• CHAPITRE 4 : ZEITNOT

    Direction le tombeau royal ! Les six mercenaires et l'Émeu Commun sont dorénavant en quête de cendres et il apparaît que le mausolée est le seul endroit où l'on puisse en trouver. Mais, pour seulement y parvenir, encore faut-il déjouer les pièges des anciens architectes.

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    CHAPITRE 4 : ZEITNOT 

              Après avoir passé la nuit à Tragamor, et subi l’hymne au soleil de Georges, les six compagnons et l’Émeu Commun s’en vont d’un pas joyeux au tombeau de la famille royale. En dépit de l’échauffourée de la veille, la comtesse Wisla Prall leur a bien généreusement octroyé le droit d’occuper des chambres d’amis du palais.

    — Alors on va où ? demande Mickaël en achevant de sangler sa ceinture.

    — Au sud ! répond Grosmanu en tendant le bras devant lui. Au sud, dans la forêt ! On va s’balader, les p’tits veaux !

    — Attendez-moi ! geint une voix.

        Ils se retournent et aperçoivent Kieran à la traîne, tenant sous le bras l’imposante Encyclopédie de Safirel. Il rattrape ses compagnons en trottant aussi vite que son lourd fardeau le lui permet, et il ne le lui permet que très peu.

    — Pourquoi tu prends ce truc ? le hèle Vincent. Ça va nous ralentir comme pas possible !

    — Il faut ! fait le démon entre deux râles essoufflés. On sait jamais ! Peut y avoir des trucs utiles, dedans !

    — Ok, très bien, rétorque Arnaud. Mettons, on trouve un truc étrange et hors du commun. Comment tu vas savoir exactement ce qu’il faut chercher et à quelle page le chercher ?

    — … Oups…

    — Eh ouais…

    — Allez, laisse ça, veux-tu, dit Amélie.

    — Non ! On sait jamais !

    — Bon bah à ta guise, hein ! Mais te plains pas que c’est lourd, après !

          Et ils partent devant, laissant Kieran se débrouiller seul avec son ouvrage de quarante centimètres par cinquante. Georges, cependant, pris d’une compassion subite, revient en arrière, et donne un coup de bec ragaillardissant dans le dos de Kieran en pépiant un petit “côt” d’encouragement. Puis il revient contre les jambes de son maître, abandonnant le semi-démon et son livre en arrière.
          … En arrière.
          … … Loin en arrière.
          … … … Très loin en arrière.
          … … … … « Hé ! Attendez-moi ! ».

     

     

     

           Le groupe s’engage dans la forêt de Vkotzyyg, là où nul chemin d’Ariane n’existe pour montrer la voie aux imprudents qu’y s’égarent. La présence d’anciennes ruines gorgées de magie a depuis longtemps conféré d’étranges propriétés aux arbres, comme par exemple la fâcheuse faculté de détraquer absolument toutes les boussoles, compliquant ainsi considérablement l’orientation. La mousse pousse aléatoirement dans n’importe quelle direction cardinale. Le seul maigre repère se trouve être la position du soleil, bien que ses rais aient nombre de difficultés à percer au travers du feuillage touffu.
             Grosmanu, familier avec ce genre de terrain inhospitalier, circule à une allure convenable, écartant les branches sur son chemin, posant presque naturellement les sabots là où il le faut, jamais sur une racine fragile ou des rocs instables. Georges le suit de très près, par petits bonds graciles entre les troncs.
             En revanche… Les autres… Ils sont imprégnés d’une grâce quasi-divine. Si, bien sûr, Dieu était un hippopotame obèse en patins à roulettes coincé dans un magasin de porcelaine.
             Et ils tombent ! Et ils trébuchent ! Et ils se fouettent ! Et ils retombent ! Et ils trébuchent encore ! Cassage de figure sur cassage de figure ! Qui devient peu à peu caffave de figure fur caffave de figure…
          Mickaël se redresse, tenant la moitié gauche de son visage dans la main tant elle est déchirée et griffée par les branches et les chutes.

    — Grosmanu ! hèle-t-il. Ça t’dirait pas de nous attendre une ou deux minutes, non ? C’est quoi c’t’esprit d’équipe bancal ?

              Le Toranien pivote nonchalamment et constate que ses petits camarades ne bénéficient pas encore tout à fait de l’aisance inhérente aux vétérans de l’aventure et de l’exploration.

    — Oh, laisse-t-il simplement échapper de ses lèvres bovines. Pardon, j’ai omis que vous ne jouissiez pas encore tout à acte de la désinvolture intrinsèque aux vétérans de la vente et de la découverte.

    — Côôôt… lâche Georges sur un soupir un soupçon condescendant.

    — Il a dit quoi, là ? demande Kieran, qui traîne toujours son énorme volume derrière lui.

    — Rien que t’as convoitise de savoir. Allez les p’tits veaux, on va faire une pause.

    — Ouf !

             D’un coup de sabot, Grosmanu fait rouler un tronc d’arbre qui était couché par terre, et s’assied lourdement dessus. Georges saute sur son épaule osseuse.
              Ses cinq compagnons se tirent de leurs diverses situations grotesques, à savoir des ronces dans les cheveux pour Amélie, des branches possessives pour Arnaud, une encyclopédie complète pour Kieran, des racines encombrantes pour Vincent, et un caillou animé de très mauvaises intentions dans la botte de Mickaël. Ils se traînent néanmoins jusqu’au Toranien pour respirer un coup avant de repartir. Mickaël s'assoit en tailleur, ôte sa botte, décelant ainsi le véhément petit caillou, et le jette au loin d’un ample geste rageur.

    — Tout de même, fait Amélie, en tirant les ronces de sa chevelure pointe par pointe. Cette histoire de chevalière, c’est bizarre.

    — Comment ça ? questionne Arnaud.

    — Bah, sérieusement ? J’ai besoin d’expliquer ?

              Arnaud lui répond par le même regard que celui d’un chien face à une gamelle vide.

    — Oooook, soupire la jeune fille. Par où commencer… Hum… Ça ne vous intrigue pas que la bague n’ait “jamais” existé ? Même pas un petit inst…

    — Excuse-moi, chérie, l’interrompt Vincent, mais je vois vraiment pas où tu veux en venir, là.

    — Bon sang, vous êtes vraiment pas des lumières.

    — C’est sombre, poursuit Grosmanu. Ils ont pas poudré l’invention.

    — Non, c’est pas ça.

    — Ah ? Ils ont pas beurré la coupe à filer l’invention ?

    — … Juste… tais-toi.

