• Le prophète de la fin des temps

    Grosmanu Sabot-d'acier est un jeune chasseur de primes qui ne roule pas sur l'or. Alors, quand des ouvriers du chemin de fer disparaissent mystérieusement, il se doit bien d'enquêter...

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    Chapitre 1

    Chapitre 2

    Chapitre 3

    Chapitre 4

    Chapitre 5

    Chapitre 6

     

     

     

     

    Chapitre 1

    Le tombeau de Wovnahon était réputé pour être l’une des plus grandes fosses communes de Toranie. Il avait été érigé suite à la terrible guerre de 1789 opposant les “races inférieures”, c’est-à-dire les êtres dénués de magie, aux “races supérieures”, c’est-à-dire les Elfes, les Orques, les Hommes et les Nains. Plus précisément, il s’agissait d’un conflit avec les Toraniens et les Troltigeurs, que les races supérieures utilisaient comme main d’œuvre en esclavage.

    Le mausolée de Wovnahon enfermait en son sein de pierre pas moins de trois milliers de cadavres et de corps décomposés. Elfes, Hommes, Toraniens, Troltigeurs… les restes étaient tous mélangés sans distinction et demeuraient les seuls témoins d’un carnage ignominieux.

    Personne n’entretenait le tombeau. Il se dressait, délabré, dans une région reculée de la Toranie, sur une falaise, là où seuls les animaux les plus sauvages vivaient. Il avait été laissé là certainement dans une tentative d’oublier cette violente guerre et de faire table rase du passé. Pendant près de 200 ans, Wovnahon s’était désagrégé. Les pierres jonchaient le sol, certains murs s’étaient effondrés. Un semblant de muraille s’élevait sur deux mètres de haut, et était éventré par endroits.

    La seule chose intacte que l’on pouvait trouver à Wovnahon, c’était le silence… Un silence lourd et oppressant. Intemporel et ininterrompu.

    Jusqu’à ce jour. Car au plus profond du cairn, dans les noirceurs du caveau, entre les ossements, la poussière et les cendres, deux petites lanternes rouges s’allumèrent. Lentement, s’affranchissant peu à peu de l’engourdissement dû aux décennies de léthargie, un corps que le monde avait oublié se leva.

    Porté par des muscles d’un autre âge, le corps se mit en marche vers la sortie du mausolée. Ses pas, sabots d’airain claquant contre la pierre, résonnaient dans les corridors vides, tandis que ses mains trapues lui donnaient de l’appui contre les parois.

    Il poussa la stèle qui bouchait l’entrée du sépulcre et offrit son mufle au vent desséchant de la falaise. Les lueurs du soleil pâle caressèrent son pelage sombre. La Bête, car c’était ainsi que le nommaient les légendes, sourit, révélant de grosses dents plates et carrées. Et elle gronda :

    — Ux subc…

    La Bête fit quelques pas en avant. Elle se retourna face au tombeau de Wovnahon, leva les bras au ciel, et elle scanda de sa voix gutturale :

    — A bittev oei, bwazcb em cpy luyh. Zaby uvl byzdy ty. Zaby uvl tury cpy biv muly ufua.

    Cette incantation, sans queue ni tête en apparence, prononcée dans un langage des temps jadis, un langage archaïque, fit trembler le sol et gémir le cairn de milliers de plaintes de l’au-delà. Le silence de Wovnahon était rompu.

     

     

     

     

    Chapitre 2

    Dans un village dans lequel il habitait actuellement, le chasseur de primes Grosmanu Sabot-d’acier faisait l’une des choses qu’il savait le mieux faire : fabriquer des armes. La confection d’armes et d’objets technologiquement avancés était la marque de fabrique de la Toranie. Comme les Toraniens et les Troltigeurs étaient incapables d’utiliser la magie, il leur fallait compenser cette faiblesse.

    La guerre de 1789 s’était achevée deux siècles plus tôt, mais l’inimitié demeurait très forte entre eux et les races supérieures, en particulier avec les Elfes. Comme un nouveau conflit pouvait éclater à tout moment, mieux valait se tenir prêt…

    Grosmanu Sabot-d’acier était, lui, un Toranien, c’est-à-dire un bovin à l’allure vaguement humanoïde. Il se tenait sur deux sabots (à défaut de pieds) et… ressemblait en fait en tout point à un bovidé sur deux pattes qui portait des habits… Grand, massif et musculeux, la tête carrée et les cornes courbées, Grosmanu était un Toranien de la plus belle espèce. Il avait le pelage brun-noir et une magnifique barbiche tressée qui faisait sa plus grande fierté.

    Grosmanu était ce que les gens appelaient communément un chasseur de primes. Parcourant les pays à la recherche de renommée et de trésors, les chasseurs de primes travaillaient toujours pour le plus offrant, et Grosmanu ne faisait pas exception à la règle. Bien qu’encore jeune, il était considéré comme l’une des valeurs sûres du métier grâce à son honnêteté, son efficacité, sa loyauté envers son employeur, et sa tendance à régler les problèmes à coups d'arbalète.

     

     

     

    Grosmanu, donc, fabriquait des armes dans la forge d’un petit village nommé Zuppiko. Les chasseurs de primes vivaient, comme leur fonction l’indiquait, des rémunérations qu’ils obtenaient suite à la complétion des tâches qui leur étaient attribuées. Somme toute la compensation due pour n’importe quel travail. Cependant, pour un chasseur de primes, cela restait assez épisodique, et rares étaient ceux qui parvenaient à cumuler un pactole suffisant pour se la couler douce le restant de leur vie. Par ailleurs, rares étaient ceux qui restaient dans le métier plus de trois ou quatre années.

    Beaucoup d’investissement pour zéro rentabilité, ce n’était pas le credo de Grosmanu. Il préférait faire ce pour quoi il n’était pas fait plutôt que de mourir de faim. Le Toranien était plein de bonne volonté et avait à cœur d’aider Jyvkovyr, le vieux forgeron de Zuppiko. Mais il était peu habile de ses mains et finalement plus doué pour la destruction que pour la création. Les armes qu’il réalisait étaient tordues et les armures qu’il confectionnait s’éparpillaient au moindre choc. Un travail de maître, vraiment.

