je ne suis pas venu seul) sont en train d’asperger entièrement le bâtiment d’essence. Vous avez bien entendu, Mesdames et Messieurs, continua-t-il en s’adressant au public, nous allons mettre le feu ! Vous devriez donc partir de suite !

    Les gens ne bougèrent pas. Aucun. Seul un vieillard, celui qui avait remporté la mise lors du match précédent, cria un “qu’est-ce qu’il a dit ?”. Froissé, Sho Shouri vociféra ce qu’il pensait être des insultes blessantes tout en agitant son katana. Néanmoins, le brusque retentissement d’une fusillade fit sursauter le public, et créa aussitôt un mouvement de panique. La horde de gnous en costume de travail et d’antilopes en vêtements ordinaires bondit des gradins et traversa les fourrés de murs dans l’espoir de traverser le fleuve de portes et de rejoindre sa savane de rue saine et sauve.

    Antonio fut soulagé d’entendre ces détonations car il sut ainsi où étaient passés ses acolytes, bien que vint poindre une discrète odeur de brûlé. Un sourire satisfait fendit en deux le visage du fana du katana.

    — Vous entendez ces bruits ? Vous sentez cette odeur ? Ce sont les signes annonciateurs de votre mort.

    — Mais jamais tu la fermes ?

    Shouri poussa un cri animal, et se rua sur l’hydre et Vendini. La lame du katana frôla leur tête de peu, et éventra net le grillage barbelé qui entourait l’arène, ce qui constitua une ouverture malheureusement insuffisante pour pouvoir s’enfuir. Antonio et la femme s’écartèrent sur les côtés du fou armé, et lui expédièrent un coup de pied dans chaque flanc. Ce fut à peine si Shouri le sentit sous sa veste rembourrée. Il tourna sur lui-même, son sabre parallèle au sol, et essaya une nouvelle fois de trancher la tête de ses adversaires.

    Une épaisse fumée noire s’infiltrait dans la pièce, tandis que des flammes commençaient à s’élever à l’étage et à ronger les fondations. Le crépitement de l’incendie constituait un bruit de fond continu, auquel se mélangeaient des coups de feu et les entrechocs de l’épée contre les poteaux et le grillage.

    Shouri était étonnamment rapide et vivace, et ne semblait aucunement dérangé par les nuées empoisonnantes qui ne cessaient de se densifier. Antonio et l’hydre avaient de plus en plus de difficultés à s’en sortir. Leurs yeux s’irritaient, ils ne parvenaient pas à respirer : la terrible lame du Japonais se rapprochait toujours plus de leur tête. Très rapidement, ils en vinrent à se battre dans un véritable brouillard, et Antonio ne vit plus rien. Il errait en rond, agitait ses poings et ses pieds en essayant de se fier à son ouïe, mais en vain.

    Il le sentit alors. Il ne le vit pas venir, mais il le sentit. L’acier du sabre déchira son gilet et sa chemise et lui lacéra le torse. Ce n’était pas profond, c’était même ce que d’aucuns qualifieraient de simple éraflure, mais l’absence d’air dans ses poumons et de repères physiques le fit tomber à genoux. Sho Shouri parut devant lui, affichant une mine effrontément victorieuse. Il dominait Vendini, du haut de son mètre soixante, et l’empoigna par la gorge.

    — Tu as les salutations de Zachary King.

    Il leva son katana pour porter le coup final. L’hydre surgit soudain de la brume noire et envoya son pied en plein dans la poitrine de Shouri, si fort qu’il s’envola contre un poteau et le fit s’écrouler, arrachant la barrière de fils barbelés. La femme passa le bras de Vendini par-dessus ses épaules, et le fit descendre du ring.

     

     

     

    Elle mena Antonio jusqu’à la sortie de la pièce, où ils croisèrent Jack et Alan, qui étaient bardés d’armes et couverts de suie. Jack serrait contre lui la serviette pleine d’argent. Vendini se dégagea de l’hydre.

    — Faut filer, dit-il.

    — Pas par là, répondit Alan. Ça s’est écroulé juste devant nous.