    — Meeeuuuuh !

    — Donc, reprend-elle sur un ton plus ferme, je vais expliquer avec des mots simples. On cherche une chevalière. Jusqu’à présent ça va ? Bon. Ensuite, on a vu le devin, qui nous a dit que la chevalière n’existait pas. Or, le Docteur Fatalis a défié le Ministre de la lui remettre. Vous trouvez pas que c’est un peu tiré par les cheveux ?

    — C’est clair, répond Mickaël en se grattant la tête dubitativement, qu’on a vu mieux comme scénar’. J’veux dire, ça a déjà été l’bazar ailleurs à cause d’un anneau soi-disant unique.

    — Mais là, l’anneau existait, rétorque Kieran, qui s’écroule sur son encyclopédie. Et c’est parce qu’il existait que c’était le souk.

    — Donc, parce que la chevalière d’Arkenciel n’existe pas, on devrait être plus rassurés ?

    — J’suppose.

    — Aaaah bah ça va, alors.

             Amélie fulmine.

    — C’est… pas… possible… d’être aussi IDIOTS !

    — Aaaah si ! J’ai des exemples !

    — Mickaël, t’en rajoutes une, et tu devras récupérer tes dents dans toute la forêt.

    — Hum…

    — BIEN ! Donc, maintenant, vous la bouclez et vous me laissez finir ? Merci !

             Grosmanu jette un regard complice à Vincent.

    — Elle a du caractère, ta pouliche.

              Une seconde plus tard, Grosmanu gît en arrière, sur le dos, la bouche fumant autant que le poing serré d’Amélie, tandis que Georges, affolé, tente de l’aérer en battant nerveusement des ailes.

    — Bon, voilà… siffle calmement la jeune fille. Ça vous intéresse, ce que j’vous raconte, alors ?

    — Oui chef ! répondent en chœur les rescapés de la furie.

    — Parffffait… Donc, je récapitule : nous en sommes au deuxième jour.  Hier, on a appris que la chevalière n’existait pas.

    — Oui.

    — Et quand on l’a dit à la comtesse, quelle a été sa réaction ?

    — Euh… Aucune ?

    — Exactement ! Elle n’a pas du tout réagi !

    — Et alors ?

    — Alors ça veut dire qu’elle devait savoir que la bague n’existe pas.

    — Houlà ! Et pourquoi elle n’a rien dit au Premier Ministre ?

    — Réfléchissez une seconde. Une seconde seulement, hein ! Vous allez vous griller les neurones, sinon…

    — Ha ha, très marrant.

    — Qui a intérêt à ce que le Premier Ministre ne trouve pas la bague ? Arkz.

    — Donc… la comtesse serait de mèche avec Arkz ? Pourtant, il l’a contactée hier, et il n’avait aucun moyen de savoir que nous étions arrivés, à ce moment-là. Sans compter qu’elle nous a filé une idée pour remplacer la bague.

    — Je sais, justement, et ça me perturbe. Il se passe des choses dans notre dos. Ce n’est qu’une idée, hein, mais… et si Arkz savait depuis le début qu’il n’y avait pas de chevalière ? Qu’il n’y en a jamais eu ?

    — Et alors ? Le Premier Ministre devrait être au courant, non ?

    — Justement, par définition, le Premier Ministre est proche du roi, donc il devrait être au courant aussi, juste au cas où.

    — Eh mais t’as raison ! s’exclame alors Vincent. C’est zarb’, tout ça.

    — Ouais, je me tue à vous le dire…

    — Plein exporte ! mugit brusquement Grosmanu en se redressant. Nous, on fait c’qu’on nous d’mande ! Parce qu’on va être payés pour le faire, tout simplement !

             Les autres le regardent.

    — Enfin, ça t’intrigue pas un peu ?

    — Si, totalement. Meuh quitte à se faire entuber, autant que je colle des baffes à la fin.

           Georges saute du tronc.

    — Côoôôôôt ! Côt côt côt ! Côôôticôt ! Côt côt côt côt ! Côôôt côt !

           Silence.

    — Euh… Qu’est-ce qu’il a jacté le canard ?

    — COÔÔÔT !

    — Pardon, l’Émeu Commun.

    — Certainement un truc sur le sens de l’honneur, répond Grosmanu, et sur mon fantôme d’équipe, mais j’ai jamais saisi un félon côt de ce qu’il côtait.

     

     

     

             Le Premier Ministre croule sous les dossiers, dans son bureau d’ocre et de pourpre. La charmante secrétaire aux charmantes lunettes entre et dépose sur la table un petit plateau d’argent comportant une théière et une tasse.

    — Votre thé, Monsieur le Premier Ministre.

    — Merci, Mademoiselle la secrétaire, répond l’autre sans même lui accorder un regard.

    — Monsieur le Premier Ministre, quelqu’un cherche à vous contacter.

             Le Ministre lève ses yeux cernés des dossiers sur le bureau et adresse un regard surpris à son adjointe. Puis il s’enfonce au fond de son fauteuil et se masse le front d’une main, l’autre posant ses lunettes sur un dossier intitulé “Vol du gant au Grand Musée”.

    — Passez-le moi, ça me changera un peu de toutes ces affaires…

    — Monsieur le Premier Ministre, si je puis me permettre, vous prenez trop à cœur ces affaires qui relèvent d’abord des compétences de la garde.

    — La garde sera compétente quand je l’aurai réformée. En attendant ce jour de grâce, je préfère faire leur travail plutôt que de l’abandonner à la corruption et à l’inefficacité. Passez-moi le correspondant, je vous prie, maintenant.

    — Oui, Monsieur le Premier Ministre. Pardon, Monsieur le Premier Ministre. Tout de suite, Monsieur le Premier Ministre.

            L’assistante tire le brûloir pourvu de petites roues, s’empare d’une sphère d’argent et d’une bouteille. Elle lâche la boule dans le récipient et verse le contenu visqueux dessus. Ensuite, elle s’en va ouvrir une fenêtre, et rejoint le Premier Ministre.
            De la fumée s’élève de la sphère, et esquisse rapidement la silhouette du comte Arkz.

    — Arkz, crache le Premier Ministre.

    — Talamec.

    — J’aurais dû m’en douter. Je vous suggère de faire vite, je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer. Qu’est-ce que vous voulez ? Vous gausser en espérant que mon envol s’écrase piteusement au sol par vos manipulations illusoires visant à vous emparer du trône royal ?

    — Rien d’aussi poétique, je le crains.