     

     

     

    Quand le vieux Jyvkovyr rentra à son atelier, il fut surpris d’entendre une puissante détonation et de sentir la terre trembler sous ses sabots et sa canne. Paniqué, il poussa la porte de la forge et fut accueilli par un brouillard de fumée noire. Agitant la main, il écarta le nuage, et aperçut Grosmanu assis sur un tabouret, les yeux écarquillés et une mèche de sa crinière en feu.

    — Donc la poudre… ça explose…

    Le vieux Jykvokyr poussa un long et profond soupir, avant d’ouvrir une fenêtre afin de ventiler l’atelier. Grosmanu toussa et laissa échapper un filet de suie de son mufle.

    — Grosmanu, soupira à nouveau le forgeron, j’apprécie ton aide, mon garçon. Tu es un trésor de générosité et de bonne volonté mais… que faisais-tu ?

    — J’essayais, eurk, de construire un fusil. J’ai forgé le canon, je l’ai rempli de poudre et je me suis rendu compte que je ne l’avais pas fixé à la crosse… Donc j’ai rallumé le fourneau, et…

    — Grosmanu, Grosmanu…

    Jykvokyr tira une chaise et se laissa tomber dessus. C’était un vieux Toranien frêle et boiteux qui ne pouvait jamais rester longtemps debout en temps normal, mais les maladresses trop fréquentes de Grosmanu l’épuisaient encore plus vite.

    — Écoute-moi, mon garçon, souffla le vieillard de sa voix rauque. Cela fait quelques semaines que tu es ici. Tu es gentil et volontaire, et c’est vrai que tes muscles et la vigueur de ta jeunesse font marcher la boutique alors que je n’en ai plus la force… Mais je pense sincèrement que tu n’es pas fait pour ce travail.

    — Oh…

    — Je te loge et je te nourris parce que tu m’aides, mais ces derniers temps, je crois que l’intégralité des revenus de la forge va passer dans les réparations…

    — Je suis désolé… Je vais tout ranger.

    — Je parle du village entier, Grosmanu, répliqua le vieillard en tendant le doigt vers la fenêtre ouverte.

    Grosmanu jeta un œil à l’extérieur, et aperçut la moitié des habitations en ruines. Les toits étaient carbonisés, les murs abattus, et les villageois terrifiés se cachaient derrière ce qu’il restait de leurs demeures.

    — Oh…

    — Aussi, poursuivit Jyvkokyr, je suis parvenu à te dégoter un véritable travail, qui correspond à tes capacités.

    — Ah bon ?

    — Le bourgmestre t’attend, Grosmanu.

    — Qu’est-ce qu’il me veut ?

    — À ton avis ? Un homme de pouvoir qui a besoin d’un chasseur de primes…

    — Aaaaah, oui… Bon eh bien, je vais vous aider à ranger, et je vais y aller !

    Jyvkovyr se leva d’un bond, acrobatie spectaculaire au vu de sa condition physique et de son âge très avancé.

    — Non ! s’étouffa-t-il précipitamment. Non non ! Va ! Débarbouille-toi un peu et va le voir de suite ! Je me débrouillerai, ne t’inquiète pas !

    — Vous êtes sûr ?

    — Ouiiii ouiouioui. Va !

    Le vieillard poussa Grosmanu hors de l’atelier et claqua la porte derrière lui.

     

     

     

     

    Chapitre 3 

    Grosmanu se rendit dans la petite réserve que lui avait attribué le vieux Jyvkovyr. Là, il se lava rapidement, éteignit enfin la petite flammèche qui s’agitait toujours dans sa crinière, et enfila des vêtements propres, qui consistaient en quelques oripeaux de tissu et d’une armure de cuir. Les primes étaient maigres, ces derniers temps… Ce que le bourgmestre allait lui proposer devait impérativement être un coup juteux… Sinon, il était sûr de bientôt raccrocher les gants. Il se demanda un instant comment son frère faisait, lui, pour s’en sortir aussi bien dans la profession. Le Toranien attrapa ses armes, une masse et une arbalète, les rangea dans son dos, et sortit. Direction : le bourg.

    La Toranie était une contrée étrangement organisée. Plutôt que des petites communautés fonctionnant en autonomie, les villages toraniens s’organisaient autour d’un “bourg”. Le bourg était un village un peu plus gros que les autres, idéalement situé entre plusieurs petites bourgades, et qui faisait office de chef-lieu. C’était le bourg qui régissait les interactions entre les villages. Si par exemple le village de Zuppiko avait besoin d’un maçon (et ce besoin devenait urgent à cause de Grosmanu), les habitants pouvaient en faire la demande au bourg de Fyavk. L’administration de Fyavk faisait ensuite les démarches nécessaires pour recruter un maçon dans les villages voisins et le tour était joué. Cela permettait globalement de réguler les offres et les demandes d’emploi et de graisser toute la mécanique de l’économie.

    En échange de ces services, le bourg récoltait des tributs mensuels sous formes diverses : argent, nourriture, vêtements, épices… Il suffisait simplement de s’acquitter de la taxe. C’était un système simple et efficace, et qui faisait par conséquent du bourgmestre un personnage plutôt important…

     

     

     

    Le bourg de Fyavk se situait à quelques quatre kilomètres de Zuppiko. Pour s’y rendre, Grosmanu avait décidé de longer le chemin de fer. La Toranie était une contrée vaste et parfois dangereuse, que les animaux sauvages sillonnaient librement. L’idée de construire un train pour permettre de voyager rapidement et sans risques avait par conséquent été applaudie à l’unanimité. Néanmoins, idée n’était pas réalité, et la mise en œuvre d’un chantier aussi colossal prenait forcément un temps considérable. Rien que l’installation du chemin de fer avait déjà deux ans de retard !

