• La serveuse du Groovy Buddha

    Au bout d’un petit moment, il repéra un café-bar, baptisé le Groovy Buddha et, charmé par ce nom peu commun, y entra. Il se dirigea vers le comptoir et s’assit sur un grand tabouret. L’établissement était quasiment vide, il n’y avait qu’un groupe de quatre jeunes hommes qui rigolaient fort autour de quelques bouteilles de bière.

    — Je te sers quelque chose, mon chat ?

    Vendini se retourna. Une ravissante serveuse était apparue à côté de lui. Elle avait des cheveux bruns épais et bouclés qui tombaient en cascade sur ses épaules, de grands yeux marron, une figure ronde et un sourire qui révélait des petites dents aussi droites que blanches. Le regard du criminel, toutefois, se porta sur sa poitrine généreuse sur laquelle reposait un lourd collier en forme de tête de cerf. C’était un bien étrange bijou, massif, brillant, qui se balançait au rythme de sa respiration.

    — Mes yeux sont plus hauts, chaton, fit-elle en lui remontant le menton.

    — Pardon.

    — J’ai l’habitude.

    — Qu’est-ce que vous avez de rapide à préparer ? J’ai très, très faim.

    — Des tartines à la tomate. Elles font vingt, trente centimètres chacune.

    — À combien ?

    — Un dollar les deux.

    — Alors ça et un coca light, s’il-vous-plaît.

    — Je te fais ça tout de suite.

    Elle s’en alla vers ce qui était supposément la cuisine. Cette charmante demoiselle faisait-elle tourner la boutique seule ? Antonio, au moins, avait plusieurs serveuses à sa disposition, au Pirate. Tiens, le Pirate. Il se demanda comment la vie se passait, là-bas.

    Il entreprit d’appeler Martha. Après tout, c’était à elle qu’il avait laissé les rênes du gang, elle devait lui faire au moins un compte-rendu de la journée.

    La jeune femme répondit après quelques tonalités :

    Salut, M’sieur Vendini !

    — Oh, vous êtes très joyeuse, vous.

    Un peu, oui. Je viens de gagner ma troisième partie de Mario Tennis d’affilée ! Attendez, deux secondes. Quoi, Romuald ? Non c’est pas vrai, vous ne faites pas exprès de perdre pour me faire plaisir. Tenez, vous savez quoi ? Pour le prochain set, je vous prends les yeux bandés. Je vous prends les yeux bandés ET avec le petit Maskass, là. Ouais, le mini-Vendredi 13 avec une hélice sur la tête.

    — J’aurais jamais dû installer ces consoles. Martha ?

    Oui ?

    — On peut se concentrer une minute ?

    Oui, pardon.

    — Comment ça va, à Sunset Bay ?

    Rien de bien folichon. L’inspectrice Petrova est revenue dans la journée, elle a encore râlé. Alan, vous pouvez me passer mon carnet ? Merci. Alors… Ah oui, le boucher casher a demandé un délai d’une semaine pour payer sa taxe. Je le lui ai accordé, il a toujours été fiable jusqu’à présent. L’équipe de Dimitri a…

    — Dimitri ? Qui c’est, Dimitri ?

    Sbire n°3 bis.

    — Ah ! Appelez-le par son vrai nom, au moins je le connais.

    Sbire n°3 bis, donc, et son équipe ont eu un léger accrochage avec des hommes de Delrio. Bien sûr, Delrio crie à l’outrage et demande réparation en cash.

    — On n’a pas l’argent, on se l’est fait voler.

    Je pense pas que ça soit la meilleure chose à lui dire.

    — Laissez-le râler, il finira par lâcher. Je le connais.

    Il a menacé de vous couper la tête. Encore.

    — C’est sa façon d’exprimer son affection.

    C’est vous l’patron, patron. Enfin, Troy…

    — Qui ?

    Vous savez, le dealer à l’angle de Parks Avenue. On a découvert qu’il se gardait une part de came. Alan lui a cassé une jambe.