             Les traits brumeux du comte masqué croisent les bras dans le dos.

    — Alors quoi donc ? Ne vous avisez pas de changer les termes du défi, Arkz.

    — Je fais ce qui me sied, Talamec. Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, vous restez en position de faiblesse. Mais vous avez deviné, je désire vous entretenir à propos du défi.

    — Vous le retirez ?

    — Non. En revanche, je ne tolère guère qu’un tiers tente d’intervenir.

            Le Ministre déglutit, mal à l’aise.

    — Que… que voulez-vous signifier ?

    — Je ne parle pas des guignols que vous avez engagés.

             Comment sait-il ? Et comment ça, les guignols ? Il n’en a engagé qu’un seul, de guignol.

    — Avez-vous jamais entendu parler de Lumiya Vonraken ?

    — Si, cette mercenaire qui dirige une bande de pillards.

    — J’ai appris, de source sûre, qu’elle travaille pour le compte de Wisla Prall.

              Le Premier Ministre se redresse.

    — Et, bien sûr, vous vous attendez à ce que je vous croie et vous fasse confiance, n’est-ce pas ? Après le raffut que vous avez fait il y a deux jours ?

    — Non, absolument pas.

    — Alors quelles preuves avancez-vous ?

    — Envoyez des hommes au village de Willow, vous aurez vos preuves.

    — … Vous me faites perdre mon temps, Arkz. Veuillez m’excuser, mais j’ai du travail. Beaucoup de travail.

    — Soit. Très bien. Je voulais simplement vous informer qu’une variable s’est ajoutée à notre petite partie d’échecs.

    — Partie d’échecs ? Vous considérez ceci comme un jeu ?

    — Ooooh, Talamec, je vous en prie ! Ce n’est qu’une image. Je ne souhaiterais pas être le Iago de votre Othello. Cependant…

    — Je crains de ne pas comprendre la référence, Arkz.

    — Savez-vous que Lumiya Vonraken dispose d’un gantelet magique ? Le même qui vous a été volé il y a plusieurs mois, peu après la visite de la Comtesse Prall. Coïncidence fascinante, n’est-ce pas ?

             Le Premier Ministre pâlit.

    — Par quel miracle pouvez-vous savoir autant de choses, Arkz ? Tout ceci est censé être secret.

    — La puissance provient de la connaissance, répond simplement le fantôme du comte en tapotant sa tempe. J’ai un réseau d’informateurs très important, vous savez, ajoute-t-il en posant son regard sur la charmante secrétaire aux charmantes lunettes.

            Confuse, celle-ci rajuste ses verres sur le nez et sort du bureau. Mais le Premier Ministre est trop absorbé par sa conversation pour y prêter davantage d’attention que cela.

    — Qu’insinuez-vous, Arkz ? Quel est le but de toute cette conversation ? Quel est votre but ?

    — Je vous l’ai dit : vous avertir que nous ne sommes pas les seuls à jouer aux roitelets en devenir. Tragamor est le plus puissant d’entre tous les comtés, il est naturel qu’il essaie d’obtenir sa part du butin.

    — C’est vous qui avez ouvert la voie à la révolte, Arkz ! C’est de votre faute uniquement !

    — Et pourtant, c’est vous qui en paierez le prix, Talamec…

             L’image-reflet du comte se dissipe, laissant le Premier Ministre seul. Seul dans l’obscurité de ses doutes et la noirceur de ses peurs.

     

     

     

    — Eh bah ! Je suis pas fâché d’arriver !

             Les aventuriers s’extirpent enfin de la forêt, après quelques mésaventures incluant, entre autres, une bagarre avec des écureuils coupe-jarrets, un quiproquo avec un petit groupe de gnolls, et une fuite plus que justifiée devant un troupeau de sangliers cornus affamés. Ils mettent un pied dans la clairière, baignée dans la lumière brûlante mais néanmoins salvatrice du soleil de midi. Devant eux se dressent les ruines immaculées du tombeau royal. Les restes de grandes arches blanches disposées en hexagone encerclent un petit caveau. Le blanc impeccable de jadis a laissé sa place à un marbre entamé par les racines et sali par le temps.

    — Ouf ! s’exclame Arnaud en ôtant son casque pour respirer correctement. On étouffe, là-dedans ! C’est là ?

    — Ouaip, répond Grosmanu.

    — C’est pas très grand.

           Un bruit sourd les fait sursauter. Kieran vient de poser son encyclopédie par terre. Il l’ouvre, et cherche.

    — Là ! Tombeau Royal : le Tombeau Royal, érigé lors du vivant d’Arkambor le Lumineux abrite, tenez-vous bien, les corps des représentants de la lignée royale. Ce temple souterrain…

    — Ah, souterrain ! Ça explique sa taille, du coup.

    — Ce temple souterrain s’étend sur plusieurs kilomètres. Tant que le roi de Safirel est en vie, les portes du Tombeau demeurent closes. Sa disparition déclenche leur ouverture et la désactivation des pièges…

    — Des pièges ?!

    — … permettant ainsi un pèlerinage à tous les sujets désirant rendre hommage à leur défunt souverain. Les portes se refermeront dès le couronnement du successeur. Ou…

    — Et comme il n’y a pas de successeur…

    — Je sens que je vais en frapper un, là… Vous avez pas bientôt fini de me couper tout le temps ?

    — Ah, t’as vu, fait Amélie, c’est agaçant, hein ?

    — Je continue… Ou, à défaut, durant un mois. Au niveau le plus profond du Tombeau reposent les restes saints d’Arkambor le Lumineux. Et mince !

    — Quoi ?

    — Pour plus d’informations, se reporter à l’article Arkambor le Lumineux.

    — C’est une encyclopédie immense, ils peuvent pas faire des articles complets ? Bon bah vas-y.

    — Ooook.

            Et Kieran file donc au début de l’encyclopédie, et trouve l’article d’Arkambor le Lumineux. Sauf que…

    — Oh bon sang !

    — Quoi ?

    — Mais… Il fait trente pages, l’article sur Arkambor le lumineux ! Le temps que je vous lise tout, Arkz se sera déjà emparé du trône ! Deux fois !

    — Meeeeuuuh non ! riposte Grosmanu. Referme ton bouquetin, Kiki, on va en avoir les poumons clairs.

    — Ton bouquetin ? s’étonne Mickaël.

    — En avoir les poumons clairs ? s’étonne Vincent.

    — Côt ? s’étonne Georges.

    — Kiki ? s’étonne Kieran.

