• Une affaire de joues

    Salut Martha, est-ce que vous pourriez a un moment de la journée vous plancher sur les derniers recrutements qu’on a effectués ? Démontant au plus tard à quatre mais. Il y a un risque que l’un d’entre eux soit un filtre. Ça serait sympa de votre part.

    Martha n’était pas encore entièrement sûre d’avoir bien compris les instructions. Elle en avait au moins saisi les grandes lignes, mais… plancher ? Démontant à quatre mais ? Un filtre ? Elle savait que le patron avait tendance à envoyer des messages cryptiques, souvent malgré lui, et leur contenu n’avait rien à voir avec ses consignes.

    Ainsi la phrase « Michael Jordan est dans une piscine à hélium » signifiait en réalité « prenez-moi du coca light ». Quand l’intention était en décalage total avec le résultat, Martha comprenait.

    Or, dans le cas présent, le SMS avait du sens par endroits. La jeune femme agrippa Romuald à la volée alors que celui-ci était en train de brancher sa Xbox au téléviseur. Sa défaite de la veille au jeu de tennis l’avait profondément ébranlé, et il tenait depuis à remonter au score. La Géorgienne l’avait quand même battu les yeux bandés, littéralement, un affront qu’il ne pourrait effacer que dans le sang.

    — Qu’est-ce qui vous prend ? s’étrangla-t-il.

    — Vous pouvez me déchiffrer ce message ?

    — Salut Martha, est-ce que… gnagnagna… au plus tard… gnagna… sympa de votre part. Hein… ? Rien compris.

    — Oui, pareil.

    — Attendez…

    Il tourna le téléphone à l’envers.

    — Ah, voilà. Salut Martha, est-ce que vous pourriez à un moment de la journée vous pencher sur les derniers recrutements qu’on a effectués ? Remontant au plus tard à quatre mois. Il y a un risque que l’un d’entre eux soit un infiltré. Ça serait sympa de votre part.

    — En effet, c’est limpide, dit comme ça.

    — Ça veut dire qu’on va pas pouvoir jouer tout de suite ?

    — Désolée.

    — Rooh, mais j’avais presque fini de tout installer…

    — Ce soir, promis.

    Ils sortirent du bureau et descendirent au rez-de-chaussée du Pirate, où Alan jouait aux fléchettes, Franz lisait une revue économique, et Judy faisait passer une audition à un nouveau groupe de musique amateur, les Marble Opossums 60. Quelqu’un avait dû faire passer le mot concernant les règles implicites de l’établissement, car ils interprétaient Red Angel Dragnet.

    — Les gars, on a du nouveau. Il faut qu’on trouve l’identité de toutes les personnes qu’on a embauchées ces quatre derniers mois. D’après M’sieur Vendini, l’un d’eux pourrait être une taupe.

    — Pas d’problème, répondit Alan en plantant son projectile en plein cœur de la cible. Par où est-ce qu’on commence ?

    — Fichtrement aucune idée, en fait. Je ne sais même pas comment on peut retrouver tous ces gens, là, tout de suite.

    — On pourrait demander à Vasquez, suggéra Franz.

    — Qui c’est ?

    — Meghan Vasquez. Une informaticienne.

    — C’est pas bête, ça.

    — C’est pas vraiment une informaticienne, corrigea Alan. Ok, elle se sert d’un ordinateur, mais ça s’arrête là. Elle recense tous les membres du gang. Outsiders, affranchis, tout le monde a sa petite fiche dans un disque dur.

    — Même nous ? C’est pas un peu dangereux… ?

    — Non, nous non. Les larbins, en revanche, oui. Au cas où ils iraient manger à d’autres râteliers, on a de quoi les faire chanter. C’est de la simple prévention.

    — Apparemment ça n’a pas bien servi, puisque l’un d’entre eux était un traître et nous a quand même volé un cinquième d’un million de dollars.

    — Vous ne pouvez pas dire 200'000 dollars, comme tout le monde ?

    — C’est-à-dire qu’on dit tout le temps ça, j’essaie de varier un peu. Où on trouve cette Meghan ?

    — Je vais l’appeler sur-le-champ, annonça le vieux criminel. Elle devrait sûrement rappliquer dans les qu…

    — AH NON ! vociféra Judy dans son coin. Vous ne jouez SURTOUT PAS Knockin’ on Heaven’s Door. SURTOUT PAS.

    — Dans les quinze minutes.

    — Parfait, soupira Martha, parfait parfait parfait… Envoyez-la-moi quand elle arrivera, je serai dans le bureau.

