• CHAPITRE 2 : PRISE EN PASSANT

    Grosmanu, Amélie, Mickaël, Kieran, Arnaud, Vincent et Georges se mettent en route pour la première étape de leur voyage : trouver le devin Valkil, être sage parmi les sages qui seul sait où se trouve la chevalière royale. Toutefois, il semblerait qu'Arkz a déjà envoyé son chien de chasse s'occuper de cette affaire...

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    CHAPITRE 2 : PRISE EN PASSANT

     

            Les ondes matinales du soleil caressent de leurs doigts maternels les murs blancs d’Olympa. Elles imprègnent la pierre, la rechargent et lui rendent sa grandeur aveuglante. C’est l’instant magique durant lequel les Olympiens ouvrent les yeux, l’instant durant lequel Morphée desserre ses bras et laisse partir ses petits, qui reviendront à lui plus tard, l’instant durant lequel le sable du marchand se craquelle et s’évapore…
              Sauf pour deux personnes : Grosmanu, et Mickaël. Pour eux, nul instant magique et suave du réveil sacré, nulle caresse solaire bienfaitrice… Juste un Émeu Commun. Car oui, comme tous les oiseaux de sa satanée race, dès que le jour pointe le bout de son nez, Georges chante. Georges est doux, Georges est gentil, Georges est mignon, mais… Georges chante, le matin.
            Évidemment, Georges ne chante pas comme un oiseau bruyant le ferait en temps normal, par exemple comme un coq de tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Non, Georges considère que le ton de contre-soprano convient mieux à sa personnalité fragile et effacée. Donc, en un côt comme en cent, Georges hurle son amour pour le soleil à en frôler la rupture d’anévrisme. Aaaaah, écouter cet hymne à l’astre solaire, c’est la jouissance auditive d’un véritable salut de l’humanité à la plus belle création de l’univers !
          Ses effets revigorants et enchanteurs ne tardent d’ailleurs pas à se manifester : Grosmanu et Mickaël se sont joints à Georges en se mettant au piano à quatre mains. Comme il n’y a pas de piano dans la chambre, ils se sont rabattus, non pas sans plaisir vicieux, sur le cou de l’animal des enfers.

    — Tais-toi satané volatile ! Tais-toi ou je te tords le cou !

    — Côôôôt ! gémit ledit satané volatile en battant frénétiquement des ailes, sans effet.

    — J’aurais dû te dévorer quand j’en avais encore la circonstance ! rugit Grosmanu.

    — Mais t’es pas censé être végétarien ?

    — Bah non, pourquoi ?

    — Bah t’es une vache qui se tient debout, quoi…

           Grosmanu voit rouge. Il lâche Georges, qui court se terrer sous le lit, empoigne Mickaël par le col de son pyjama et le soulève au niveau de son mufle.

    — Qui c’est que tu traites de vache ? C’est MEUH que tu traites de vache ? rugit-il encore plus en colère.

    — Mais pourquoi tu t’énerves d’un coup ?! C’est pas vrai, ce que je dis ?

    — Je ne suis pas une vache, MEUH ! Je suis un Toranien, MEUH !

    — Ok ok, désolé ! Je voulais pas te vexer !

    — Bon !

              Il repose Mickaël par terre.

    — Ouah, t’es vachement susceptible.

    — JE SUIS QUOI ?!

    — Super susceptible, je voulais dire, désolé.

     

     

            Après une rapide préparation, les six compagnons et l’émeu sortent de la taverne poétiquement baptisée ”Aux thons du maquereau”, et se mettent en route pour Willow. Pour s’y rendre, ils doivent traverser le pont ouest d’Olympa, et remonter le Takokeya sur environ une quinzaine de kilomètres, et ainsi entrer dans le comté de Tragamor.
            Willow est un petit village de pêcheurs réputés pour leurs poulpes d’eau douce d’un fondant sans pareil. C’est d’ailleurs la particularité des villages bordant le Takokeya, le poulpe d’eau douce. Ceux bordant le Keyatako sont quant à eux spécialisés dans le calmar d’eau douce. D’où une rivalité volatile entre les habitants des deux fleuves. Toutefois, il convient de noter que, pour une raison inconnue, quand les deux torrents se mélangent dans le lac Olympa, l’eau se charge en sel, et se sale ainsi tout au long des cours jusqu’à se jeter dans le Setenante pour l’un, l’Idionale pour l’autre. Heureusement, pour maintenir l'onde à un niveau de salinité acceptable, et conserver ainsi sa potabilité, de petits ruisseaux et des rivières alimentent à intervalles réguliers les fleuves, une fois le cap du lac passé. Autrement, le sud de Safirel aurait été complètement désert. Et c’est actuellement la zone la plus peuplée de tout le pays.
            Nos six compagnons et leur autruche domestique viennent de traverser le pont et s’orientent dès lors vers la route nord-ouest, pour rejoindre le rivage du Takokeya. Ils y accèdent en une quinzaine de minutes, et s’attachent alors à le remonter. Pour quinze. Longs. Kilomètres.
              Soit environ deux heures et demie de marche, peut-être même un peu plus. Certes, ils auraient pu y aller bien plus vite, un peu moins d’une heure, si Grosmanu avait consenti à débourser un peu pour louer des chevaux !
          Mais le Toranien est par nature avare, et celui-là, loin d’échapper à la règle, la consolide, l’affirme, la renforce, et la porte haut dans le ciel, telle une bannière militaire, un étendard dont l’éclat de la fierté rejaillit sur son porteur.
            Kieran chantonne :