    — C’est tout ? C’est bon, ça va, la ville est pleine de crétins qui ont envie d’argent facile pour le remplacer. Débarrassez-vous-en.

    Une méthode particulière ?

    — Un truc un peu fantasque. Je sais pas, vous le jetez plusieurs fois du deuxième étage d’un immeuble, vous l’enfermez dans une chambre froide… Ah ben tiens ! Foutez-le dans la chambre froide du boucher casher, dites-lui que ça vaudra pour sa cotisation du mois.

    C’est noté. Et vous, de votre côté ? Tout se passe bien ? Jack va mieux ?

    — J’aimerais vous dire oui, mais ça serait mentir. Je pense qu’il va falloir faire l’impasse sur ces 200'000 dollars. On ne les récupérera pas. On essaie encore demain et si on n’a rien, on assiste au mariage et on se casse.

    Vous êtes sûr ? C’est un peu risqué, non ?

    — Pour le moment, ça me semble le plus raisonnable.

    Faut que vous fassiez payer le responsable, au moins.

    — Ce n’est que de l’argent, Martha. Ça nous embête maintenant, mais dans quelques jours ça sera réglé.

    Ce qui m’inquiète, c’est ce que vont dire nos gars s’ils apprennent qu’on ne fait rien pour remédier à la situation.

    À ce moment, la ravissante serveuse reparut, tenant à une main un grand plateau.

    — Je dois y aller, Martha. Je vous rappelle au plus vite.

    Antonio raccrocha et rangea le téléphone. La jeune femme lui sourit et déposa le plateau sur le comptoir. Il y avait le double de la commande : quatre grandes tartines et deux verres de soda.

    — Je me suis dit que j’allais t’accompagner, c’est mort, ce soir minauda-t-elle. Je suis désolée, ça a pris un peu de temps.

    — C’était des tartines sauvages, non ?

    — Pardon ?

    — Il a fallu le temps que vous les attrapiez et que vous les cuisiniez, je ne vous en veux pas. Il vaut mieux faire ça prudemment, une tartine sauvage blessée peut être très dangereuse.

    La serveuse éclata de rire, ce qui secoua la tête de cerf.

    — Tu as raison. Et en plus, j’en ai affronté quatre à moi seule !

    — C’est un exploit que même moi, je n’oserais pas accomplir.

    Elle prit place à ses côtés, sélectionna une assiette et un verre et commença à manger. Antonio l’imita immédiatement.

    — Comment tu t’appelles, mon chat ?

    Il allait répondre “Jimmy Rabbitte” mais la réaction de Benny la Bonne Bière surgit dans sa mémoire.

    — Antonio.

    — Et moi Sandra.

    — Enchanté.

    — Tu vis ici ou tu es juste de passage, Tonio ?

    Cette manière de le tutoyer le déstabilisait. Devait-il lui rendre la politesse ? Devait-il marquer la distance ? Devait-il lui donner également un surnom ? Pourquoi un chat, d’ailleurs ? Des deux c’était elle qui y ressemblait le plus, avec ses grands yeux brillants et sa façon de ronronner.

    — Je viens de Sunset Bay. Je suis en ville pour quelques jours.

    — Pour le plaisir ?

    — Pour les affaires.

    — Dans cette tenue ?

    Elle marquait un point. Affublé d’un t-shirt un peu trop grand et d’une veste en jean, personne ne pouvait le prendre au sérieux. Dès le lendemain, il reprendrait une habitude vestimentaire plus classique.

    — Je ne suis pas tout le temps en train de faire affaire.

    Les quatre jeunes rigolèrent fort. Cela le crispa.

    — Mais parfois j’aimerais… marmonna-t-il. Et vous ? Votre patron ne risque pas de vous taper sur les doigts s’il vous surprend à manger et discuter avec les clients ?

    Ce fut Sandra qui rigola, ce coup-ci, dissimulant sa bouche derrière la main.

    — C’est moi, la patronne, répondit-elle. Mais je suppose que ma tenue non plus n’en donne pas l’impression.