    Bref, Grosmanu remontait les rails jusqu’au bourg de Fyavk. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce que le bourgmestre allait bien lui demander. Affronter un disciple du Seigneur des Crânes ? Pourchasser des pirates ? Affronter un assassin du peuple des Chouettes ? Négocier avec une race primitive ? Faire face à une menace des temps anciens que le monde espérait avoir oublié ? Mieux, se confronter à un personnage mythologique, tel le Prince des Ombres ? Le Toranien frémissait d’excitation. Bien sûr, il pourrait aussi bien être envoyé dans le royaume de Safirel dans le but d’enseigner les arts du combat à un petit groupe d’imbéciles, mais de cela, il s’en souciait peu. Il désirait seulement de l’aventure !

    Un bruit le tira de ses rêveries. Aussi vif que l’éclair, Grosmanu bondit sur le côté tout en dégainant son arbalète. Il examina scrupuleusement du regard la garrigue qui s’offrait à lui. Seule la petite brise qui soufflait faisait frémir les buissons et l’herbe drue. Le chasseur de primes ne relâcha pas son attention pour autant. Il entendit de nouveau un craquement. Cela provenait du buisson juste devant lui. Il tendit la corde de son arme, prêt à abattre l’horreur qui sortirait de sa cachette…

    Et soudain… l’attaque ! Une silhouette noire bondit du fourré ! Grosmanu, malgré sa concentration, ne put s’empêcher de sursauter. Le carreau de l’arbalète fut projeté et se planta profondément dans un arbrisseau non loin. Le Toranien était maintenant sans défense face à cette ignoble créature… chétive… d’un mètre de haut tout au plus… et qui tenait en fait bien plus du poulet émacié que du monstre impitoyable…

    — Côt !

    Le chasseur de primes se ressaisit. Se dressait devant lui l’un des animaux les plus inoffensifs de toute la région : l’émeu commun. Celui-là devait mesurer 90cm. L’intégralité de son plumage était noire ou gris sombre, hormis trois plumes d’un rouge flamboyant qui s’élevaient fièrement sur son crâne. Sa tête ressemblait à une boule de pétanque fixée maladroitement sur le tube fragile qui lui servait de cou. Ses yeux étaient énormes et lançaient des éclairs à Grosmanu.

    — Côt ! caqueta à nouveau le belliqueux volatile.

    — Qu’est-ce que tu veux ?

    — Côt côt côt côt !

    — J’ai pas de temps à perdre.

    — Côt !

    Grosmanu ignora le fâcheux volatile. Il rangea l’arbalète dans son dos et reprit son chemin. Mais l’animal n’en resta pas là. Désirant faire ses preuves, il bondit sur le Toranien, et tenta de lui picoter le mollet.

    — Mais lâche-moi, espèce de poulet idiot !

    — CÔT ! Côt côt côt CÔT !

    — Mais t’es un jobard, toi !

    Grosmanu secoua sa jambe. La bête lâcha prise et fut expédié dans un fourré.

    — Wouf, quel casse-cornes…

     

     

     

    Le bureau du bourgmestre était carré, jaune, et malodorant. Le bourgmestre était frêle, sale, et malodorant. Étrangement, d’ailleurs, car le bourgmestre était un Troltigeur, et les Troltigeurs étaient très à cheval sur l’hygiène. C’était d’ailleurs des créatures insolites, même d’après les standards déjà tordus de la Toranie : des sortes d’humanoïdes à la peau bleue, sveltes à en paraître émaciés, aux oreilles et au nez grotesquement pointus, deux défenses courbées protubérantes hors de leur bouche, et deux yeux perçants comme un rapace.

    Le bourgmestre n’échappait pas à la règle. Il était élancé et voûté… et bleu. Très bleu. La seule chose qui le différenciait de ses congénères était la belle moustache distinguée qu’il affichait ostensiblement et qu’il ne cessait d’entortiller. Il était très richement vêtu et couvert de bijoux et de chaînes d’or. Vraiment, c’était dommage qu’il pue de la sorte…

    — Le village de Hvikaukrir a besoin des services d’un chasseur de primes.

    Un nuage nauséabond de mauvaise haleine s’évada de la bouche du bourgmestre et révulsa Grosmanu.

    — Des ouvriers du chemin de fer ont disparu ces derniers temps…

    En plus il parlait lentement ! Comme s’il savait que son souffle était une torture et qu’il y prenait un grand plaisir. Sadique.

    — Hier soir encore. Des hommes et des femmes ne sont pas rentrés chez eux à la nuit tombée, comme le veut la procédure. Personne ne les a vus ce matin.

    Grosmanu se demanda un court instant s’il n’allait pas plutôt lui demander d’écrire la situation sur un bout de papier. C’était vraiment intenable, il sentait que l’haleine fétide allait lui brûler les poils du museau.

    — Ils se sont peut-être tout simplement enfuis, suggéra le chasseur de primes. Je connais bien les conditions de travail du chemin de fer, ils ont pu trouver des dizaines de raisons de fuir, tout simplement.

    — Non, car le contremaître a retrouvé un corps dans la matinée… Comment dire…

    Comment le dessiner, plutôt…

    — Sectionné.

    — Sectionné ?

    Le bourgmestre fit glisser un doigt sur sa gorge, mimant une décapitation. Ce détail intrigua Grosmanu.

    — Un coup net et précis, ajouta le bourgmestre.

    Cela tenait par conséquent davantage du meurtre que de l’attaque d’une bête sauvage. Quelqu’un assassinait les ouvriers du chemin de fer mais… pourquoi ?

    — Où avez-vous trouvé le corps ?

    — Au nord-est du chemin de fer.

    — Je vais aller voir ça… Après avoir discuté de mes honoraires.

    — Cela va de soi, chasseur de primes. 100 pièces.

    — 100 pièces ? Je vais finir sans domicile avec 100 pièces, moi. 300.

    — Vous n’y pensez pas. 101.

    — 299.

    — 102.

    — 298. Je peux continuer encore longtemps comme ça, vous savez.