    — Par où on est entrés, alors.

    — En haut ? Mais on va se prendre toutes les vapeurs toxiques en pleine tête.

    — C’est la seule autre issue. Ils sont beaucoup ?

    — Qui, les Iron Fists ? On en a refroidi quelques-uns par ici, mais il doit y en avoir d’autres.

    — On les refroidira aussi. Filez-moi mes armes.

    Jack rendit à Antonio son pistolet, son révolver et son couteau. L’hydre leur jeta un regard mauvais.

    — À elle aussi, dit Antonio.

    — Mais… tu lui fais confiance ?

    — Confiance de circonstance.

    Alan ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Homophobie de circonstance, confiance de circonstance… Existait-il aussi un Vendini de circonstance ? Il obéit néanmoins à son chef, et donna à la femme son pistolet-mitrailleur.

    — Allons-y.

    Ils rebroussèrent chemin et firent le tour du ring pour atteindre l’escalier. Le feu avait presque tout dévoré au rez-de-chaussée, ce n’était qu’une question de temps avant que l’étage ne s’effondre. Ils escaladèrent les marches quatre-à-quatre, Alan le premier, suivi de Jack et de l’hydre, et enfin Antonio. Ce dernier trébucha et s’aplatit douloureusement contre les lames de fer. Il se retourna. Sho Shouri, le visage ensanglanté, lui tenait la cheville. Vendini le délogea d’un coup de semelle dans la figure et reprit sa course. Il n’avait pas encore atteint le sommet qu’il entendit des coups de feu éclater. Les Iron Fists les attendaient déjà. L’hydre avait renversé une table, Jack et Alan une autre, et s’en servaient de couverture contre les tirs. Antonio vint se coller à la femme, qui se dressa pour tirer une rafale avant de se remettre à l’abri.

    — Il me faut les dossiers.

    — Quoi ? fit-elle.

    — Il me faut les dossiers, répéta-t-il.

    — Hors de question !

    — Je sais que tu les as, file-les moi.

    — On a plus urgent sur bras !

    — Shouri va arriver d’un instant à l’autre, j’en ai besoin !

    L’hydre l’empoigna par le cou et lui plaqua le canon de son arme contre la tempe, mais Vendini l’imita exactement en même temps.

    — Si je ne ramène pas dossiers, je devrai expliquer à Vodin !

    — Je vais m’occuper de Vodin. Tout ce que tu as à faire, c’est de me donner ces dossiers.

    La femme sonda de ses yeux verts le regard blanc d’Antonio. Elle le relâcha précautionneusement, plongea sa main dans une petite poche cousue à l’intérieur de sa veste, et en sortit une clé USB. Vendini n’en revenait pas. Pendant tout ce temps, il avait cru, ou plutôt fantasmé, que ces dossiers militaires étaient en papier. Il s’empara du petit rectangle noir, toujours incrédule. L’hydre l’agrippa par les cheveux.

    — Si tu donnes à Vodin, je te tue, le prévint-elle.

    — Contente-toi de débarrasser le chemin.

    Il se précipita, accroupi, jusqu’à l’escalier, et en descendit quelques marches, où Sho Shouri l’attendait, katana au poing, au-dessus d’une mer de feu. Les flammes avaient désormais complètement englouti le rez-de-chaussée.

    — C’est terminé, Sho ! cria Vendini. Sois raisonnable, on va tous y passer !

    — Tant mieux !

    Antonio dégaina son pistolet.

    — C’est stupide, Sho ! On peut toujours s’arranger ! Ne me force pas à faire ça !

    — Tu ne comprends rien ! Si je ne réussis pas, je préfère mourir !

    — Arrête avec tes conneries d’honneur japonais !

    Vendini tira à deux reprises, et les projectiles se plantèrent dans le biceps gauche de Shouri. Ce dernier vacilla, mais demeura debout.

    — Je vais te tuer et récupérer ces dossiers ! cria-t-il.

    — C’est de Hitogoroshi dont tu as si peur ?

    — C’est de King !