             Le groupe avance jusqu’à l’entrée du Tombeau : deux pierres blanches fermant un caveau au sommet de seulement quelques marches couvertes d’une végétation envahissante.

    — C’est fermé, annonce Mickaël.

    — Mais dis donc, eh, oh, ça alors, t’as pas eu besoin d’aide pour deviner ça, Mickaël ? Mais c’est très bien, ça, dis donc, oh.

    — Tu m’cherches, clochette ? Avec ton bouquin à deux balles, là ? Tu veux t’friter, c’est ça ?

    — Vous pouvez pas arrêter, à la fin ? les interrompt Vincent. C’est casse-pieds.

    — Pardon pardon… Bon, comment on entre ?

             Grosmanu donne un coup de sabot et les deux pierres blanches s’écartent du chemin, s’ouvrant sur un corridor qui s’enfonce dans un abîme de noirceur.

    — Voilà. Ouvert.

    — Le mot subtilité, ça te parle ?

             Comme l’a dit Kieran, le couloir d’entrée se poursuit sur à peine une vingtaine de mètres avant de se muer en escalier s’enfonçant dans les entrailles de la terre. L’unique source de lumière provient de l’extérieur, éclairant les aventuriers dans le dos.

    — Vous avez des torches, non ? demande Grosmanu.

    — Non.

    — Vous vous ricanez de meuh ? Vous savez qu’on va dans une tombe, donc dans le noir, et vous ne prenez pas de torches ?

    — C’est toi le “vétéran”, comme tu dis si bien. T’aurais pu y penser.

    — Hum… J’ai une idée. Georges.

    — Côt ?

    — Pars en éclaireur. Côte-nous si la voie est libre.

    — Côt côt. Côt ?

    — Si la voie est pas libre, t’es mort mon p’tit poulet.

    — Gloups… Côôôt…

            Georges esquisse un salut militaire très réticent, et s’engouffre dans le corridor de noirceur. Quelques secondes plus tard, un “côt” retentit depuis l’obscurité.

    — Allons-y.

            Ils se mettent prudemment en marche, osant à peine toucher le sol, de peur de déclencher quelque piège mortel qui aurait raison d’eux en un bref instant. L’éclat de lumière dans leur dos faiblit un peu plus à chaque pas effectué. Le soleil naturel fait place à une nuit spectrale dont l’essence-même semble s’être imprégnée aux murs au fil des ans.

    — C’est sinistre, souffle Amélie à demi-mots.

    — Ça va, on n’a fait que quinze mètres, encore, rétorque Arnaud.

    — Même, c’est juste quaaaaaaaaah !

            Amélie trébuche contre un obstacle invisible, et l’escalier lui tend alors les bras : elle roule jusqu’à la dernière marche, suivie dans sa chute par Arnaud, Vincent, Mickaël et enfin Grosmanu. Leur atterrissage malheureux soulève un petit nuage de poussière. Maladroitement, ils se redressent un à un, toussant, crachotant, tandis que Georges sautille sur les marches pour les rejoindre.

    — Kékycépacé ? demande Amélie, toute hagarde, ses lunettes de travers.

    — Côt ! s’énerve soudain le gallinacée. Côt côt côt côt ! CÔT !

              Et il bondit brusquement sur l’Elfe et la picote partout. Vincent s’empare de l’animal, mais celui-ci s’agite toujours plus fort.

    — CÔT CÔT CÔT CÔT CÔT CÔT CÔT !

    — Mais qu’est-ce qu’il a ce poulet ?!

    — CÔÔÔÔÔÔÔÔÔÔÔT !

    — Malheureux ! s’écrie Grosmanu. Excuse-toi ! C’est un Émeu Commun, il est très tatillon là-dessus !

    — CÔT CÔT CÔT CÔT CÔT !

    — Mais qu’est-ce qu’il a à la fin ?!

    — Il dit qu’elle lui a marché dessus.

             Silence, seulement interrompu par les piaillements de Georges.

    — Mais tu veux ma peau en fait ! rugit brusquement Amélie en agrippant le volatile par le cou et en le secouant de bas en haut. Poulet idiot ! Faisan absurde !

    — Côôôôôôôôôôôôôt !

    — Ah non, répond Grosmanu, je t’aide pas. Tu l’as cherché.

          Remis de leurs émotions grandhuitesques, les aventuriers font attention au décor les entourant. C’est un couloir composé d’une succession d’arches ornées de lampes émettant une lueur bleutée. Ce ne sont toutefois pas des torches, mais des cristaux. Des cristaux chargés d’une magie intense, tellement pleins qu’ils crépitent de cette couleur bleutée apaisante. Se tenant sur la pointe des sabots, Grosmanu s’empare de l’une de ces lampes, à défaut de les nommer autrement, et la brandit devant lui, chassant les ténèbres sur une distance plus qu’honorable.

    — Vous êtes prêts, les p’tits veaux ?

    — Ouaip.

    — Ouais.

    — Ready, baby.

    — Quand tu veux.

    — Après toi.

    — Côt !

    — Alors, c’est parti pour l’exploration du Tombeau Royal !

     

     

     

            Le cheval stoppe dès son entrée en clairière, imité aussitôt par la vingtaine de loups géants qui l’escortent. Lumiya descend de selle, et se dirige immédiatement vers l’entrée, ouverte, de la tombe souterraine. Le pirate la rejoint à grandes enjambées, son petit dinosaure de compagnie trottant à ses côtés. La jeune femme aux cheveux noirs se penche dans l’entrée.
             Personne.

    — C’est vide, confirme le pirate, son acuité visuelle étant bien plus développée que celle de sa complice. Ils ont dû s’engouffrer dans les étages inférieurs.

    — On va aller les chercher.

             Les brigands gobelins mettent pied à terre à leur tour, et entreprennent de s’équiper pour explorer le souterrain.

    — Non, répond le pirate.

    — Si tu es ici, c’est parce que je t’y autorise, donc contente-toi de te taire et d’obéir.

    — Je suis ici par la volonté du comte Arkz, en tant que “conseiller”. Donc, kssshéhéhé, c’est à toi de m’obéir.

    — Saleté.

              Elle replonge son regard dans l’obscurité de la crypte.

    — Qu’est-ce que tu proposes, alors, conseiller ?

    — Simple !

            Le dinosaure se love entre les jambes du pirate. Celui-ci s’accroupit et caresse la nuque de l’animal, qui ronronne de plaisir.

    — On attend. On se tapit, on guette. Dans le tombeau, ils auront l’avantage. Ici, ils seront à découvert. Toutefois, tu n’as pas tort, on pourrait envoyer une équipe là-dedans. Évitons le combat autant que possible, ils ont un Toranien particulièrement coriace.