     

     

     

     

    Chapitre 4

    Après avoir naturellement, et mathématiquement, convenu que sa récompense s’élèverait à 200 pièces, Grosmanu se rendit sur les lieux où le contremaître avait découvert le corps du travailleur assassiné. C’était en contre-bas d’une colline, au milieu de fourrés drus et de rocs. Le contremaître avait fait enlever le cadavre, mais il restait encore les traces dans le sol.

    Grosmanu s’agenouilla et passa sa main trapue dans le gravier. Si son frère était là, il aurait déjà découvert ce qu’il se tramait. Sauf que Biggo n’était pas ici. Le Toranien inspecta les fourrés et les caillasses. Il n’y avait aucun signe de lutte ni trace de sang, ce qui signifiait que l’ouvrier était déjà mort quand il avait été amené au bas de cette colline. En observant plus attentivement, le chasseur de primes aperçut des traces de pas qui ne ressemblaient en rien à des sabots toraniens, mais s’apparentaient à des bottes très lourdes. Et à en juger par la taille des empreintes, ces bottes appartenaient à des humains ou des elfes…

    Grosmanu esquissa une moue contrariée. À l’instar de nombre de ses congénères, il éprouvait une vive animosité à l’égard des “races supérieures”. Le ressentiment qui avait suivi la guerre de 1789 ne s’était jamais véritablement apaisé. Bien sûr, une minorité d’humains et d’elfes vivait en Toranie ! Seulement dans les grandes villes… Alors que venaient-ils faire ici, au milieu de nulle part ? Qu’est-ce qui pouvait mener deux membres de la “race supérieure” à enlever des ouvriers du chemin de fer, à en décapiter un et à déposer son cadavre dans une plaine ? D’ailleurs, qu’est-ce qui pouvait bien amener quelqu’un tout court à poser un corps sans tête dans un fourré ? Ce quelqu’un devait être sérieusement vrillé dans son cerveau pour en arriver là !

     

     

     

    Le chasseur de primes escalada la colline afin d’avoir une vue d’ensemble du paysage. Transporter un cadavre de Toranien, cela prenait du temps. La cachette du meurtrier devait donc logiquement être située non loin d’ici.

    En scrutant l’horizon, Grosmanu finit par déceler quelque chose qui ressemblait à une crevasse ou un petit ravin. C’était la seule “anomalie” du paysage à portée de vue. Elle éventrait la terre sur plusieurs centaines de mètres. C’était une piste maigre, d’autant qu’escalader une falaie avec un Toranien sur le dos, ce ne devait pas être franchement commode. Mais cela valait tout de même la peine d’y jeter un coup d’œil. Un bruit tira le chasseur de primes de ses réflexions.

    Un fourré touffu venait de frémir. Grosmanu se retourna en brandissant sa masse. C’était un tout petit buisson, il ne pouvait cacher aucun animal dangereux. Surgirent alors des feuilles trois plumes rouges toutes droites. Grosmanu haussa un sourcil. La bête bondit hors de sa cachette : c’était encore un émeu commun.

    — Côcôt !

    — Décidément…

    — Au moins on sait que vous avez pas volé votre réputation de “commun”…

    — Côt !

    — Bon, t’es pas aussi excité que l’autre poulet de tout à l’heure, ça va.

    À ces mots, le frêle animal vit rouge. Rugissant des flammes de l’enfer, s’il en avait eues, il se jeta sur Grosmanu, et tenta de lui picoter les jambes à coups de bec.

    — Mais c’est toi en fait ! s’exclama le Toranien. Mais jamais tu me lâches ?! Oh !

    Il empoigna le volatile par le cou et le leva au niveau de son visage. L’émeu commun s’agitait en piaillant et en battant des ailes rageusement. Grosmanu le secoua.

    — C’est pas bientôt fini, oui ? Espèce d’enragé !

    — Côôôôt !

    — Mais j’comprends rien à ton langage barbare !

    — Côt !

    — Oh et puis zut.

    Grosmanu prit son élan, et projeta le volatile dans les airs de toutes ses forces. L’émeu commun disparut au loin dans un caquètement infernal.

    — Voilà qui est chose faite, conclut le chasseur de primes en se frottant les mains.

    Il reporta son attention sur le petit canyon. À priori, il se situait à au moins un kilomètre et demi de distance. C’était éloigné, mais pas impossible à parcourir, si l’on se mettait à deux pour porter un cadavre. Grosmanu songea à aller y jeter un coup d’œil, mais après une courte réflexion, raisonna qu’il valait peut-être mieux attendre la nuit. Si meurtriers il y avait, il était plus sage de s’en approcher par surprise…

     

     

     

    La nuit tombée, Grosmanu se mit en marche vers la crevasse. Il était prudent dans le moindre de ses gestes, car il savait pertinemment que de nombreuses bêtes sauvages sillonnaient la contrée après le coucher du soleil. Heureusement qu’il évoluait dans une plaine, cela lui permettrait de repérer le danger avant qu’il ne soit trop tard. Au moins un peu avant.

    Grosmanu atteignit le rebord de la fissure en moins de temps qu’il ne l’avait espéré. Il se pencha en avant, mais n’aperçut bien évidemment rien du tout. Il s’empara d’un petit caillou et le jeta. Il l’entendit ricocher contre les parois, puis plus rien.

    — Bon… Eh bien y a plus qu’à trouver comment descendre.

    Le chasseur de primes fit quelques pas, et tomba par hasard sur ce qui ressemblait à un petit chemin taillé dans la pierre. Il collait la paroi rocheuse et descendait dans les ténèbres de l’abime. D’un pas peu assuré, le Toranien l’emprunta, et, se tenant fébrilement au mur, entreprit de le descendre.

     

     

     

    À cause de la nuit et de l’étroitesse du passage, Grosmanu mit plusieurs minutes à atteindre le fond de la crevasse. Ce fut à ce moment-là qu’il réalisa que personne ne pouvait transporter un cadavre imposant sur un chemin aussi dangereux. Il allait donc le remonter, quand il aperçut, non loin, la lueur vacillante typique de torches embrasées.