    — Well we know where we’re going, but we don’t know where we’ve been…

    — Qui on doit chercher, déjà ? demande Vincent.

    — Valkil, le devin, répond Grosmanu.

    — Valkil… répète Arnaud.

    — J’y pense, fait Amélie, on a des ennemis dont il faudrait se méfier ?

    — Bah c’est l’un des comtes qui a catapulté la forfanterie au Premier Laquais.

    — Lequel ?

    — Houlà, aucune idée ! Y en a pas des massues qui apprécient le Premier Laquais !

    — Donc ils vont très certainement tenter de torpiller la mission.

    — T’imagines, intervient Mickaël, si Valkil meurt.

    — Avant qu’il ait pu nous dire ce qu’on voulait ? Ouais, dur…

    — Enfin, reprend Grosmanu, il paraît qu’il prescrit mourir dans son bourde originel, Willow.

    — Donc il faut que Valkil meure dans Willow.

    — Madmartigan ! s’exclame soudain Kieran en sortant de sa rêverie.

    — … Hein ?

    — Oh, désolé, je suivais pas.

     

     

            Le voyage se poursuit, agrémenté de quelques pauses d’une demi-dizaine de minutes, et pendant tout ce temps, Grosmanu inculque son savoir de ces terres à Amélie, Kieran, Vincent, Arnaud et Mickaël. Ses explications sont régulièrement ponctuées de “côt” joyeux émis par son si charmant dindon de compétition. C’est ainsi que nos jeunes aventuriers apprennent qu’il existe de très nombreux peuples civilisés sur le continent : des ribambelles de dérivés d’Elfes, des Orques à la pelle, des Gobelins au tractopelle, des Nains en veux-tu en voilà, des Hommes t’en veux pas t’en as quand même, des hommes-lézards, des hommes-félins, des Toraniens, des hommes-hiboux, des Trolls, et encore tout un cortège d’hominidés au faciès aussi inimaginable qu’une bonne note en mathématiques.
              Leur bon guide cornu et barbu leur apprend également les règles de base de la magie : seules les créatures dites “magiques” peuvent en faire usage librement. En fait, pas exactement. Les flux magiques sont capricieux et tous les peuples ne les ressentent pas de la même façon. Par exemple, les Elfes y sont les plus sensibles, mais certains le sont encore plus que d’autres, et ceux-là sont des sorciers. Les sorciers et les magiciens ne courent pas les rues à Safirel. La plupart d’entre eux vivent reclus à l’académie de Cohuj, en tout cas pour les enchanteurs de haut niveau et pour ceux qui désirent apprendre à manipuler les flux. Les petits mages de rue, en revanche, occupent des petits emplois plus adaptés à leurs compétences, comme la cuisine ou la conservation de nourriture. Après, bien sûr, les peuples ne ressentant pas les flux de magie, tels les Toraniens, peuvent faire usage de parchemins et d’artefacts à la puissance variable… mais il faut bien entendu accepter d’y mettre le prix.
              Amélie sursaute. Elle fait volte-face et fixe attentivement les bois qui les entourent tous les sept, en prenant soin de remonter ses lunettes sur le nez.

    — Qu’est-ce qu’il y a ? questionne Vincent.

    — J’ai l’impression d’avoir entendu un bruit.

    — Évidemment. réplique Mickaël. C’est une forêt ! Tu t’attendais à quoi, qu’elle fasse une exception pour toi ?

    — Elle a raison, répond gravement Grosmanu. Ça fait la moitié de dix kilomètres qu’on nous essuie.

    — Hein ? Et pourquoi t’as rien dit ?

    — Bah ça va, c’est pas des bestioles trop périlleuses, je voulais pas vous alarter.

    — Non, ça se dit pas, ça. On dit “alerter” ou ”alarmer”, mais pas alarter.

    — Dessus ?

    — … Quoi, dessus ?

    — T’es dessus qu’on dit pas alarter ?

    — … Sûr ! Bon sang, faut t’comprendre, toi !