    King ? Zachary King ? Il était vrai que Sho lui avait adressé ses salutations quelques minutes plus tôt, Antonio n’y avait pas prêté attention. Shouri poursuivit :

    — J’avais tenté de donner les dossiers à Hitogoroshi, mais il m’a craché au visage. Je voulais me venger, je suis allé voir King, mais lui aussi s’est moqué de moi. Puis cette pétasse russe s’est montrée. J’étais trop bourré, elle a réussi à découvrir où je les avais cachés. Sauf qu’après, King s’est pointé, il était intéressé finalement. Quand il a compris que je m’étais fait rouler, il a été furax, il a tout saccagé.

    Cela expliquait tous les dégâts dans la maison.

    — Comme j’ai marchandé avec son frère dans son dos, il a été encore plus furieux.

    — Tu as trahi ton ancien patron pour un nouveau, que tu as tout de suite déçu ? Et pour couronner le tout, tu fous le feu au business de son frangin ? T’es complètement stupide, Sho. Et dingue.

    — T’aurais fait comme moi !

    — C’est ça, crois-y.

    Antonio leva son arme et tira à nouveau. La balle frôla Shouri, qui se rua sur Vendini. Son katana décrivit un arc-de-cercle, et il désarma le criminel ambitieux, envoyant son pistolet dans le gouffre de flammes. Antonio tomba à la renverse, et dégaina son révolver, qui vint bloquer la course de la terrible lame.

    — Me force pas à faire ça…

    Il tremblait, luttant de toutes ses forces pour retenir le sabre de lui découper le nez. Le souffle haletant du fana du katana lui chatouillait le visage. Vivement, il s’empara de la clé USB dans sa poche, et la montra à Sho.

    — T’as perdu, Sho.

    Et il la jeta dans l’incendie en contre-bas. Shouri hurla un non de désespoir et tenta vainement de récupérer son Graal en se lançant à sa poursuite. Vendini se redressa aussitôt, déplia son couteau papillon en une demi-seconde, et le planta dans la gorge du Japonais. Le sang gicla. Sho lui adressa un regard paniqué. Antonio sortit la dague, et il le poignarda deux fois de plus. Quand il en eut fini, Sho Shouri chuta lourdement en arrière, ses derniers éclats de vie s’écoulant par les plaies de son cou. Il eut quelques soubresauts, puis ce fut terminé.

    Vendini l’observa quelques secondes. Était-ce là le destin qui l’attendait aussi à la fin de sa route ? Était-ce là ce qu’avait prévu son père pour lui ? Qui viendrait mettre un terme au voyage ? Ou bien mourrait-il pitoyablement comme son père, branché à une machine dans un lit ? Et une fois parti, comment se souviendrait-on de lui ? Qui se souviendrait de lui ? Que laisserait-il derrière, marquerait-il les esprits ? La main d’Alan enserrant son bras le tira de ses pensées, et juste à temps, car l’escalier s’effondrait. Antonio ne put jeter qu’un dernier regard au cadavre de Sho, qui sombra dans les torrents de l’enfer.

     

     

     

    Alan et Vendini jaillirent hors du bâtiment, et se retrouvèrent dans la petite ruelle insalubre. Ils tombèrent à genoux, aux côtés de Jack, de l’hydre, et même d’Arthur-Benedict King, et toussèrent tellement qu’ils crurent vomir leurs poumons. Ils étaient tous les cinq noirs de suie et rouges de sang, les vêtements déchirés, et les entrailles enflammées. Antonio se laissa aller contre le mur et pencha la tête en arrière.

    — Oh, putain de bordel de merde… Désolé, mais je n’en pouvais plus…

    L’hydre se redressa et tendit son pistolet-mitrailleur sur la tête du criminel ambitieux.

    — Où sont les dossiers ?

    — Ça sert à rien de t’exciter, rétorqua Vendini sur un ton nonchalant. Ils sont partis en fumée.

    — Quoi ?

    — Tu as très bien compris. Ils ont été vaporisés, tes foutus dossiers. Et crois-moi, c’est mieux comme ça.