    — En fin de compte…

    Aussi silencieusement que ses sabots claquant contre la pierre le permettaient, Grosmanu se dirigea vers la source de lumière. Il contourna plusieurs pics rocheux massifs, se guidant des mains, et découvrit un petit promontoire. Il l’escalada et s’allongea sur le ventre. De là, il avait une vue panoramique sur la scène qui se déroulait non loin.

     

     

     

    Une colonne de silhouettes encapuchonnées de rouge procédait jusqu’à l’entrée d’une grotte dans la paroi, et disparaissait à l’intérieur. Chaque silhouette tendait une torche devant elle, et marchait d’un pas très lent, très cérémonieux, très… religieux.

    Cet étrange défilé souleva plus de questions qu’elle n’apporta de réponses pour Grosmanu. Une forme qui contrastait sévèrement avec le mur de pierre, près de l’entrée de la caverne, attira son regard. En l’examinant bien, il retint un cri de stupeur. Il s’agissait d’une tête de Toranien tranchée et plantée sur un pieu de bois. En fait c’était clair et net : ces individus en robe étaient responsables des derniers enlèvements.

    — Il faut vite que je prévienne le bourgmestre…

    Le chasseur de primes se redressa, et alla pour se retourner quand soudain, un hurlement strident résonna dans le canyon. Une petite ombre bondit sur le dos de Grosmanu, et commença à lui distribuer de très violents coups d’un objet pointu sur le crâne.

    Surpris et déséquilibré, il trébucha, et tomba du promontoire, d’où il roula jusqu’aux pieds des silhouettes encapuchonnées. Il se redressa aussitôt et fit face à la chose qui lui avait sauté dessus.

    — Côcôt !

    — Encore toi ?!

    C’était encore le vindicatif émeu commun aux plumes rouges sur la tête. L’animal caquetait et roucoulait agressivement, prêt à se battre.

    — Côcôcôt !

    — Espèce de poulet stupide ! Tu as idée de ce que tu viens de faire ?

    Grosmanu jeta un regard alentours… Toutes les silhouettes encapuchonnées les encerclaient, lui et le volatile rancunier, et brandissaient leur torche dans une posture malveillante.

    — Oh, hé hé… euh… belle soirée, non ? dit le Toranien avec un sourire gêné. Désolé, je ne faisais que passer quand mon euh… repas…

    — Côt !

    — Animal de compagnie… s’est enfui. Désolé, hein. Allez viens, poulet, on y va, hein ? Pom polom…

     

     

     

    Chapitre 5 

    Quand Grosmanu rouvrit les yeux, une sévère migraine lui martelait le crâne. Il tenta de bouger, mais ses bras et ses jambes étaient entravés d’une corde solidement nouée. Il jeta un regard autour de lui, mais tout était plongé dans le noir. Où était-il ? Tout ce dont il se souvient, c’était qu’il avait tenté de s’enfuir avec le volatile… Bon, apparemment, cela avait complètement raté.

    Il tourna la tête et discerna vaguement l’émeu commun en question, qui poussait de faibles gémissements de douleur. Lui aussi, étonnamment, était ligoté. Les hommes en toge l’avaient-ils jugé à ce point dangereux ?

    Grosmanu secoua la tête. Ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité. Il parvenait désormais à distinguer des formes d’apparence toranienne, allongées tout autour de lui, ou bien assises contre les parois de pierre irrégulières. Il comprit qu’il s’agissait là des ouvriers disparus. Bon point : il avait trouvé où les assassins se terraient. Positiver, c’était la moindre des choses. Positiver. Pour le moment, cela ne pouvait pas empirer.

    Soudain, il entendit des pas et des voix, suivis de la lueur vacillante de torches apparaissant dans un recoin de la cavité. Ce devait être le bout d’un corridor… Le Toranien se cala contre le mur et feignit l’inconscience. Il sentait les vibrations des pas dans le sol. La couleur orangée de la lanterne vint lui chatouiller les paupières, et il écouta la discussion qui se précisait.

    — … peut pas le laisser s’échapper. Il a découvert notre sanctuaire.

    — Cependant, Frère, s’il a été envoyé, c’est que les hérétiques commencent à suspecter notre présence. Nous n’aurons plus beaucoup de temps pour satisfaire le Tout-Puissant.

    Frère ? Hérétiques ? Tout-Puissant ? C’était une véritable secte ! Il devait à tout prix s’échapper pour prévenir le bourgmestre. Oui, enfin… c’était l’une des étapes de son futur plan d’évasion…

    — Toi là, réveille-toi !

    Grosmanu s’étouffa en recevant un puissant coup de botte en plein dans l’estomac. Il se plia en deux et crachota. L’un des hommes s’accroupit à son niveau et l’agrippa fermement par sa barbe tressée.

    L’homme était pâle. Son crâne était rasé et arborait une ligne verticale noire tatouée qui descendait jusqu’au-dessus de son nez. Ses yeux étaient profondément enfoncés dans leurs orbites.

    — Qui es-tu, Toranien, et que veux-tu ? Pourquoi nous espionnais-tu ?

    Grosmanu serra les dents et refusa de répondre.

    — Je t’assure, Toranien, que nous te laisserons la vie sauve si tu réponds. Parle.

    Après tout, foutu pour foutu…

    — Je m’appelle Grosmanu Sabot-d’acier. Je suis un chasseur de primes. J’ai été commissionné par le bourgmestre pour enquêter sur un corps retrouvé en bas d’une colline, pas très loin de là… Décapité.

    Le tatoué resta bouche bée. Il regarda son compère et Grosmanu sentit que cette nouvelle ne leur plaisait guère.

    — Cela a donc commencé, annonça gravement l’homme debout.

    — Nous devons nous dépêcher, alors, répondit le tatoué. Tous les sacrifices doivent être exécutés ce soir.

    Il se redressa et ajouta à l’attention de Grosmanu :

    — Tu seras le dernier, Toranien. C’est la seule clémence que je peux t’offrir. La fin du monde approche, tu seras la plus grande offrande pour apaiser le dieu des morts.

    Wowowowowooooooo ! Wowowo ! Ils n’allaient tout de même pas lui couper la tête ? Ils n’allaient quand même pas lui couper la tête ? Ils ne pouvaient pas lui couper la tête !