    Et elle retourna à l’étage.

    Un quart d’heure plus tard très exactement, on frappa à la porte. Entra une rouquine à lunettes, un ordinateur portable au creux du bras.

    — Euh… bonjour ? Vous avez demandé à me voir ?

    — Meghan Vasquez ?

    — C’est moi…

    Son regard fuyait celui de Martha, sa voix tremblotait. Elle n’était pas du tout en confiance.

    — Asseyez-vous. Vous savez qui je suis ?

    — Je crois, oui. Écoutez, si j’ai fait quoi que ce soit qui vous a offensée, je suis désolée, je…

    — On ne vous a pas dit pourquoi vous êtes ici ?

    — Non…

    Martha présuma que Franz l’avait contactée sans lui donner trop de détails pour l’effrayer et ainsi la faire parler plus franchement. Quelle délicatesse de sa part, elle devait penser à l’en remercier. Et apparemment, sa réputation naissante de dure à cuire allait encore plus lui faciliter le travail.

    — On m’a dit que vous aviez la tâche de tenir à jour un fichier d’identification de nos… collaborateurs.

    — Oui… j’ai fait une erreur ? Est-ce qu’il faut que j…

    — J’ai besoin que vous fassiez une petite recherche pour moi. Je veux que vous me dressiez la liste de toutes les personnes qu’on a engagées depuis le 1er janvier.

    — Quand ? Là, maintenant ?

    — Tout de suite.

    Meghan émit un couinement étranglé rappelant bizarrement un cri de souris, ouvrit son ordinateur et se mit au travail.

    Martha l’observait attentivement. À moitié cachée derrière son écran, Meghan ressemblait en effet à une souris. Ses lunettes à monture noire lui faisaient de gros yeux brillants qui surmontaient un nez en trompette pareil à un petit museau. Son visage joufflu et rond la rendait adorablement innocente. À vrai dire, Martha était captivée par ces joues. Des joues hautes, pleines, bien marquées. Elle n’aurait su dire pourquoi mais elle avait la brusque envie, presque compulsion, de mordre dedans, de les manger à pleines dents et de n’en rien laisser.

    Meghan cessa de pianoter sur le clavier et tourna la machine vers Martha. De très jolies joues, vraiment.

    — Voilà la liste.

    — Il y en a combien ?

    — Dix-sept.

    — Dix-sept… ça fait un paquet…

    La Géorgienne prit l’ordinateur et commença à faire défiler les différentes fiches d’identité. Chaque profil était composé d’une photographie, d’un nom, d’un âge et d’un casier judiciaire. Très impressionnant. Pas autant que ses joues, mais tout de même.

    En parcourant le répertoire, Martha tomba sur un certain Joseph Sale, aussi connu sous le diminutif de Jeph. Étant déjà éliminé, cela ne laissait plus que seize suspects potentiels. Qui, parmi tous ces gredins, était le Keyser Söze qu’elle recherchait ? Cette histoire ne pouvait tout de même pas être l’œuvre d’un homme invisible !

    D’ailleurs, si la plus belle des ruses du diable avait été de persuader le monde qu’il n’existait pas, pourquoi dresser un plan aussi farfelu pour mettre la main sur un magot qu’on aurait pu obtenir facilement avec une vente de drogue ? Car ce plan avait laissé des traces, presque comme s’il avait été monté à la va-vite, alors que le SMS du patron sous-entendait qu’il était préparé de nombreux mois à l’avance.

    Pourquoi utiliser trois sbires, dont un qui n’était même pas sur place, pour au final voler littéralement dans la caisse ? Pourquoi ne pas plutôt employer un hacker, ou quelque chose dans ce genre – Martha ne connaissait ni ne s’intéressait à ce type de profession – pour transférer en douce leurs finances sur le compte de sociétés-écrans ? Cela aurait été net, propre, et personne ne l’aurait remarqué.

    Un doute la taraudait encore. Se donner tant de mal pour voler 200'000 dollars en liquide, n’était-ce pas finalement juste pour attirer l’attention sur l’acte lui-même ? Dire « je t’ai chipé un peu d’argent, mais tu ne sauras jamais que c’est moi et cela te fera enrager ».

    Malheureusement, ces tergiversations mentales ne résolvaient pas son problème immédiat. Elle avait toujours seize traîtres éventuels sur les bras. La solution la plus rapide était de tous les éliminer. D’un coup. Les aligner contre un mur et les exécuter d’une balle dans la nuque. Cela avait l’avantage considérable d’être terminé en dix minutes, montre en main, mais l’inconvénient tout aussi important de probablement susciter une révolte si cela s’apprenait. Et cela s’apprendrait.

