• CHAPITRE 6 : LE ROQUE

    Réduits à présent au nombre de quatre, les mercenaires doivent lutter contre un Kieran rendu fou et abusivement puissant par la magie. Amélie, pour sa part, tente de fuir sa captivité, tandis qu'Arkz achève les préparatifs de sa guerre...

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    CHAPITRE 6 : LE ROQUE

     

    — T’es sérieux ? hallucine Vincent.

    — Côt !

    — Il a fumé quoi, ton poulet ?

    — CÔT !

    — Ouais, ouais, Émeu Commun, je sais.

    — En fait, articule Arnaud, c’est un peu comme une version noire de Kieran, c’est ça ?

    — Non, non non non ! rétorque vivement Mickaël.

    — Et qu’est-ce que t’en sais ?

    — Que si c’était une version noire, il pawlewait comme ça, et il auwait des dweadlocks et la tête de Mistew T.

    — … Pas black, mais noir dans le sens maléfique du terme.

    — Ah ! Bah c’est un semi-démon, au dépawt, hein, donc il est pas entièwement innocent !

    — Et pis c’est quoi, ces préjugés ? Tu veux bien arrêter de parler comme ça, oui ?

    — Oh, pardon.

    — Merci.

      Arnaud, Vincent, Mickaël, Grosmanu et Georges se sont accroupis derrière une colonne écroulée. La chose qu’est Kieran se débat avec Méduse, plus vindicative que jamais. La gorgone griffe le démon et tente de lui infliger le plus de blessures possible, glissant agilement sur son corps. La tête de Sthéno continue à tourner sur elle-même, claquant nerveusement des mâchoires.

    — En tout cas, continue Vincent, il a pris des anabolisants, notre Kieran national !

    — Ah, ça, la magie, répond Grosmanu, c’est comme les stéroïdes. Faut faire baffe à la dose. Quoique, ça se contrôle pas.

    — Enfin, comment on va le calmer, là ?

        Arnaud décroche Georges de sa tête. Le monstre empoigne Méduse par les serpents qui la coiffent et lui donne un coup de tête.

    — On peut pas lui faire de mal.

    — Ça risque pas ! Il déboîte trois gorgones à lui seul, donc je pense que sur ce point-là, il est relativement tranquille. Enfin, remarquez, il est seul.

    — Franchement, meugle Grosmanu, c’est la première et dernière fois qu’on cabosse ensemble. Il m’arrive que des tuiles avec vous !

    — D’un côté, je suis jaloux, commente Mickaël. Moi, la magie, ça me donne mal à la tête, et ensuite je m’adapte. Lui, il se transforme en monstre hyper balèze.

    — Au fait, t’as la bague, toi ?

    — Ouaip mon bon m’sieur !

        Il affiche glorieusement son annulaire encerclé de l’anneau d’argent.

    — Mais tu l’as enfilée ?!

    — Bah ouais.

    — Mais tu vas mourir !

    — Je veux pas la garder pour moi ! Depuis qu’on la cherche, elle fait que nous attirer des ennuis !

    — Dites, ça vous dérangerait pas de continuer à parler plus tard ? Il vient juste un peu vers nous, là.

    — Oh.

        L’immense démon vient en effet d’en finir avec Méduse, qu’il laisse tomber négligemment par terre. À présent, il avance pesamment en direction des compagnons. Il s’empare à mains nues des restes de la colonne derrière lesquels ils se cachent, et la jette derrière lui. Les décombres retombent sur Méduse et l’ensevelissent.

    — Ooook, soupire Mickaël. Sérieusement, j’en ai marre de courir.

        Soudain, surgissant de nulle part, un étrange voile de poussière verdâtre enveloppe le temple dans son intégralité. Kieran est figé dans sa position agressive, à l’instar de la tête de Sthéno et ses cheveux serpentins. Même Georges.

    — Eh bah… c’était quoi, ça ? demande Mickaël en se tournant vers ses amis. Ils sont aussi paralysés. Le demi-elfe agite la main devant les yeux de Grosmanu. Pas de réaction. C’est comme si quelqu’un venait d’arrêter brusquement le temps.

    — Tu es seul.

        Mickaël sursaute. Un homme marche tranquillement dans sa direction, les mains dans le dos, tenant un bâton de bois. Ses bottes claquent contre le sol. Il porte un long manteau rapiécé vert et orangé.

    — Ok, là je crois que j’ai mangé un truc pas bien net, hier soir…

    — Tu portes la chevalière, n’est-ce pas ?

    — Hein ? Ça ?

        Il jette un bref regard à l’anneau à son doigt.

    — Oui. “Ça”, répond l’homme en poursuivant son avancée. Ce que tu nommes “ça” est un artefact très puissant, ce qui explique pourquoi tu ne t’es pas figé instantanément.

    — C’est vous qui…

    — Oui.

    — Mais qui êtes-vous ?

        Il cesse d’avancer et prend un appui précaire sur son bâton.

    — Je suis de passage.

    — Vous me connaissez ?

    — Je connais… bien des choses. Le passé, le présent. Ce monde et d’autres. Celui d’où vous provenez. Toi, tous tes petits amis. Ceux qui vous font obstacle.

    — Quoi ?! Vous savez comment nous renvoyer chez nous ?

    — Je n’ai pas dit telle chose.

    — Et euh… vous êtes de notre côté ?

        L’homme se passe la main dans ses longs cheveux sales.