    — Très bien. Dan, Ed.

             Deux gobelins se présentent. Ils ressemblent à deux corbeaux faméliques verts, accoutrés d’une armure rapiécée avec ce qu’ils ont bien pu trouver.

    — Oui, Maîtresse ? siffle celui coiffé à l’iroquoise, Dan.

    — J’ai une mission pour vous.

    — Tou ske vou voudré, Métress, salue Ed. On é a vot service.

              Le pirate esquisse un sourire de loup et essuie la sueur de son front d’un revers de main, effaçant par là-même une partie de son maquillage rouge et blanc.

    — Kssshéhéhé… Parfait, il n’y a plus qu’à attendre.

    — Grooo, grogne le dinosaure.

     

     

     

             Depuis un bon quart d’heure, les mercenaires errent dans les couloirs obscurs du Tombeau Royal. Leur rythme cardiaque s’emballe un peu plus à chaque mètre parcouru dans les ténèbres, en dépit de la torche-cristal brandie par Grosmanu.

    — En général, c’est à ce moment-là qu’on se fait attaquer par des mort-vivants, dans les films, annonce Mickaël.

    — Ah porte pas la poisse, toi, hein ! s’exclame Kieran.

    — Ça existe pas, les mort-vivants, répond calmement Grosmanu.

    — Ah bon ? Pourtant, dans un univers féérique comme celui-là…

    — Les flux de magie s’appliquent différemment aux morts.

    — Et ?

    — C’est tout. J’ai jamais rien compris à tout c’bazar sur la magie. J’y suis pas sensible, alors j’m’en fous un peu, v’visionnez. Z’avez qu’à mirer dans le gros dico, là. Chuis dessus que vous trouerez assez d’infos.

             Leur progression s'interrompt devant un couloir étroit, dans lequel ils ne peuvent circuler qu’en file indienne.

    — Qu’est-ce qu’on attend ?

    — Y m’plaît pas bien, c’couloir, répond le Toranien.

    — Piège ?

    — On va mater ça illico expresso. Georges, à toi de jouer.

    — Côt ?

    — Oui, toi !

    — Côt côt côt !

    — Si t’y vas pas, t’as mon sabots aux fraises.

    — Côôt…

            Résigné, l’Émeu Commun traîne les pattes jusqu’au couloir suspicieux. Il y risque une griffe, tâtant précautionneusement la dalle la plus proche, mais une remarque en Toranien de son maître le convainc d’accélérer le processus de vérification. Il déglutit bruyamment, se signe rapidement, puis bondit sur la dalle.
             Rien.
             Il traverse le couloir.
             Rien.
             Il se tourne vers son maître et lui adresse un joyeux “côt !”.

    — Je suppose que ça veut dire qu’on peut avancer en sécurité, ça, fait Vincent.

    — Tu suis pose bien. En route, les veaux.

           Ouvrant toujours la marche, Grosmanu pénètre dans le couloir, suivi de Kieran, Vincent, Amélie, Arnaud et enfin Mickaël. Ils sont au milieu du goulet quand un petit “clic” retentit. Ils s’immobilisent.

    — C’é… c’était quoi, ça ? frémit Vincent.

    — Dans un film, les héros diraient…

    — Tu nous casses les pieds avec tes films, Mickaël !

    — … “des ennuis”.

            Aussitôt, des hachoirs fusent des murs et entament un mouvement de balancier, séparant les aventuriers des deux sorties du corridor.

    — Bon sang !

    — On est mal rayés, là ! s’écrie le Toranien. Georges, qu’est-ce que t’as fiché ?

    — Côôôôt ! répond l’Émeu, horrifié par le revirement soudainement catastrophique de la situation. Côt côt côt côt !

    — C’est pas vrai, ça !

    — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? l’interroge Amélie.

    — Ce sont des plaques à pression ! Il devait pas être assez lourd pour les activer !

    — Et on fait quoi, maintenant ?!

    — Je cherche !

              Mickaël et Arnaud se resserrent, dos à dos, tandis que les lames des extrémités du couloir se rapprochent petit à petit du groupe.

    — Trouve une idée, viiiite !

    — Je cherche !

    — Cherche plus vite, je suis trop jeune pour finir en émincé !

    — Mickaël ! crie Vincent.

    — Quoi ? demande l’interpellé.

    — Tu as des sorts de flammes ! Utilises-en un pour détruire les lames de ton côté !

    — Elles sont en fer !

    — Pas les manches !

            Effectivement, les supports maintenant les hachoirs sont faits de bois. Mickaël replie les mains contre son torse, puis les détend vivement et un torrent de flammes engloutit le piège devant lui, dégageant ainsi un passage vers la pièce précédente, dans laquelle ils se précipitent tous. Une fois le groupe bien à l’abri, Mickaël lance un nouveau sortilège. Ses flammes emportent le reste du piège, sécurisant définitivement ce passage.

     

     

     

    — Comment font les pièges, après autant d’années, pour être encore en état de marche ?

    — La magie, répond Grosmanu.

    — Ouais, ça devient un peu facile, comme réponse, ça. La magie par-ci, la magie par-là… C’est un peu simpliste !

    — Dites, pourquoi y a des pièges mortels dans une tombe ? demande Arnaud. Qui viendraient dérober des corps reposant ici depuis des dizaines, voire des centaines d’années ?

    — D’après l’encyclopédie, explique Kieran, ce mausolée abrite plus d’une richesse, de nombreux rois ayant été enterrés avec armes et armures, et belles parures d’or et d’argent.

    — Ceci explique cela.

    — En effet.

    — Pour sûr.

    — Pardi.

    — Quel dialogue riche en vocabulaire élaboré, dis donc.

            Ils descendent encore d’un niveau, toujours guidés par Grosmanu et sa lampe magique. L’atmosphère devient plus lourde et oppressante. Mickaël, Amélie et Kieran ont même quelques vertiges, ressentant en eux une chaleur désagréablement dérangeante. Une crise d’allergie intérieure à leurs organes, avec tout ce que cela implique : démangeaisons, violents maux de tête, pour n’en citer que quelques-uns. Vincent se précipite et rattrape sa bien-aimée alors que celle-ci vacille.

    — J’ai… j’ai mal au crâne, murmure-t-elle.

    — Pareil, grogne Kieran. Et au cœur.