    — Meeeuuuh non, c’est une question d’ouverture de spiritueux.

    — D’esprit !

    — Rooooh !

    — Bon, on fait quoi, pour les bestioles ?

    — On les castagne ! rugissent de concert Arnaud et Vincent en levant le poing au ciel.

    — Et si elles sont plus grosses que vous ?

    — On les castagne !

    — De toute façon, je peux vous soigner après, fait Amélie en haussant les épaules.

    — Bande de fous suicidaires…

    — Faut bien se jeter à l’os ! lance joyeusement Grosmanu.

    — Côt !

    — … J’abandonne, dites-lui qu’on parle pas comme ça…

     

     

                Vincent, et Mickaël dégainent leurs épées, Kieran serre les poings, Arnaud sort son nouveau marteau tout beau tout gros, et Amélie fait tourner son bâton autour d’elle. Grosmanu, lui, prend un peu de recul et croise les bras, impatient de voir ce que ces petits nouveaux ont dans le ventre. Ils attendent quelques instants. Puis quelques autres. Puis encore quelques autres. Finalement, Mickaël baisse son arme et tourne les yeux vers Grosmanu.

    — T’es sûr de ce que t’as dit ? C’était pas des craques, hein ?

    — Affirmatif, répond le Toranien.

    — Eh bah alors ? Y a rien !

    — Meeeuuuh si !

    — Euh, Mickaël ? fait Arnaud en tirant l’épaule de son compagnon.

    — Quoi ?

              Il se retourne et se retrouve nez à truffe avec une bestiole à l’aspect étrange : une hyène humanoïde, aux pattes et aux mains écailleuses, et dont le pelage est par endroits, notamment autour du crâne, tel une crinière, couvert de plumes violacées.

    — Euh… salut ?

              La hyène pousse un hululement lugubre et quatre de ses comparses s’extirpent des bois, équipés de sabres rudimentaires et d’armures constituées de planches grossières.

    — Allez, allez ! lance Grosmanu en tapant dans ses mains. Faites-leur leur anniversaire, on n’a pas de tempes à perdre !

    — Parle pour toi ! réplique Mickaël. Ils sont cinq !

    — Vous aussi ! Allez, zou, au chêne !

    — Boulot !

    — C’est nouf nouf.

              Les hyènes tentent d’encercler le petit groupe, mais leur approche est rapidement dispersée par deux individus de forte carrure. Vincent et Arnaud, n’ayant écouté que leur sombre témérité teintée d’une bêtise qui lui est intrinsèquement liée, se sont rués sur les pauvres bestioles et les réduisent en charpie en l’espace de quelques secondes. Ils reviennent alors vers leur groupe, un sourire heureux aux lèvres. Les autres les contemplent, à la fois consternés, dégoûtés, et soulagés.

    — C’était simple, conclut Vincent.

    — Ouais, plutôt, rajoute Arnaud. C’était comme couper du beurre à la hache.

              Et ils éclatent de rire.

    — Vous auriez pu nous en laisser un peu ! s’excite Mickaël.

    — Je croyais que tu voulais pas te battre, rétorque Amélie. C’est clair qu’ils ont tout fait, mais au moins, on n’a pas eu à se salir.

    — Et puis, termine Grosmanu, ça ne veut rien mugir. C’était des gnolls, c’est plutôt faiblard, comme bestiaux. C’est vrai que vous leur avez mis la misère. Mais gare, y a des trucs plus risqués quand même. Et la force quantique suffit pas toujours. Allez, en digue, les bœufs, on repart.

              Et ils reprennent leur chemin, suivis de haut et de loin par un oiseau au plumage orange et vert.

     

     

                Une heure plus tard, les six compagnons arrivent devant un écriteau sur lequel il est gravé “Bienvenue à Willow”.

    — Tiens, je crois qu’on est arrivé, annonce Mickaël.

    — Non, sans blague ? répond Kieran. Dis-moi, honnêtement, qu’est-ce qui t’as mis sur la piste ?

    — Mmh, attends, une seconde, je réfléchis… ma main dans ta figure ?

    — Ah ouais ?

    — Ouais.

    — Ah ouais ?

    — Ouais !

    — Ah ouais ?

    — Ah ouais !

    — Ah ouais ?

    — Ah ouais !

              Amélie se glisse derrière eux et leur distribue un coup derrière la tête chacun.

    — Arrêtez ça immédiatement, tous les deux ! C’est stupide et ça m’énerve.

    — Désolé, gémissent-ils alors en serrant leur bosse déjà douloureuse.

    — Bon. Grosmanu, tu nous guides, oui, ou faut qu’on te tire par la barbe ? ».

              Le Toranien penche la tête vers Vincent, et lui murmure :

    — Où tu l’as trouvée ta génisse ? Elle a un sacré mauvais caractère.