    — Wowowo ! Attendez ! Vous allez pas m’couper la tête !

    — Si. Nous n’avons pas le choix. Viens, mon Frère, nous devons préparer la cérémonie.

     

     

     

    Les deux hommes repartirent par le corridor. Grosmanu était dans un état de totale panique. Ces gens étaient des fous furieux. Décapiter des gens, comme cela, sur un coup de… tête…

    Bon ce n’était pas le moment de s’affoler. Vite, il fallait penser à un plan… Il tenta de défaire ses liens, mais ils étaient bien trop serrés. Il regarda autour de lui. Les Toraniens étaient quasiment tous comateux. Et aucun objet tranchant ou protubérance rocheuse acérée à proximité…

    Puis son regard se porta sur l’émeu commun, qui râlait toujours. Il se souvint que son bec était particulièrement aiguisé. Enfin, son crâne s’en souvenait.

    — Eh.

    — Crrrrr…

    — Eh !

    — Côôô…

    — EH !

    — Côt !

    L’émeu se releva. Il n’était pas si atteint que cela, en fait, il jouait surtout la comédie.

    — Tu m’comprends quand je parle ?

    — Côcôt.

    — Côcôt oui ou côcôt non ?

    — Côcôt.

    — Ça va être dur. Écoute-moi, p’tit poulet…

    — CÔT !

    — … Émeu commun… Écoute, je…

    Grosmanu s’interrompit. Il était en train de communiquer avec une autruche miniature. Rien que d’y songer, cette idée était déjà saugrenue, mais alors qu’il soit en train de vivre l’expérience… C’était au-delà du stupide.

    — Comment tu t’appelles ?

    — Côt.

    — Ça va être vraiment très dur…

    — Bon, j’ai besoin de toi… Je veux que tu coupes mes liens avec ton bec.

    Grosmanu essaya de mimer l’action, mais il n’était pas assez souple. Il soupira et se laissa tomber contre le mur. C’était désespéré… Pourtant… aussi impossible que cela puisse paraître, l’animal sautilla près du Toranien, et, d’un coup net et précis, il trancha la corde qui l’entravait.

    Le chasseur de primes resta littéralement sur les fesses.

    — Tu m’as compris alors !

    — Côt.

    — Ouais bon, l’inverse n’est pas vrai…

    Le volatile se courba et sectionna à son tour la corde qui lui ligotait les jambes. Grosmanu se leva et fit quelques moulinets avec les bras. Prochaine étape : récupérer ses armes.

    — Côt !

    — Il est temps d’aller dire à ce prophète de mes deux ce que je pense de ses élucubrations…

     

     

     

    Chapitre 6

    Grosmanu se dirigea vers le couloir mais s’arrêta néanmoins avant de l’emprunter. S’il partait, ses geôliers allaient le remarquer, et reporteraient sûrement leur fureur sur tous les Toraniens prisonniers. Toutefois, sans ses armes, il ne serait d’aucune utilité…

    L’émeu commun le regardait en penchant la tête de gauche à droite, tel un métronome. Lui aussi était en proie au doute. Devait-il attaquer le Toranien pour venger l’affront qu’il lui avait fait à trois reprises dans la journée, ou devait-il l’aider pour pouvoir vivre et se battre un autre jour ? Ou il pouvait tout simplement s’enfuir, aussi. Oui, c’était en fait l’idée la plus intelligente.

    Malheureusement pour lui, Grosmanu semblait avoir lu dans ses pensées. Il l’empoigna violemment par son long cou et le souleva dans les airs.

    — Toi, tu vas venir avec moi…

    — C-côt ?

    — Parce que j’ai besoin qu’on couvre mes arrières. Toi et moi, on va aller récupérer mes armes et toucher deux mots à ce prophète à la noix.

    — C-côt !

    Grosmanu le secoua avec force. Lui au moins avait fait son choix plutôt rapidement. Et effectivement, s’occuper du danger en premier était peut-être plus sage.

    — C-c-c-c-c-côt !

    — C’est compris ? Un froissement d’aile de travers, et je te tords le cou.

    — Côôt…

    Il relâcha l’animal, qui tomba lourdement sur son croupion à plumes.

    — Passe devant, intima le chasseur de primes. Je t’ai à l’œil.

    Résigné, l’émeu se leva et tituba jusqu’au corridor. Si c’était ce que lui réservait le destin, alors il allait l’affronter le bec haut.

    Le chasseur de primes lui donna un coup de sabot.

    — Et arrête de faire ta diva !

     

     

     

    Le duo parcourut le couloir de pierre, et ne tarda pas à déboucher dans une vaste cavité. Des lanternes fixées aux murs repoussaient l’obscurité. L’émeu suivit le chemin quasiment fléché, et s’arrêta quand il fut confronté à une fourche.

    — Tu sens quelque chose ? lui demanda Grosmanu.

    Le volatile huma l’air ambiant, et esquissa une moue de dégoût en tirant la langue.

    — Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que t’as ?

    — Côôôt…

    — Bon eh bien allons voir par là, alors, acheva-t-il en montrant l’issue sur sa droite.

    Il poussa son compagnon d’infortune emplumé en avant. Ensemble, ils progressèrent et au bout de quelques pas, Grosmanu fut révulsé par une odeur pestilentielle. Il se couvrit la bouche et les naseaux de sa grosse main, mais c’était à peine suffisant pour filtrer l’atmosphère. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les relents méphitiques se faisaient plus prégnants et écœurants.

    Ils arrivèrent dans une nouvelle cavité, circulaire cette fois, et creusée comme un bol. Une ouverture naturelle était pratiquée dans le plafond et permettait à la lumière de la lune et des étoiles d’éclairer le sol. Grosmanu se pencha pour voir d’où provenait la puanteur, et aperçut avec horreur une demi-dizaine de cadavres de Toraniens, tous décapités. Il se recula avec précipitation et se colla contre un mur avant de se laisser tomber par terre, livide. Cela faisait trop de morts pour lui, aujourd’hui.