    — C’est standard, fait Grosmanu en haussant les épaules et sans même prendre la peine de se retourner. Vous êtes des Elfes, donc des créatures magiques. Par conséquent de la déduction de la voie de fait qui en découle, un changement brutal d’ampleur de la magie vous affecte considérablement plus que nous.

    — Et en français ça donne quoi ?

    — Beaucoup magie d’un coup faire mal à vous. Vous comprendre ?

    — Ah… Aïe, quelle horreur… J’ai l’impression qu’on me donne des coups de marteau dans la tête…

    — T’inquiète, clochette, c’est les fées mères.

    — S’il te plaît, ça fait déjà assez mal au crâne comme ça…

    — Ça va passer, quoi !

              Sous l’influence de la magie, le cristal lumineux produit une énergie plus dense et le bleu apaisant qu’il dégageait vire à une teinte irisée capricieuse.

    — Tenez-vous sur vos bardes, mes p’tits veaux, on sait pas sur quoi qu’on peut choir…

    — C’est la raison pour laquelle t’es devant, Gros, répond Arnaud.

    — C’est vrai… En tant que cerveau de l’équipe, je ne peux pas risquer mon avis aussi bestialement…

    — J’ai pas dit ça, non plus.

    — Georges !

    — Côt ?

    — Oui, toi.

    — Va en éclaireur !

    — Côt !

    — Keumment ça, non ? ESPÈCE DE SALE POULE INGRATE ! Après tout ce que j’ai fait pour toi, c’est comme ça que tu me remercies ? Ô rage ! Ô désespoir ! Ô ingratitude ennemie !

              Face au cinéma de son cher maître, Georges baisse une nouvelle fois la tête, et se résigne à faire ce qu’il dit, traînant les pattes, et maugréant des “côt” qui ne se veulent que peu flatteurs à l’envers du Toranien.

    — Qu’est-ce qu’il a dit ?

    — Chais pas. Jamais compris un félon côt de ce qu’il côtait.

    — Dis donc, Grosmanu, lance Amélie entre deux maux de tête foudroyants, c’est moi ou Georges, tu le comprends que quand ça t’arrange ?

    — Euh… Oh, regardez ! Il nous fait signe ! Il a vite fait, mugissez donc, ahlàlàlà que ça choit mal !

     

     

     

              Ils poursuivent ainsi leur chemin dans la pièce suivante, carrée, comportant en tout et pour tout trois colonnes lisses et circulaires, disposées en triangle, qui partent du sol et s’élèvent dans l’obscurité.

    — Et voici, commence Mickaël sur un ton de guide, la célèbre Salle Inutile du Tombeau Royal ! Admirez ces trois sublimes colonnes qui ne sont décorées d’aucune fresque ! Ébahissez-vous devant ces murs faits de… je-sais-pas-trop-quoi…

    — Giorgioarmanite, répond Kieran, qui ne cesse de se malaxer le front. Surnommée aussi la pierre des rois. Parce que l’élégance dépasse le temps.

    — D’où tu sais ça ?

    — C’tait écrit dans l’encyclopédie… J’vous l’ai pas lu, mais voilà.

              Ils marchent jusqu’au centre de la salle, et se retrouvent au milieu du triangle formé par les gros piliers. Soudain, un petit “clic” résonne.

    — C’était quoi ça ? frissonne Arnaud.

    — Mickaël, à toi, annonce Vincent.

    — C’est… des ennuis, fait le demi-elfe.

    — Merci.

    — À ton service.

    — Ça claque, avec la phrase, quand même.

    — Totalement.

    — Jamais vous prenez quelque chose au sérieux ? rumine Amélie.

    — Ça nous permet de relativiser…

          Huit panneaux muraux se dérobent et révèlent des bases semi-coniques de bronze crachant une fumée verdâtre. Les panneaux entament une glissée horizontale, en direction des portes, dévoilant dans leur sillon d’autres bases semi-coniques.

    — Ils vont nous empoisonner !

    — C’est quoi, comme gaz ?

    — D’après l’odeur et sa diffusion dans l’air ambiant, répond savamment le Toranien, c’est sûrement du Hochvits. On s’en sert pour faire de la drague, notamment.

    — Drague ?

    — Des produits inlicites, quoi.

    — De la drogue !

    — Ouais, j’ai mugi quoi ?

    — Vous croyez vraiment qu’on a le temps ? les interrompt Vincent. Faut qu’on sorte !

    — C’est frais.

    — Gros, et Arnaud, avec moi ! On va retenir les plaques, le temps que les autres puissent passer !

             Aussitôt dit, aussitôt fait ! Ah, quelle beauté que ce travail d’équipe ! Ces jeunes gens que rien n’arrête s’élancent à corps perdu vers la sortie. Les trois plus costauds d’entre eux s’en vont agripper et repousser momentanément les surfaces rectangulaires mouvantes, même si celles-ci se déplacent bigrement vite !

    — Elles se déplacent bigrement vite ! s’essouffle Arnaud en tentant de tirer en arrière la plaque qui lui est destinée. On n’y arrivera pas !

    — Fais de ton mieux ! lui renvoie Vincent. Faut que les autres passent !

    — Frangement, vous fromagez pour rien, soupire Grosmanu, qui, pour sa part, peine à trouver une difficulté quelconque dans sa tâche.

    — Toi… tais-toi.

    — Ne vous approchez pas trop des émetteurs de gaz !

    — Sinon quoi ?

    — Plus tard !

           Amélie s’engouffre la première dans la sortie, ensuite Kieran, qui trimballe son encyclopédie, aidé par Mickaël, et Georges, qui ne trouve rien de mieux que de faire un bond théâtral qui rendrait Bruce Lee fou de jalousie. Enfin, les trois autres suivent le mouvement, et les panneaux ferment sourdement et hermétiquement le passage, les laissant tous les sept hagards et essoufflés.
            Une minute passe. Puis deux. Puis cinq. Puis un ange.

    — Bon… on y va ?

    — Une seconde, Arnaud, on tente de vider nos poumons du poison de l’ordinaire, répond Mickaël.

    — Jolie phrase.

    — Merci.

            Georges, de son côté, se querelle avec des interlocuteurs invisibles, et titube en hoquetant.

    — Qu’est-ce qu’il a ?

    — Il a dû s’approcher trop près du gaz… répond Grosmanu, presque las.

    — Ça fait quoi, ce gaz ?

    — Hallucinations et vertiges. Synthétisé en drague, ça donne un puissant anabolisant qui décuple les forces et l’agilité de celui qui en absorbe.

    — Wouha… Mais c’est dangereux, quand même, non ?