    — Ah ! Y en a pas deux comme elle, répond Vincent. Elle est un peu rude, comme ça, au premier abord, mais elle a un cœur en or. Mais bon, elle est pas dans sa bonne semaine, je crois.

    — Hé ! vocifère Amélie, je vous entends tous les deux ! Bougez-vous, ou je vous arrache les dents une par une !

              Ils sursautent, et le Toranien prend dès lors la tête du groupe pour le guider très vite dans le village, en mettant une bonne distance de sécurité entre lui et l’Elfe de mauvais poil, ainsi qu’une zone-tampon, celle-ci se nommant Georges.

     

     

                Grosmanu les mène au travers du petit bourg, composé en tout et pour tout d’une quinzaine de bicoques de bois. À l’exception du groupe et de trois ou quatre villageois qui les dévisagent avec des yeux de hibou, c’est désert. Même dans le ciel, il n’y a pas un seul nuage. Ils entrent dans la plus grande bâtisse, une auberge baptisée “Au poulpe royal”. Les cinq jeunes et Georges avisent une table et y prennent place, tandis que Grosmanu se dirige immédiatement vers le comptoir pour obtenir des renseignements sur Valkil le devin. Un homme brun vient aussitôt à sa rencontre.

    — Eh bien me voilààà ! Alors, hé hé, qu’est-ce que je vous sers ?

    — Des indications, s’il vous plaît.

    — Oui, bien sûr. Qu’est-ce qu’il prend à boire ?

    — Vous pouvez me mugir où est le visionnaire ?

    — Bien sûr, qu’est-ce qu’il prend à boire ?

    — Où est-il, alors ?

    — Je vais lui dire, qu’est-ce qu’il prend à boire ?

              Exaspéré, Grosmanu empoigne le tenancier par le col.

    — Écoute, bonhomme, si tu mugis pas illico capuccino où je peux déceler le songe-creux, tu vas devoir ramasser ta tête dans tout ton bar pouilleux. Compris ?

              Mickaël fond sur le Toranien et le force à lâcher l’homme.

    — Un peu de diplomatie, tempère-t-il. Il fait son boulot, c’est tout. Excusez-le, M’sieur, hé hé, reprend-il à l’égard du gérant, il est un peu sur les nerfs, en ce moment. Dites, c’est une affaire un peu urgente, donc si vous pouviez… coopérer, vite, vous voyez, ça nous faciliterait la tâche.

    — Mais bien sûr ! Qu’est-ce qu’il prend, d’abord ?

    — Écoute, clochette, et écoute bien. Je vais pas le répéter deux fois, donc tu aboules les infos, où je vous fous le feu, à toi, à ton auberge miteuse, et à toute ta famille.

            Ils ressortent deux minutes plus tard, heureux d’avoir pu trouver un accord avec l’aubergiste. Ils prennent alors la direction du nord de la ville.
           Le vieux devin vit, évidemment, comme un vieux devin de 90 ans, c’est-à-dire légèrement en marge de la société et de la vie en communauté. Oh, pas très loin, seulement sur une petite colline à une centaine de mètres au nord du village. Et ce n’est pas plus mal. Car il est exactement comme toutes les personnes âgées : elles parlent à tout et à rien de tout et de rien, quoique leur sujet favori concerne surtout la météo. Car s’il y a bien une chose avec laquelle on ne rigole pas, chez les personnes âgées, c’est la météo ! Ne JAMAIS plaisanter sur la météo avec un pépé ou une mémé ! C’est à s’en mordre les doigts.

     

     

            Vincent frappe le premier à la porte de la masure, à défaut de qualifier cela autrement, du vieux Valkil. Toc toc toc.
                Pas de réponse. Il recommence. Toc toc toc.
                Pas de réponse.

    — Vous pensez qu’il est crevé ? questionne-t-il.

    — Mais ça va pas de dire des choses pareilles ?! s’étrangle Kieran. C’est un papy de 90 ans ! Il va pas t’entendre du premier coup, c’est sûr !

    — Ouais, enfin, je vais pas quand même défoncer la porte non plus, elle tient à peine sur ses gonds ! Ça se fait pas !

    — Bah re-frappe !

              Toc toc toc. Pas de réponse.

    — Décidément !

    — Bon, défonce la porte.

    — Mais ça se fait pas bon sang ! Et s’il est juste derrière ?

    — Non mais ça va, ça me tape sur le système maintenant.

    — Dites… grogne Amélie.

    — Bon sang, bouge, ta gonzesse va nous démonter !

    — Mais…

    — C’est nous ou la porte !