    Sa deuxième idée fut à nouveau de faire tuer tout le monde, mais cette fois de manière plus méthodique. Éliminer chaque suspect un par un, et blâmer les hommes de Delrio qui, à ce jour, voulait toujours couper la tête de Vendini. Oui, excellente suggestion. Suggestion qui déboucherait sur une guerre inévitable contre le clan de Delrio.

    Il lui vint à l’esprit une dernière solution, moins définitive : les faire tous emprisonner le temps de déterminer l’identité du Keyser Söze d’opérette. Il arrivait parfois que les petites ventes d’armes tournent mal et que la police parvienne à capturer tous les acteurs présents. Accident rarissime mais bel et bien réel. Martha l’avait appris à ses dépens. Bien sûr, elle était sortie de la garde-à-vue six minutes plus tard, mais ce ne serait pas le cas des seize suspects… De plus, Nevena serait certainement enchantée de réaliser ce coup de filet. Cela calmerait sa colère vis-à-vis de Vendini. Que des bénéfices.

    — Vous trouvez ce que vous voulez ? la questionna Meghan aux joues remuantes.

    — Mmh ? Oui oui. Je pense que oui.

    — Je peux… euh… vous savez… partir ?

    — Oui. Donnez cette liste à Franz sur une clé USB.

    — Euh… d’accord…

    Elle se leva. Ce faisant, ses pommettes rebondirent. Martha voulait de plus en plus les dévorer. Presque sans y faire attention, en lui rendant l’ordinateur, elle lança :

    — En fait, élargissez-la, la liste.

    Vasquez se liquéfia.

    — P-pardon ? Comment ça ?

    — Au lieu de quatre mois, ratissez sur six.

    — Sur… sur six ?

    — Oui oui, c’est ça. Ce n’est pas compliqué ?

    — N-non, p-pas du tout. Très simple, c’est très simple. J’ai juste à…

    — Je vous remercie, Meghan. Je ne comprendrai pas. Une dernière chose.

    La rouquine tressaillit derechef. Elle était vraiment craintive, celle-là. Craintive, rousse, toute en rondeur. Comment avait-elle pu être engagée dans un syndicat du crime avec une telle figure de victime naïve ? Quoique, pour rentrer des données dans un logiciel, il n’y avait pas besoin d’être effrayant, juste de savoir se taire.

    — Quand est-ce que vous avez été embauchée ?

    — Ça fera huit mois dans dix jours, répondit-elle avec précipitation.

    — Vous êtes heureuse parmi nous ?

    — C’est… très bien payé et je n’ai aucun… aucun gros souci.

    — Très bien. Merci Meghan, ça sera tout.

    — Ah, oh, euh… eh bien… euh… au revoir ?

    — Au revoir, oui.

    Meghan emporta ses bonnes joues dans sa sortie, au grand dam de Martha. « Je t’ai chipé un peu d’argent, mais tu ne sauras jamais que c’est moi et cela te fera enrager » pensa-t-elle. Deux questions restaient en suspens, celle du qui et celle du pourquoi.

    Qui aurait bien pu commettre ce forfait ? Elle écarta promptement une implication de Jacob Valverde, qui n’avait tout simplement aucun sens. Il n’avait pas d’intérêt particulier à s’en prendre à Vendini de la sorte, à moins d’être vraiment très très farfelu.

    Pourquoi aurait-on bien pu commettre ce forfait ? La vengeance semblait la motivation la plus évidente. Semblait la seule motivation possible. 200'000 dollars, finalement, ce n’était rien sinon une insulte directe à Antonio. Un prix suffisamment élevé pour payer une outrecuidance, mais pas assez pour un coup fatal.

    En se basant sur ce motif, Martha déduisit que le responsable avait été en contact avec le patron. Une rencontre qui remontait à plus de six mois au minimum. Elle devrait interroger Franz, il était au courant de toutes les affaires du boss.

    Dieu qu’en ce moment elle aurait voulu être sur le terrain plutôt que d’être consignée dans ce bureau ! Être à Gradene, là où l’action se déroulait ! Là où il devait y avoir des tueurs par dizaines, des intrigues à n’en plus finir, où la pelote de laine se défaisait !

    Elle jeta un coup d’œil rapide à sa montre.

    Dix-huit heures.

    En ce moment, Vendini était en train de manger une part de tarte aux pommes agrémentée d’une boule de glace à la vanille et accompagnée d’un verre de coca light. Elle en donnait sa main à couper.