    — L’abortion d’une grosse quantité déclenche des hémorragies internes dans tout le corps.

    — Ah, ouais… dur…

             Georges a décidé que le petit caillou devant lui serait son meilleur ami, et lui chante tous les louanges qu’il a en mémoire. Il le chérit, il le câline, il le serre, il le vénère. Et il l’expédie au loin à coups de pied d’un “côt” rageur.

     

     

     

             Une fois remis des effets du gaz, les compagnons reprennent leur chemin, et commencent à en avoir assez de ce sépulcre qui, pour une raison inconnue, leur fait montre d’une agressivité hors norme. Par deux fois déjà, ils ont failli y passer.
             C’est sur ces pensées qu’ils débouchent sur une ultime pièce. C’est la plus vaste qu’ils ont jamais visitée. Immense, carrée. Des cristaux bleutés parsèment les murs en formant des fresques irrégulières mais enchanteresses par leur aspect. Sur le mur du fond, un vitrail circulaire absolument gigantesque illumine le lieu d’un violet clair. Le sol n’est qu’une passerelle de pierre, une aiguille pointant jusqu’au centre de la salle. Le reste s’avère être une étendue d’eau claire et limpide. Les éclats de lumière bleutés et violacés se reflètent sur la surface liquide et la font miroiter de mille feux.
             Dans l’immédiat, les aventuriers sont ébaubis. C’est bien là le dernier spectacle auquel ils pouvaient s’attendre.
            Au bout de la passerelle, sur une plateforme arrondie, se dresse un petit autel, en plein centre de la lumière violette. Reprenant leurs esprits, les mercenaires avancent, ne cessant de contempler les murs, l’eau, le vitrail…

    — C’est fou… C’est fantastique…

    — Regardez, fait Amélie. Les cristaux… Ce sont les poignées des cercueils…

              Et, effectivement, à y regarder de plus près, les cristaux sont rattachés à des sarcophages insérés dans la roche des murs.

    — C’est la catacombe la plus cool que j’aie vue de toute ma vie, souffle Vincent, extasié.

    — Dites, les p’tits veaux, réplique Grosmanu, j’men vouderais d’vous casser vot’ moment, là, mais on a des cendres à trouver. ».

              Ils progressent jusqu’au milieu de la passerelle quand un petit “clic” se fait entendre. Ils s’immobilisent.

    — Sérieusement ?! s’étouffe Mickaël. On n’a rien fait, là !

              Et c’est le déluge : les cristaux crachent des rayons dans toutes les directions.

    — Kieran, Mickaël, Amélie ! crie Vincent. Occupez-vous de nous couvrir ! Nous, on va vers l’autel !

    — Mais pourquoi ? questionne Kieran en laissant tomber son encombrant ouvrage.

    — Tu veux aller où ?

    — Non, pourquoi nous ?

    — Parce que z’êtes les seuls à faire de la magie. Ouste ! Protège-nous maintenant !

    — Oui cheeef…

             Étant des créatures magiques, et grâce à la concentration importante des flux, Amélie, Kieran et Mickaël sont en mesure de bloquer la grande majorité des attaques provenant des cristaux. Mais certaines passent toutefois au travers de leur protection. Un rayon frôle la tête d’Arnaud. Un autre manque de transformer Georges en poulet rôti.
              Le plus étrange, c’est que les cristaux produisent un son à chaque tir, et la coordination de tous crée alors une harmonie complète et mélodieuse. Et, semblerait-il, connue de ces aventuriers…

    — Ça te dit pas quelque chose, ça ? demande Mickaël à Amélie. Dam dam dam dam dam dam dum, dam dam dum, dam dam dom…

    — Si… Edvard Grieg. Dans l’antre du roi de la montagne.

    — Mais c’est qu’ils se foutent de nous, en plus, ces cristaux !

             Pendant ce temps, les trois costauds et la poule de combat ont atteint l’autel, qui se révèle être en fait ni plus ni moins que la tombe de pierre d’Arkambor le Lumineux. Le couvercle de la bière est parcouru d’arabesques entrelacées, et une inscription a été gravée au marteau et au bourrin il y a de cela bien des siècles.

    — Qu’est-ce qui est écrit ?

    — Aucune idée, répond Grosmanu.

    — Côt.

    — Kieran ! Rapplique ! Non ! En fait non ! Arnaud, va chercher son encyclopédie !

              Arnaud obéit, et bondissant entre les rayons qui fusent, attrape l’encyclopédie au vol, et retourne auprès de ses camarades. Il ouvre le tome sur la tombe, et Grosmanu le pousse pour feuilleter, écartant machinalement la tête de Georges qui revient toujours inévitablement se mettre entre son regard et les pages.

    — Fais vite !

    — Tes gentil, toi ! C’est que je sais pas où chercher, meuh !

    — Cherche à Tombe d’Arkambor, si y a.

    — Je cherche mais… Ah ouais, y a une sortie pour Tombe d’Arkambor le Lumineux. Mauvaise hémoglobine, il est d’partout c’clampin.

    — Qu’est-ce qu’il y a d’écrit alors ? Vite, on va y, houlà ! On va y passer !

    — Alors, c’est écrit dessus de la bière “Ceux qui cherchent les cendres divines d’Arkambor le Lumineux doivent réciter l’incantation qui permettront d’ouvrir les voies impénétrables du Sauveur.”.

    — Hein ?! Mais on n’a pas d’incantation.

    — Ça doit être transmis de roi en roi.

    — Ooooh ça me gonfle ! rugit Arnaud.

            Il lève son énorme marteau, et le couvercle du sarcophage vole en éclats.

     

            La symphonie mortelle retombe. Les cristaux s’éteignent. Seule subsiste désormais la lueur violette du vitrail. C’est le calme plat, brusquement. Un silence bienvenu. Kieran, Mickaël et Amélie poussent un bon gros soupir de soulagement, et s’en vont rejoindre leurs camarades, qui contemplent, pour leur part, dans un mélange de stupeur et de déception, le contenu du cercueil.

    — Qu’est-ce que vous avez ? les interroge Mickaël.

    — Rien… rien… Absolument rien…

            Dans la tombe, il n’y a que de la poussière blanche… Les cendres d’Arkambor le Lumineux. Ce qui est ahurissant, c’est de constater qu’il y a assez de cendres pour garnir ce récipient jusqu’à ras bord ou presque. Grosmanu s’empare d’un petit sac de toile, et le remplit avant de le refermer.

    — Dire qu’on a fait tout ce chemin juste pour… ça… Juste ça…

    — Quelque part, ça me déprime aussi.