    — C’est triste que tu aies dû voir ce spectacle, Toranien, dit une voix.

    Grosmanu ne se retourna même pas, il avait reconnu celui qu’il appelait le prophète.

    — Mais rassure-toi, tu les rejoindras bientôt.

    Le sang du chasseur de primes ne fit qu’un tour. Il se leva en un éclair et empoigna l’homme tatoué. Il remarqua au passage qu’il avait changé de tenue : d’une simple bure sombre, il était passé à un style plus voyant, une tenue cérémonielle rouge ornée de petits ossements cliquetants sur la taille, le torse et les épaules.

    — Pourquoi faites-vous ça ?! rugit Grosmanu.

    — Tu n’as… aucune idée… aucune idée des forces qui sont en jeu, Toranien, répondit froidement le prophète. Je pourrais te faire une leçon d’histoire, mais nous n’avons pas le temps. La lune est haute dans le ciel, nous devons procéder à la cérémonie.

    — La cérémonie ? répéta Grosmanu, intrigué.

    Le prophète avait mentionné la cérémonie déjà auparavant, quand il avait accordé comme “grâce” à Grosmanu qu’il le décapiterait en dernier. Apparemment, le programme avait changé. Le chasseur de primes lâcha l’illuminé.

    — Vous êtes totalement cinglé.

    Il le poussa et se rua dans le couloir. Il fallait à tout prix qu’il sorte de là, tant pis pour les autres, c’était pas de chance pour eux.

    Pas de chance pour lui, il fut cueilli à l’embranchement par une dizaine de cultistes, tous en robe cérémonielle. Il ne leur fallut qu’un instant pour maîtriser et lourdement enchaîner le Toranien.

    Et dans tout cela, l’émeu commun avait disparu…

     

     

     

    Solidement saucissonné, Grosmanu fut traîné sur le sol. Il ne voyait pas du tout où les cultistes l’emmenaient. La seule chose qu’il était en mesure de regarder, c’était le plafond.

    Le groupe s’arrêta. Grosmanu se contorsionna pour voir ce que ses kidnappeurs faisaient. L’un d’entre eux tira sur une chaîne qui disparaît à l’intérieur d’un mur. Aussitôt, une porte dissimulée s’ouvrit. Le Toranien n’en revenait pas… Il n’aurait jamais pu deviner qu’il y avait une issue cachée ici. Il s’agissait d’une énorme dalle de roche, identique au reste de la paroi, qui s’enfonçait dans le sol pour révéler un passage. Vraiment très ingénieux, reconnut Grosmanu. Dommage que cela soit pour le mener à l’échafaud…

    Il ne put admirer plus longtemps la belle mécanique car ses ravisseurs le tirèrent à nouveau. D’un côté, il était un peu agacé que ses derniers moments fussent passés à fixer le plafond, mais de l’autre, il était content que ces sombres individus ne le traînent pas dans un escalier. Quelle ironie ce fut donc quand ses pensées se réalisèrent. Il fut lancé dans les marches, qu’il dévala en tourneboulant à toute vitesse. Une fois arrivé tout en bas, il maudit son destin entre deux envies de vomir.

    De là, il fut roulé jusqu’à un rocher grossièrement taillé en forme d’autel, sur lequel il fut placé après moult efforts. Au moins put-il profiter de la non-esthétique de la salle. Taillée en bol, exactement comme la fosse commune, la pente était en revanche creusée en forme d’amphithéâtre. Au centre se dressait un immense bûcher, dont les flammes permettaient à Grosmanu de voir que les cultistes prenaient place dans les gradins. Le prophète s’approcha du Toranien, et posa à côté de lui une énorme hache.

    — Dites, euh, puisque mes secondes sont comptées, vous pouvez me dire c’est quoi votre problème, maintenant ?

    — Un profane comme toi ne comprendrait pas.

    — Oh bah pas besoin d’avoir fait beaucoup d’études pour comprendre que vous êtes juste un gros barge.

    Le prophète se tut un instant et pinça les lèvres. Bon plan, gagner du temps. Cela laissait le temps à Grosmanu d’échafauder un plan d’évasion. D’abord, se libérer de ses liens. Ensuite… ensuite plus tard.

    — Je suppose que je te dois bien ça, finit-il par lâcher. Nous sommes une branche éloignée du Dökkhönd.

    Le Dökkhönd ? Grosmanu en avait entendu parler… C’était une secte terroriste qui sévissait principalement dans le royaume de Lusdrosa. D’après les rumeurs, les adeptes du Dökkhönd révéraient un supposé dieu de la mort…

    — Notre branche a été fondée quand notre maître a été excommunié du Dökkhönd.

    Excommunié d’une secte de terroristes ? Soit cet homme était une vraie fillette, soit c’était un monstre de violence et de haine. Bizarrement, la deuxième option semblait plus plausible.

    — Nous sommes la Kabbale. Nous vénérons Aevilok, la Mort Incarnée.

    Oui c’était bien cela, un dieu de la mort.

    — Les signes qu’ont interprété nos devins nous ont avertis que la fin de ce monde approchait. Les morts… les morts se relèvent.

    Grosmanu haussa les sourcils. Branche éloignée du Dökkhönd ou pas, la Kabbale était décidément pleine de malades mentaux.

    — Le cadavre que vous avez découvert provient bien d’ici. Il s’agit de l’un de vos congénères que nous avons sacrifié pour apaiser Aevilok.

    — Et pourquoi vous l’avez posé là-bas dehors à la vue de tout le monde, alors que vous avez une fosse commune ?

    — Nous l’avions déposé dans la fosse.

    — Hein ? Pas possible, il n’a pas pu partir tout seul.

    Grosmanu écarquilla les yeux. À l’intérieur de lui, une bise glacée caressa son cœur. Il n’avait tout de même pas pu partir tout seul…

    — C’était ce que nous pensions… répondit gravement le prophète. Jusqu’à ce que tu nous préviennes.

    Le prophète s’empara de la hacha et la souleva et l’abaissa à plusieurs reprises dans le but de s’exercer un peu.