              Obéissant, Vincent donne un puissant coup de pied dans la porte vermoulue, qui s’effondre sur place dans un lourd fracas, soulevant un monstrueux nuage de poussière du sol. Ils entrent, et se retrouvent dans une salle ayant grand-peine à les contenir tous les sept, disposant en tout et pour tout d’une table, de trois tabourets, et d’une commode.

    — J’arrive ! J’arrive ! entendent-ils.

              Un vieillard voûté sort d’un couloir, à petits pas, appuyé sur sa canne tordue, une barbe mal dégrossie contrastant avec son absence totale de cheveux, de grosses lunettes rondes posées sur son front ridé.

    — Quelqu’un vient de frapper ? demande-t-il de sa voix chevrotante. Oh, vous êtes entrés ! Vous avez bien fait, je suis un peu dur d’oreille ! Mais… où êtes-vous ?

              Il commence à les chercher un peu partout… sauf sur le pas de la porte.

    — Suis-je bête ! Il faut que je mette mes lunettes, alors !

           Et il se met à la recherche de ses lunettes jusqu’à ce qu’Amélie, exaspérée, les lui prenne du front et les pose sur le bout de son nez.

    — Oh, merci Monsieur !

    — Monsieur ?!

    — Oh, pardon, Mademoiselle. Mais entrez, entrez ! Faites comme chez vous, jeunes gens ! Dites, vous ne trouvez pas qu’il fait un peu frisquet ? Ahlàlàlà, ce temps ! Je l’avais dit qu’il ferait froid aujourd’hui. D’où venez-vous, jeunes gens ?

    — D’Olympa, répond Arnaud, nous sommes…

    — Ah, il fait frais aujourd’hui à Olympa. Demain aussi. Mais ici il fait plus chaud. On ne se croirait plus en été, tellement il fait frais ! Mais entrez, entrez ! Je vais fermer la fenêtre, je reviens…

              Il pivote, se rend dans son couloir, remarque que la fenêtre est fermée, se gratte dubitativement la tête, et revient finalement en arrière pour s’asseoir sur l’un de ses tabourets.

    — Alors jeunes gens ? Que peut faire le vieux Valkil pour vous venir en aide ?

    — Grand Valkil, commence Grosmanu, nous…

    — Oh, j’ai des petits gâteaux si vous voulez ! Vous avez faim ?

    — Non, merci, nous…

    — Ne vous gênez pas pour moi ! Je vois que vous avez faim ! Attendez une petite seconde, je reviens…

             Il se lève et disparaît dans le couloir. Les compagnons échangent un regard d’un profond désespoir. Georges hausse les ailes et sort, lassé d’attendre. Le vieux Valkil reparaît, équipé d’un plateau en bois débordant de muffins et de biscuits. Il pose le plateau sur la table et se rassied, non sans pousser un gémissement plaintif.

    — Oh mes enfants, que c’est dur.

    — Donc, reprend Grosmanu, jeuh mugissais…

    — Servez-vous, servez-vous ! Ne soyez pas timides ! Je n’en prends pas, ils me font mal aux dents. Je suis allé au soigneur pour mes dents, l’autre jour. Mes enfants ! Il m’a ma-ssa-cré ! Je souffre le martyre ! J’ai payé 200 pièces d’argent, et regardez ce qu’il m’a fait ! C’est à peine si je peux parler !

    — Oui, oui, c’est dramatique, répond Vincent. Bon, dites, on a un problème. Vous savez où se trouve la chevalière royale ?

    — Pouvez-vous répéter, jeune homme ? Je suis un peu dur d’oreille. Ah, fils ! C’est le soigneur qui m’a fait ce mal ! J’entendais très bien avant, et il m’a donné des médicaments ! Depuis je ne sais plus marcher…

    — On va pas s’en sortir, là… Arnaud, tu veux enchaîner ?

    — Ok, ok, répond Arnaud. Bon, m’sieur le devin, on a besoin de vos services. Le Premier Ministre doit retrouver la chevalière royale pour gagner un défi.

    — Pouvez-vous répéter, jeune homme ? Je suis…

    — Un peu dur d’oreille, on sait. Mais pour la bague ?

    — La vague ? Voyons, jeune homme, vous êtes au bord du Takokeya, il n’y a pas de vague ! À mon époque, quand j’ai fait mon service militaire, des fois, avec des camarades, comment qu’ils s’appelaient déjà… Monte et Ski-euh, je crois, oui c’est ça. Avec Monte et Ski-euh, on allait souvent au bord du Takokeya pour voir les jolies filles prendre leur bain… Deux jolies jeunes filles venues d’un pays d’orient qui envoyaient régulièrement des lettres à leur famille… Ah, c’était le bon vieux temps !

    — Non ! La BA-GUE !

    — Ah ! Vous parlez de la chevalière royale !

    — Oui, c’est ça !