    — Pas sûr, rétorque Amélie. Levez les yeux.

              Ils s’exécutent et… Le vitrail… Un dessin s’est incrusté dessus. Le plan d’un pays. Safirel.

    — On dirait une carte de Safirel. Regardez, là, le point blanc, c’est là où on est !

    — Et… là-bas, plus haut à gauche ? C’est pas le dessin d’une…

    — Côt ?

    — D’une…

    — Côt ?

    — D’une…

    — Côt ?

    — Allez-y, les encourage Mickaël, vous y êtes presque.

    — D’une bague. Grosmanu, t’as une carte ?

    — Pardi ! Bien dessus que oui ! répond l’autre de vive voix. Allons ! Chuis pas un débuteur, meuh !

    — Tu peux noter l’endroit ?

    — Ouaip, M’sieur ! Enfin, chais pas si c’est utile maint’nant qu’on a les cendres.

    — On sait jamais…

     

     

     

              Ils retournent à présent vers la sortie du Tombeau Royal, ayant en poche et les cendres d’Arkambor, et la localisation de la chevalière sur leur carte.

    — Eh, eh, j’ai une blague, dit Mickaël.

    — Vas-y.

    — Ok ok, alors voilà… euh… Hum…

    — Ça part mal.

    — Si si si, voilà. Que dit Arkambor dans un escalier ?

    — Euh… Je sais pas, il dit quoi ?

    — Je voudrais descendre.

    — … A pas compris…

    — Descendre, des cendres…

    — Ouach que c’était nul ! Tu sais que t’es capable de transformer l’humour en crime contre l’humanité, toi ?

           Sur ces sages paroles, ils empruntent différents couloirs par lesquels ils n’étaient pas passés précédemment, tournant, errant, se perdant surtout. En effet, la chambre à gaz fermée à cause des plaques mobiles, les mercenaires sont contraints de faire des détours. Ils vont à gauche, à droite, en avant, ils montent, ils descendent, se laissant entraîner par la succession d’escaliers et de couloirs.

    — Bon, et vous avez une idée de ce qu’on fait, en sortant ? demande Amélie.

    — On mange ! tonne Arnaud. Car j’ai une de ces dalles, j’te raconte pas !

    — Non, mais, je voulais dire, pour les cendres.

    — Bah on les ramène au Premier Laquais, répond Grosmanu. On les lui ramène, et on avise pour la blague.

    — Si c’était bien la bague.

    — Ouais, aussi. Surtout que… ‘Tention !

          Une flèche se plante dans l’épaule de Mickaël, qui pousse un cri et tombe à genoux. Grosmanu lève le regard, et aperçoit deux gobelins armés d’un arc en haut d’un escalier.

    — Vous là !

          Ni une ni deux, les agresseurs disparaissent au détour d’un couloir, poursuivis par Grosmanu et Georges. Amélie s’accroupit près de Mickaël.

    — Ne bouge pas, je vais t’arranger ça.

    — Ça va faire mal ? demande-t-il en serrant les dents.

    — Aucune idée. Arnaud, Vincent, tenez-le.

            Les deux costauds s’exécutent et attrapent fermement Mickaël. Amélie empoigne la flèche, et la retire d’un coup. Le demi-elfe hurle.

    — Ah bah oui, ça fait mal, constate Kieran.

    — Amélie, grogne Mickaël, les larmes aux yeux, je vais te…

    — T-t-t-t-t…

            Elle rajuste ses lunettes d’une main et pose l’autre sur l’épaule du jeune homme. Une lueur émane de sa paume, et la blessure se referme et le sang disparaît.

    — Comme neuf.

    — Ça fait toujours mal…

    — Jamais content.

    — Bon, je voudrais pas jouer les casse-pieds, dit Kieran, mais faudrait retrouver notre ami cornu avant qu’il ne fasse des bêtises. Surtout que c’est lui qui a les cendres.

    — Bon sang, rattrapons-le, vite.

    — Il est parti par là-haut.

    — On te suit.

              Et ils partent à la poursuite de leur camarade. Le chemin que ce dernier a emprunté n’est pas difficile à identifier : il suffit de suivre les traces de sabot imprimées dans la pierre. Ils ne mettent que quelques minutes à rattraper le Toranien furibond. Il attend avec Georges au bas de l’escalier en colimaçon menant à l’entrée, ou en l’occurrence la sortie, du Tombeau Royal. Un morceau de flèche brisé gît au sol, l’autre est inséré dans le flanc du mercenaire essoufflé.

    — Gros… ça va ? lui demande Amélie.

    — Haan… J’ai une flèche dans l’bide, comment ça va à ton avis ?

    — Irascible avec ça. Bon, je vais te soigner.

    — T’sais faire ça ?

    — Côt ?

    — Oui, c’est mon job.

           Sans prévenir, elle arrache le reste de flèche et un mugissement au Toranien, avant de poser sa paume sur la chair perforée et de la réparer en une petite seconde.

    — Et voilààà ! Tout beau tout propre !

    — Où sont nos agresseurs ? l’interroge Vincent.

    — Haan… Partis là-haut. Sont rapides, ces corniauds.

    — Il faut qu’on les attrape. Peut-être qu’ils pourront nous dire qui tire les ficelles.

    — Ou peut-être qu’ils ont vu de la lumière et qu’ils sont entrés. C’est des gobelins, hein.

    — Eh bien on va en avoir le cœur net.

     

     

     

    — C’est bon, ton cœur est assez net ?

           Enfin à l’air libre, les six compagnons et Georges font face à une vingtaine de bandits gobelins armés d’armes rouillées, à des loups tous crocs dehors, et à une femme aux cheveux bruns tirant sur le noir équipée d’un gantelet à la main droite.

    — Encore toi, maugrée Mickaël.

    — Donnez-moi les cendres.

    — Comment tu sais que…

    — Chuuuuut, coupe Amélie. Conservons l’effet de surp…

    — Je sais que vous les avez. Donnez-les moi.

    — Oook, là, c’est chaud. Sinon quoi, poupoule ?

    — Je vous tue.

    — Évidemment, qui lui a demandé de faire dans l’originalité ?

           Soudain, une détonation retentit depuis les arbres, faisant s’envoler les corneilles, et Grosmanu est propulsé en arrière, sous le regard horrifié de Amélie, Vincent, Mickaël, Arnaud, Kieran et Georges. Lumiya tourne la tête de moitié vers ses troupes.

    — Tuez-les. Rapportez-moi les cendres.


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