    Avec ces chaussures à talon, ce pantalon très serré, ce haut moulant et cet étrange collier doré à tête de cerf, en effet, elle faisait étudiante en plein job d’été.

    — Il n’y a que moi, quelqu’un en cuisine, et un serveur les jours très fréquentés.

    — Et ça arrive souvent, les jours très fréquentés ?

    — Ha ha, non, pas vraiment. C’est même assez rare.

    Un bar tenu par une personne et qui n’avait aucune clientèle ? À moins d’avoir ouvert depuis peu, il servait assurément à blanchir de l’argent. Et le blanchiment d’argent ne signifiait qu’une chose : Sandra était loin d’être aussi innocente que ce que sa jolie frimousse le laissait penser.

    — Tiens, l’autre jour, je sortais avec un gars en soirée, et il me croyait pas ! Il pensait pas possible qu’une meuf puisse avoir son propre commerce. Pfff, un vrai loser.

    Elle dressa son pouce et son index en angle droit et sa plaqua la main sur le front.

    — Ha, loser !

    — Un imbécile, quoi.

    — Un crétin complet !

    — Sandra, lança l’un des jeunes. On y va, tu peux mettre toutes nos consommations sur mon ardoise ? Je te paierai demain.

    — Pas de problème, à demain.

    Le quatuor se leva de table et sortit de l’établissement en file indienne, ricanant et titubant.

    — Vous êtes… généreuse, admit Vendini une fois qu’ils eurent disparu.

    — Il n’y a pas de raison de gâcher leur soirée, ce sont encore des gamins. Ça me satisfait largement de savoir que s’ils réveilleront demain avec la gueule de bois !

    — Mmh ?

    — Quoi ? Tu ne t’es jamais amusé, à cet âge ?

    Non, à cet âge, il était en prison.

    — Si, à cet âge, j’étais dans toutes les discothèques. Je n’arrêtais pas de faire la fête.

    — Et que t’est-il arrivé ?

    Avant qu’il ne réponde, un policier fit son entrée dans le Groovy Buddha. Antonio fronça les sourcils, tandis que Sandra les haussa. Un homme en uniforme dans un café de mafieux à une heure tardive, c’était suspect.

    — Bart ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? questionna la barmaid.

    — Ça devient une vraie pièce de théâtre, maugréa Vendini.

    — Trop. Bart ? Tu m’entends ?

    — Je viens prendre ma part du mois, Sand’.

    — Hein ? T’as bu ou fumé quelque chose, Bart ? J’ai payé la redevance pour ta “protection” la semaine dernière !

    L’agent fit un pas en avant, trébucha mais se rattrapa à la table à côté, faisant tomber une bouteille de bière, qui se brisa en une gerbe de verre. Son haleine puant la tequila était si forte qu’elle parvenait à Vendini. Sandra sauta de son tabouret et se dirigea vers lui.

    — Ok, chaton, c’est clair, t’as trop bu. Je pense que tu devrais partir. Ta femme va s’inquiéter.

    — J’emmerde ma femme. Fais-moi un bisou.

    Il empoigna les fesses de la patronne avec fermeté. Elle se dégagea aussitôt, se saisit de la chaise la plus proche et, d’une volteface agile, la lui expédia dans la tête. Bart s’étala sur le carrelage, inerte.

    Antonio ne bougeait pas non plus. Il se contentait de regarder bêtement Sandra replacer la chaise. Décidément, les femmes de Gradene ne s’en laissaient compter par personne, c’était un fait avéré. Qu’elles fussent asiatiques et taillées comme une armoire ou qu’elles fussent choupies et en talons hauts, les Gradénaises étaient d’authentiques punks. Rien à faire de la bienséance, rien à faire du système, seul importait le résultat.

    — Tu viens m’aider, mon chat ?

    — … T’aider, enfin, vous aider à quoi ?

    — À le mettre dans la benne à ordures dans la ruelle à côté.

    — Ah carrément !

    — Carrément quoi ? Je peux juste pas le soulever toute seule.