    — Vous l’avez trouvée ?

    — Trouvée ? fait Mickaël, interloqué. Bah non, on vient vous voir pour la trouver, justement !

    — Oh… Bizarre. Une jeune femme est venue me voir hier soir, tard. Elle voulait en savoir plus sur la chevalière.

    — Une jeune femme ?

    — Oui, avec des cheveux mi-longs, plutôt bouclés, je crois bien, d’un brun tirant sur le noir. Ce qui m’a le plus attiré le regard, c’était son gantelet, au bras… droit, je crois. Oui, c’est ça, le droit. Elle n’avait qu’un seul gantelet, oui. Bien étrange. Mais elle était charmante. ».

              Les compagnons se regardent, interdits. Georges rentre en battant inutilement des ailes et en caquetant étonnamment fort.

    — Je crains le pire, souffle Amélie.

    — Côt !

    — Cette… femme, reprend Mickaël à l’attention de Valkil, vous lui avez dit ce que vous saviez ?

    — Côt côt !

    — Oui, répond le vieillard, oui oui. Je lui ai dit que je ne savais pas où était la chevalière.

    — Côt côt côt !

    — Quoi, Georges ? demande Grosmanu, exaspéré. Qu’est-ce que t’as à la fin ?

    — Vous trouvez pas que ça sent… le brûlé ?

              Ils se précipitent à l’extérieur de la maison du vieux devin, et tombent en état de choc : en contre-bas, des foyers ont commencé à naître à divers endroits du village. Des cris de panique et d’horreur s’élèvent peu à peu dans le ciel, portés par les volutes de fumée.

    — Des brigands gobelins ! s’exclame Grosmanu.

    — C’est balèze ? demande Amélie.

    — Pas tellement, mais ils sont nombreux. On fera pas la masse sans un plan d’action. Faut qu’on se raye.

    — Et le pépé ?

    — On l’emmène à l’abri, répond-il en se retournant, le temps de… Nom d’un bifteck !

              Ils se retournent tous sous l’impulsion de l’expression incongrue du bovin, et l’effroi se saisit d’eux. Ils dégainent leurs armes, prêts à en découdre.

     

     

                Devant les six compagnons, une femme tient, de sa main droite gantelée, le devin par la nuque. Mickaël la dévisage. Il lui donne entre trente et quarante ans… peut-être trente-quatre. Des yeux de jade, des cheveux bouclés, entre le brun et le noir, ondulant jusqu’à la base de son cou, entremêlés de plusieurs mèches rebelles qui lui donnent un air fouillis et fatigué, presque… inachevé. Ce qui contraste parfaitement avec le reste de son corps, fin et blanc. Les limites de sa silhouette donnent l’impression d’avoir été taillées avec une précision symétrique et parfaite dans une grande pièce de marbre. Elle n’est pas à proprement parler belle, ni séduisante, d’ailleurs. Toutefois, de son regard se dégage une aura de noblesse gâtée par une triste colère qui a trop longtemps mûri dans ses entrailles. Pour parfaire le tout, un saphir monté sur un filin de cuir pend à sa gorge.

    — Et tu es ? demande Vincent, prêt à bondir dès que l’instant se présentera.

    — Lumiya, répond-elle d’un ton glacial.

    — Bien, Lumiya. Pose le papy à terre, doucement…

    — Pourquoi tu dis ça ? demande Amélie. Tu sais très bien qu’elle va pas coopérer !  Tu vas jamais au ciné ?

              Lumiya lâche le devin. Mais avant que les aventuriers n’aient le temps de réagir, elle prend son épée dans sa main gauche, une lame fine et droite, et la passe au travers du vieux Valkil. Rapidement, une mare de sang s’étend autour du corps. Lumiya retire son épée. Le liquide rouge goutte depuis la pointe de la lame. Les six compagnons sont sous le choc.

    — T’as fait une erreur, petite génisse, lâche Grosmanu. T’as plus d’argenterie.

    — Couvert, lui souffle Mickaël.

    — C’est nouf nouf.

    — Ne me faites pas perdre mon temps, cloportes, réplique froidement Lumiya.

    — Déjà les surnoms dégradants ! Et on se connaît depuis même pas vingt secondes !

    — Jamais tu la fermes, Mickaël ? questionne Kieran, un brin agacé par la situation, et énormément par son camarade.