    — Je sais pas ce qui me retient de te trouer sur place.

    Des sirènes retentirent au loin et résonnèrent jusque dans la ruelle.

    — Ça… soupira Antonio.

    — On se reverra, cracha l’hydre. Je te le promets.

    — Ouais, ouais… Allez, zou, file.

    Furieuse, la femme tourna les talons, et s’enfuit en courant. 

    — Pour quelqu’un qui a failli crever étouffé, elle a beaucoup de souffle, constata Alan.

    — Elle a surtout beaucoup de matos, siffla Jack. T’as vu ce cul de rêve ?

    — Tu choisis toujours le bon moment, toi, hein ?

    Arthur-Benedict se traîna jusqu’à Antonio, et posa ses mains de part et d’autre de son col.

    — C’est vrai ? Vous avez détruit ces dossiers ?

    — J’espère, répondit Antonio.

    — Oh non… Oh non non non, gémit King, se laissant tomber. C’est une catastrophe… Zachary va me tuer, ce coup-ci, c’est sûr…

    — Ça va, t’as un deuxième œil…

    Le borgne parvint à se relever. Il était fébrile, la moindre brise aurait pu le disloquer comme un pantin.

    — Vous me le paierez… Soyez maudit, Vendini !

    — Go-go gadget casse-toi de là.

    À son tour, Arthur-Benedict King disparut, laissant seul le trio de gangsters. Ils étaient épuisés, ils étaient blessés, ils n’étaient même pas victorieux, mais ils étaient vivants.

    — Et riches ! s’exclama Jack en tendant triomphalement la serviette pleine de billets.

    — C’est des faux, dit Antonio.

    — Quoi ?!

    — À ton avis, pourquoi l’hydre s’est barrée sans même prendre la peine de les récupérer ? Elle n’aurait pas eu de mal.

    — Oh non… C’est pas juste…

    — Y a des jours où le crime ne paie pas si bien… pesta Alan, les poings sur les hanches. On n’a plus qu’à s’en débarrasser.

    — Non attends… J’ai une idée, fit Vendini.

     

     

     

    Il était deux heures du matin, et au Pirate, les Black Strawberries enchaînaient chanson sur chanson sans s’arrêter. Sans surprise, leur interprétation de Knockin’ on Heaven’s Door n’avait charmé personne, mais la suite de leur registre, très diversifié, leur avait définitivement acquis plusieurs fans.

    Accoudé au comptoir, Antonio Vendini, 29 ans, criminel ambitieux, sirotait un verre de coca-cola light à l’aide d’une paille. À sa gauche, Martha, sa fidèle femme de ménage, ne cessait de le harceler de questions sur la mauvaise journée qu’il avait passée. Il ne formulait que des demi-réponses, ce qui avait pour unique effet de toujours plus aviver la curiosité de la jeune femme.

    Enfin, il arriva. Gaspar Vodin. Il entra dans le bar, toujours vêtu de son immonde chemise blanche et de son pantalon trop large. À ce moment, le bassiste, qui se révéla être une femme, entonna les premiers airs de Goodnight Moon. Sa voix était légèrement éraillée, mais conservait un ton doux, ce qui donnait à la chanson la couleur bleue de complainte qu’elle méritait. Antonio fut charmé. Il l’entendait, dans cet air, il y avait du sentiment et de la tripe.

    Gaspar s’accouda à côté de Vendini. Martha se tut, et baissa les yeux.

    — Alors, Tonio, comment ça va ? demanda Vodin. Ouh, ce que j’ai soif.

    — J’ai connu mieux.

    — Tu as ce dont tu devais t’occuper, je suppose. J’ai une de ces soifs, moi.

    — Non.

    — Non ? répéta Vodin, choqué. Tu me dis non, juste comme ça ? Comme si c’était anodin ?

    — C’est anodin. Dis-moi, Gaspar, tu savais ce qu’il y avait dans ces dossiers ?