    — Je suis vraiment désolé, Toranien. Cela n’a rien de personnel. Mais rassure-toi, tu vas servir une grande cause. Je dirai au Maître que ton âme sera certainement suffisante pour apaiser Aevilok.

    — C’est, hum… flatteur… ?

    — Il est l’heure.

     

     

    Le prophète se plaça face à son audience, et commença à effectuer des gestes larges et outranciers.

    — Mes frères ! les interpella-t-il d’une voix de stentor. Mes frères ! Écoutez-moi ! Aujourd’hui, les morts ont commencé à se relever de leur tombe ! Aujourd’hui, les…

    Grosmanu ne l’écoutait déjà plus et s’efforçait de se libérer. Il était ligoté par des chaînes en fer, solidement tenues ensemble par un gros cadenas. Bon, eh bien… il fallait trouver la clé.

    C’était forcément l’un de ces cultistes qui l’avait sur lui… Mais lequel ? Ils étaient au moins vingt-cinq. Un tintement capta son attention. Il tourna légèrement les yeux, et aperçut une grosse clé de cuivre qui pendait à la taille du prophète. Bon, eh bien… Il n’y avait plus qu’à trouver un moyen de la récupérer, et, ensuite, à espérer que ce soit la bonne.

    — Ô Aevilok, grand guide des âmes ! Ô toi, Tout-Puissant ! Nous t’adressons cette modeste offrande ! Accepte ce sacrifice et rends le repos et la quiétude à ceux qui nous ont quittés ! Nous t’en supplions !

    Grosmanu soupira. Au moins, il avait échafaudé un plan, à défaut de le mettre en œuvre. La fin de cette homélie sonnait le glas du Toranien.

    Tout à coup, un terrible croassement enragé résonna dans la caverne. Les cultistes de la Kabbale levèrent tous la tête et jetèrent des regards intrigués dans toutes les directions. Même le prophète semblait déstabilisé.

     

     

     

    Un mouvement fit sursauter Grosmanu. Il tourna sa tête massive autant qu’il le put, et aperçut l’émeu commun dans un recoin à l’ombre. L’animal lui fit signe de se taire d’un geste des ailes. Profitant de la confusion, il s’approcha très prudemment du prophète, et lui bondit brusquement sur les épaules. Il lui asséna trois violents coups de bec sur le crâne, lui arracha la clé de la taille, et sauta sur Grosmanu.

    — Poulet ex machina ! s’exclama le Toranien.

    L’animal inséra la clé dans le cadenas et l’ouvrit d’un coup sec.

    — Ha ha ha ! Enfin libre !

    Grosmanu se débarrassa hâtivement de ses entraves et se redressa pour faire face au prophète qui reprenait ses esprits. Les cultistes accouraient en proférant de sinistres incantations.

    — Non ! gémit le tatoué. Non ! Cela ne peut pas se dérouler ainsi ! Aevilok, entends-moi ! Donne-moi ta force !

    Il brandit sa hache et l’abattit sur Grosmanu. Ce dernier lui ôta l’arme des mains avec une aisance remarquable, et le poussa en arrière. Le prophète trébucha et, dans un cri d’horreur, disparut dans les flammes du bûcher.

    — Bouh, horrible…

    — Côt !

    — Faut sortir de là, je te remercierai après.

    — Côcôt !

    Le chasseur de primes commença à faire tournoyer la hache dans ses mains et à avancer. Instinctivement, les cultistes s’arrêtèrent et s’écartèrent de son passage. Grosmanu poursuivit ainsi jusqu’à avoir atteint l’entrée secrète du sanctuaire. Il la traversa avec l’émeu commun, et se retourna. Les membres de la Kabbale étaient toujours prêts à se ruer sur lui. Il leur sourit, et tira la chaîne qui actionnait le mécanisme de fermeture.

    — N’essayez pas de me suivre.

    La dalle de roche émergea du sol, et monta jusqu’au plafond, bouchant hermétiquement la seule issue du lieu de culte. Tenant toujours fermement la chaîne, Grosmanu la sectionna d’un coup de hache, brisant ainsi le dispositif et scellant cette voûte maudite pour un bon moment.

     

     

     

    Le chasseur de primes avait besoin d’air frais. Guidé par l’émeu commun, il circula dans les corridors taillés dans la roche jusqu’à la sortie. Là, il put enfin respirer à grandes bouffées. Requinqué, il envoya sa grosse main sur la tête de l’animal, dans un geste qui se voulait amical, mais qui se révéla malgré tout douloureux.

    — Bwahaha ! rigola-t-il. Merci, p’tit poulet !

    — Côôôt… geignit le volatile.

    — Sans toi, j’étais cuit ! Je sais pas pourquoi t’es parti, je sais pas pourquoi t’es revenu, je sais même pas pourquoi tu as pas arrêté d’essayer de m’attaquer aujourd’hui ! Mais c’que je sais, c’est que t’es un brave gars !

    — Côt ! se rebiffa alors l’émeu.

    Sautillant agressivement, l’animal serra le poing, enfin, l’aile, et l’agita devant Grosmanu.

    — Côcôcôcôt ! Côcôcôt ! Côcôt !

    —… Hein ?

    — Côt !

    — Quoi, tu veux toujours me faire la peau ?

    — Côt ! affirma-t-il.

    — Après ce qu’on vient de traverser ?

    — Côt !

    — Eh bin, t’es un rancunier, toi. Soit ! Je te laisse partir ! Nous nous reverrons forcément ! Ce conflit entre nous ne fait que commencer !

    — Côt !

    Sur ce caquètement, l’émeu tourna les talons, et s’évanouit dans la nuit. Grosmanu demeura seul, à contempler le silence. Puis, il posa les poings sur les hanches.

    — C’que chuis fort, quand même.

    Il ne lui restait plus qu’à réveiller les prisonniers et les ramener sains et saufs jusqu’au bourg.

    Il y réfléchirait bien. Plus tard.


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  • Commentaires

    1
    Mercredi 15 Janvier 2014 à 19:19

    Georges poweeerrr !!!!

     

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