             Lumiya tend son bras muni d’un gantelet vers le petit groupe. La pièce d’armure prend alors une teinte rougeoyante, et un torrent rugissant de flammes fuse de sa paume ouverte. Les six aventuriers, surpris, sautent en arrière, par réflexe. Cependant, la loi de la gravité, conjointe à la pente de la colline, leur fait perdre l’équilibre, et ils dévalent alors tout en bas.
             Quand ils se redressent, ils sont encerclés d’une demi-seizaine de gobelins qui sont armés à la fois de haches rouillées et de très mauvaises intentions. Les gobelins ne sont pas des ennemis réellement monstrueux. La plupart d’entre eux ne font qu’entre un mètre vingt et un mètre cinquante de haut. Mais leur couleur de peau d’un vert éclatant, leur mauvaise hygiène dentaire, et leurs petits yeux dans lesquels brillent bêtise et sournoiserie les rendent incroyablement désagréables. Surtout quand ils sont plus d’un. Et là, il y en a huit.

    — Vous avez un plan ? demande Vincent.

    — Baaah trouves-en un, génie, raille Mickaël, c’toi qui a voulu négocier.

    — Toi, je vais t'frapper.

    — Si on survit.

    — Meeeuuuh fermez-la ! ordonne Grosmanu. Pas possible d’avoir aussi peu de concentration dans un groupe. À l’attaque !

              Il lève son fusil et abat un ennemi d’un seul tir. Georges bondit sur le gobelin le plus proche, piège ses épaules entre ses serres, et entreprend de lui picorer la tête.

    — Occupez-vous d’eux ! ordonne Grosmanu. Je vais faire un gruyère de cette génisse…

    — Je viens avec toi ! s’écrie Mickaël.

              Le Toranien donne un coup de cornes pour écarter deux ennemis, et se rue sur la voie ouverte, suivi par Mickaël. Ils remontent la pente en cavalant et se retrouvent sur le plateau en seulement quelques secondes. Lumiya est en train de régler la selle d’un cheval noir.

    — Eh toi ! s’exclame Mickaël.

              Lumiya se retourne. Son visage n’affiche aucune expression si ce n’est une pointe de contrariété.

    — Tu nous as dit au revoir un peu tôt, non ?

    — Cloporte.

              Elle tend son gant sur Mickaël et une boule enflammée sortant de ses doigts joints fond sur le demi-elfe. Ce dernier l’évite de justesse et réplique exactement de la même façon. Lumiya penche seulement la tête sur la gauche et le projectile du demi-elfe la rate de loin. Mais cela lui a donné le temps de se rapprocher. Il donne un coup de son épée fendant l’air. La jeune femme bloque l’attaque avec son gantelet, agrippant la lame de ses cinq doigts. Mickaël tente de se dégager, mais la prise de Lumiya est trop forte.

    — Mais lâche ! Espèce de blondasse !

    — Que je ne vous retrouve pas sur mon chemin.

             Elle lui arrache l’épée des mains, la jette derrière elle, et expédie son talon dans le sternum du demi-elfe, l’envoyant se cogner contre la masure. Mickaël perd connaissance sur le coup.

    — Eh poulette !

             Lumiya reporte son attention sur Grosmanu, et remarque qu’il la mise en joue.

    — Mugis bonjour au petit oiseau !

            Il tire trois balles. Imperturbable, Lumiya tend sa main devant elle. Son gantelet passe d’une couleur rouge à un bleu très dilué. Un rayon blanc part de sa paume et gèle les projectiles, qui s’écrasent dans l’herbe avant même de l’avoir touchée. Elle grimpe sur le cheval, et disparaît. Grosmanu jette son fusil par terre et frappe le sol d’un sabot rageur.

    — Jument décatie ! Babouin handicapé ! Lama velléitaire ! jure-t-il en brassant inutilement l’air de ses gros poings.

              Un faible râle agonisant attire son attention. Le devin. Il se précipite vers le corps et le retourne. Il est couvert de terre et de sang, sa barbe en est imbibée comme une éponge. Il ouvre et ferme mécaniquement la bouche, secoué de toussotements spasmodiques. Grosmanu approche son oreille et l’écoute.

     

     

    — Debout, feignasse !

           Grosmanu soulève Mickaël par le col pour le remettre sur pieds. Le demi-elfe entrouvre les yeux.

    — Kékysépassé ? demande-t-il, hagard, la bouche pâteuse.

    — Il faut y aller.

    — Où ?

              À cet instant, Amélie, Vincent, Arnaud, Kieran et Georges montent sur le plateau, et constatent que leurs deux camarades ont été incapables d’attraper Lumiya.

    — Elle s’est enfuie, explique Grosmanu avant même qu’on lui pose la question.

    — Tout est perdu, alors, soupire Arnaud.

    — Et c’est que le premier jour, complète Kieran. On est dans de beaux draps.

    — Meeeuuuh non ! rétorque Grosmanu. Meuglez donc, mes p’tits veaux, pour être v’nus d’ailleurs, v’savez rudement bien vous bastonner, hein ?

    — Comment ça ?

    — Bah v’vous bagarrez pas trop mal pour des p’tits jeunes qui viennent pas d’ici !