    — Hein ? Nooon, c’était une assurance-vie. Je sais même pas de quoi ça parle. Me dis pas que ça valait des millions, parce que là, je te fous ta tête à prix. J’ai vraiment soif, je sais pas ce que j’ai.

    — Non non, je voulais juste savoir. Tes dossiers ont été calcinés, c’est fini. Plus personne ne leur mettra la main dessus.

    — Je suppose que je devrais m’en réjouir. Tu m’offres à boire ?

    — Pas tellement, ce sont tes secrets qui vont être éventés.

    — Ne t’inquiète pas, j’ai de la ressource. Tu me proposes quoi ?

    — Pour me faire pardonner, je t’ai récupéré ça. Martha ?

    La femme de ménage souleva la serviette en cuir bouilli et la posa sur le comptoir. Telles les serres d’un vautour affamé, les mains de Gaspar Vodin se jetèrent sans pitié sur le cartable et l’éventrèrent, faisant se déverser ses entrailles en coupures de cent.

    — Avec ça, tu devrais pouvoir te mettre à l'abri quelques temps, dit Vendini.

    — C’est sûr. Bon ben je vais pas plus t’embêter, hein ! C’est qu’j’ai du chemin à faire, pour rentrer, moi !

    — Je vais te raccompagner à la sortie.

    Antonio se leva, et, la main posée sur son dos de morse, escorta Vodin jusqu’à la porte du bar. Ils sortirent dans la rue, et furent accueillis par une voiture de police et l’inspecteur nouvellement nommé, Nevena Petrova, flanquée de deux agents, qui faisait tournoyer innocemment une paire de menottes autour de son index tout en souriant. Gaspar blêmit.

    — On vous attendait, Monsieur Vodin ! lui lança Nevena.

    — Voilà ton taxi, Gaspar, sourit Antonio.

    — Hein ? Mais qu’est-ce que ça veut dire, Tonio ?

    — Je te sauve la vie.

    — En me vendant ?

    — Tu vois, Gaspar, là, dehors, quelque part, il y a une hydre qui te guette… Prends ça comme des vacances bien méritées. Et aussi parce que tu m’as doublé. Bonne soirée, mon vieil ami.

    Antonio lui tourna le dos et se dirigea vers l’intérieur du pirate alors que les agents passaient les bracelets de fer aux poignets de l’arnaqueur. Au moment où les policiers le faisaient entrer à l’arrière du véhicule, Gaspar vociféra :

    — Pasquale aurait eu honte de toi, Tonio ! Tu fais insulte au nom de ta famille ! Tu as toujours une dette envers moi ! Je n’oublierai pas !

    Nevena le força à s’asseoir sur la banquette arrière, et claqua la portière derrière elle. Puis elle plongea les mains dans les poches de sa veste, et rejoignit Vendini d’un pas candide.

    — Mmh, du faux monnayage ? Il en prendra pour quinze ans, si le juge se montre sévère, souffla-t-elle.

    — On s’arrange comme on peut, rétorqua Antonio.

    — Quand vous aurez deux minutes, vous passerez me voir, au bureau ?

    — Pour prendre ma plainte ?

    — Je voudrais vous parler d’une petite affaire.

    — Quoi ?

    — Un règlement de comptes, on dirait. On a trouvé une femme morte. Elle était connue des Stups.

    — Et alors ? Pour la drogue, adressez-vous à Carlos Delrio, inspecteur. Je ne suis qu’un honnête concitoyen qui paie ses impôts.

    Elle l’arrêta en l’attrapant par l’avant-bras.

    — Elle avait le pied et la main tranchés, Vendini. Et introuvables. Je veux juste savoir s’il s’agit d’un message que l’un des vôtres essaierait de faire passer.

    Antonio réfléchit.

    — Le pied et la main tranchés, hein ?

    — Net. Clean. Sans bavure. Un vrai boulot de chirurgien.

    — Mmh…

    — Qu’est-ce que vous en dites ?

    Antonio tourna son visage dans la direction de l’inspecteur, lui adressa un petit sourire fatigué, et répondit :

    — Il n’y a pas de quoi vous inquiéter…


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