    — Oui, non, oui, d’accord, mais… aucune mention sur ce qui vient de se passer ? Que dalle ? Vous venez juste de fracasser le crâne d’un flic, quand même. Par chez moi, c’est un événement qu’on qualifierait, au mieux, d’extrême !

    — Oh, ça va, hein, je lui offre tout le temps à boire, d’habitude.

    — Et vous le défoncez avec le mobilier régulièrement, aussi ?

    — Euh… non. Ça, c’est la première fois, par contre…

    — Oh bordel…

    — Bon, mon chat, on n’a pas toute la nuit avant qu’il se réveille.

    — S’il se réveille.

    Antonio s’essuya les lèvres à l’aide d’une serviette de papier, sortit son dernier billet de son portefeuille, vingt dollars, et le cala sous son assiette.

    — C’est que trois dollars, chaton.

    — Je sais, mais y a aussi deux dollars pour le pourboire, et quinze pour la garantie que je sors d’ici entier et en vie.

    Sandra cacha à nouveau sa bouche pour rire. Cette femme donnait un sens nouveau à l’expression “rire sous cape”. Rire sous main. Rire sous doigt. Rire sous ongle ? Rire sous collier à tête de cerf. Quoi qu’il en fût, cela allait très vite devenir d’actualité.

    Le criminel ambitieux prit le corps inconscient de Bart par les jambes, Sandra par les bras et, d’un pas égal, ils le transportèrent à l’extérieur, longèrent la rue déserte et s’engagèrent dans la venelle. La benne se trouvait dans un angle sombre, loin de tous les réverbères et des regards indiscrets. Vendini savait qu’il était en train de faire quelque chose de stupide. À peine sorti d’un commissariat de fous, voilà qu’il aidait une serveuse non moins dingue à entreposer un agent qu’elle avait assommé dans un conteneur à déchets. La dernière fois qu’il était venu, Gradene lui avait paru bien moins déjantée.

    Sandra ouvrit le couvercle de la benne et aida le criminel ambitieux à y faire glisser Bart. Ce ne fut pas chose aisée, car la pestilence de la poubelle donna envie de vomir à Antonio, sensation qui raviva ses blessures. Néanmoins, le policier inconscient atterrit parmi les ordures, en émettant un charmant “fwoump”. La jeune femme referma le rabat et s’épousseta les mains.

    — Merci !

    — Pas de problème… Je ne suis qu’un honnête payeur d’impôts, après tout. J’ai toujours rêvé de visiter le pénitencier du coin.

    — Tu es toujours aussi cynique ?

    — J’en sais rien. Vous demandez toujours à vos clients de vous aider à jeter des flics à la poubelle ?

    — C’est bon, t’as gagné ! Je suis désolée, j’ai peut-être un peu sur-réagi.

    — Un peu sur-réagi ? C’était une chaise dans la figure ! Je me demande ce que c’est quand vous êtes vraiment énervée.

    — Tu sais quoi ? Pour me rattraper, ça te dirait qu’on sorte tous les deux ? Je dis à mon cuisinier de fermer la boutique et on y va. Je connais une ou deux boîtes sympas. On pourrait aller boire un verre, danser un peu, je pourrais te brancher sur quelques nanas. Qu’est-ce que t’en penses ?

    — Ça sort de nulle part, ça… Comme si la journée ne pouvait pas être plus bizarre… J’accepterais avec plaisir, Sandra.

    Jamais. De. La. Vie.

    — Mais malheureusement, j’ai rendez-vous avec un homme dans ma chambre d’hôtel. J’ai réalisé à quel point ça sonnait salace alors que les mots sortaient de ma bouche, un seul commentaire et je vous mets aussi dans cette poubelle.

    — Je serais curieuse de voir ça, mon chat. Je ne vais pas te retenir plus longtemps, alors. J’espère qu’on se reverra.

    — Oh, il y a de fortes chances.

    Il pivota, enfonça les mains dans les poches et s’en alla.

    — Il y a de très fortes chances…