    — Oh… Je sais pas, c’est étrange, fait Vincent. J’ai l’impression, enfin je parle pour moi, hein, mais je pense que c’est pareil pour tous, que c’est comme si nos corps avaient toujours vécu dans ce monde…C’est une sensation, euh… bizarre.

    — Mouais… Zarb’, vot’ truc, quand même. Bon, je sais où faut aller, le devin me l’a meuglé juste avant de clamser.

    — Et alors, on va où ?

              Grosmanu prend une pose digne des plus grands héros de tous les temps, un doigt pointé au nord-ouest, les yeux fermés, les genoux légèrement fléchis, son anneau nasal battant au gré du vent. Le soleil lui-même s’efforce d’éclairer Grosmanu du mieux qu’il le peut, faisant ressortir à la fois l’esprit déterminé et les muscles saillants de ce resplendissant mercenaire aux cornes luisantes. Et dans un roulement de tambours, il ouvre la bouche, et tonne : « Trrrrrragamor ! ». Georges penche la tête sur le côté, dubitatif, ses plumes crâniennes suivant le mouvement.

    — Côt ?

     

     

                Le comte Arkz, les mains dans le dos, observe ses trophées, fixés sur le mur du fond de la salle du trône de Dreadstadt. Des trophées lugubres : des médailles, des sabres brisés, des boucliers, des morceaux d’armure… Chaque chef vaincu par le comte a fini immortalisé sur ce monumental mur morbide. Et il y en a assez pour garnir toutes les places d’un banquet d’une taille raisonnable. Le comte examine ces vestiges du passé, de son passé. Le trophée de son plus grand ennemi, le général Lughan Lux, siège aujourd’hui sur son visage, une cicatrice hideuse dont il a l’obligation de l’affronter chaque jour de son existence. Il n’a même pas besoin de la voir pour la percevoir, tatouage démoniaque, marque du diable, empreinte du mal à jamais intégrée sa chair et à son esprit. Il a obtenu ce qu’il désirait mais… à quel prix ? Les miroirs ne lui montrent plus son reflet, seulement le coût indélébile de son imprudence.

    — Mélancolique, Comte ?

              Le comte se tourne de moitié et pose ses yeux d’or sur le pirate assis originalement sur son trône : une jambe sur l’accoudoir de gauche, l’autre sur le dossier, un bras sur l’accoudoir de droite, et la tête en bas. Enfin, il le voit pas vraiment, il le devine, puisque le dossier du fauteuil lui fait face.

    — Occupez-vous de vos affaires, pirate, rétorque doucement le comte.

    — Oh, v’savez, moi, je m’en fiche ! Je pensais qu’avec la Fête de l’Eclipse, vous seriez d’humeur joyeuse. Je dis ça pour faire la conversation, comme vous êtes pas très bavard !

    — Redressez-vous.

             Le pirate lève les yeux au ciel, ou plutôt au sol, mais obtempère et se rassied donc convenablement sur le trône. Il se lève et s’empare d’une pomme sur une table adjacente et commence à jongler avec.

    — Alors, Comte ? Que puis-je pour vous, aujourd’hui ? demande-t-il en croquant le fruit.

    — Vous allez devoir vous occuper de fournir des armes à nos alliés du sud.

    — Je vais frôler Olympa.

    — Je ne vois pas le problème. Vous êtes un pirate inventif, débrouillez-vous.

             Le pirate esquisse un sourire de loup.

    — Kssshéhéhé… Le tarif sera élevé, Arkz.

    — Servez-vous dans la salle du trésor avant de partir.

    — Ah, j’aime ce langage !

    — Évidemment, cette petite affaire reste entre nous.

    — Évidemment ! L’organisation que je représente serait très mécontente de savoir que je m’occupe de projets séparés sans lui faire profiter de mes petits bénéfices, kssshéhéhé…

              Le pirate s’étire et craque les jointures de ses os. Le comte hausse les épaules et reporte son attention sur le mur des trophées. Il attend que le pirate soit sur le pas de la porte pour lancer :

    — Il paraît que c’est un certain Grosmanu Sabot-d’acier qui a été chargé de trouver la chevalière royale.

              Le pirate s’arrête net. Puis il esquisse à nouveau un sourire de loup.

    — Kssshéhéhé…

              Il tourne la tête vers le comte, qui lui fait toujours dos.

    — Ce lourdaud de Grosmanu… Vraiment ?

    — Vous le connaissez, je crois bien.

    — Oooooh que oui… Kssshéhéhé… Il vous mettra des bâtons dans les roues. C’est typiquement son genre.

    — J’en doute. Le Glory of Blacksword vous attend, pirate.

              Le pirate hoche la tête et disparaît en prenant soin de bien refermer la porte derrière lui.


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