    — Je suis seulement de passage, finit-il par répondre en souriant. Écoute attentivement, enfant. Il ne reste plus quelques instants avant que le temps ne reprenne son cours. Pour rendre à votre ami son apparence normale, vous devez l’attirer hors du temple, assez loin pour que la magie n’ait plus d’influence sur son corps. Utilisez le pouvoir de la gorgone pour le ralentir dès qu’il s’approche un peu trop près.

    — Eh, pourquoi j’devrais vous croire ?

    — Qu’as-tu à perdre ?

    — … c’est pas faux.

       L’homme pivote lentement, pose le bâton sur son épaule, et s’en va en sifflotant. Mais une interpellation de Mickaël le fait stopper.

    — Pourquoi vous nous aidez, là ?

    — Je ne vous aide pas. Peu importe, tu auras tout oublié dans moins de dix secondes.

         Et tandis qu’il disparaît, le charme s’évapore.

     

     

     

        Kieran frappe le sol. Grosmanu et Vincent font un bond sur le côté pour éviter l’attaque.

    — C’est qu’il est rapide, le bourge ! s’exclame le Toranien, surpris.

        Mickaël avise la tête déchirée de la gorgone, qui poursuit toujours son petit manège sur place. Il s’est toujours demandé… Dans tous les films et les jeux, une gorgone décapitée a toujours le pouvoir de paralyser. C’est idiot. Elle est morte, elle ne devrait pas.
    Quoique, Sthéno et Euryale sont immortelles. Elles auront beau être mises en pièce, elles n’auront de cesse de tenter d’éliminer leurs adversaires.
    Il a une idée.

    — Arnaud ! Attrape la tête qui tourne, là.

    — Hein ?! Mais pourquoi moi ?!

    — Parce que c’est dégoûtant d’attraper des serpents vivants, pardi !

    — Mais alors pourquoi moi je dois m’y coller ?! Et s’ils me mordent ?

    — Bon ! Chochotte !

        Mickaël met la main à la pâte, littéralement, empoignant la chevelure serpentine de Sthéno. Il brandit devant lui la tête coupée, dont la base du cou s’éparpille en bris de cuivre irréguliers.

    — C’est vraiment pas compliqué, quand même.

    — Mais t’as pas peur qu’ils te mordent ?

    — Pff, j’peur d’rien, moi ! Hé le gros !

    — Quoi ? fait Grosmanu.

    — Pas toi ! Lui, là, avec les cornes et les sabots ! … J’me comprends !

        Kieran tourne son visage méphistophélique en direction du demi-elfe et grogne, relâchant des jets de fumée de ses narines.
        Les yeux de la gorgone adoptent une couleur verdâtre fluorescente et lentement, les jambes de chèvre grotesques du démon se solidifient. Les muscles se contractent, les tendons se resserrent. La bête retient un mugissement enflammé et bondit agilement hors du champ de vision pétrificateur.

    — C’est notre chance ! Courez !

        Ils ne se le font pas dire deux fois. Vincent ouvre la voie en courant comme un dératé, Grosmanu sur ses talons, comme un dératé bovin, Arnaud qui tire Georges par un pilon, comme deux ratés, et enfin Mickaël qui, héroïquement, brandit toujours le regard dépravé de Sthéno derrière lui.
         La fuite est aisée. Le chemin a été tracé par Kieran : les murs sont défoncés et dessinent un trajet quasiment rectiligne jusqu’à la sortie.
       Usant habilement de sa terrible arme paralysante, le demi-elfe parvient à suffisamment ralentir le démon pour que tout le groupe puisse se retrouver à l’air libre. Il était temps, car les bonds phénoménaux de la bête font trembler les fondations du temple et achèvent de raser les murs.
         Ils sortent en réalisant une roulade admirable, terminant les uns sur les autres, alors que les rares pierres qui tenaient encore debout s’effondrent dans un fracas effroyable et soulèvent un important nuage de poussière, balayant les compagnons, tel un raz-de-marée intangible, et les envoyant rouler encore un peu plus loin.

     

     

     

        Quand ils se relèvent, c’est le calme plat. Ils toussent. Ils crachent. Ils s’étouffent. Ils soupirent. Ils re-toussent. Ils re-crachent.Vincent essuie son front grisé d’un revers de main.

    — Ouf… On en est sortis…

    — C’est un coriace, celui-là, décidément…

    — Côt…

    — Attention, la tête se fait la malle !

        Effectivement, le chef de Sthéno roule mollement dans l’herbe, grâce à l’impulsion de sa chevelure de serpents rouges, son cou laissant des échardes de cuivre empêtrées dans les touffes de verdure.

    — Ne la laissez pas s’enfuir !

        Grosmanu se jette dessus, mais, telle une savonnette, Sthéno glisse entre les doigts du Toranien et reprend sa course. Vincent veut la saisir et se prend le pied dans une racine noueuse. Arnaud se contente de réprimer un frisson de dégoût. C’est Georges finalement qui bondit sur la tête et qui, de ses serres aussi aiguisées que du liège, la maintient sur place.

    — Côôôt… grogne-t-il.

    — Merci, Georges, fait Mickaël en reprenant possession de son bien sans corps.

    — Côt côt !

    — Franchement, c’est de la bonne came, c’te gorgone.

    — Hé, la pointe pas sur meuh ! J’veux pas terminer en caillou !

    — Mais t’en fais paaaas, elle est inoffensive. Regarde !

    — Daaaah noooooon !

        Grosmanu se jette au sol dans un élan dramatique au possible, la langue hors de la bouche, les yeux mi-clos, la main sur le torse, et la queue molle. Le demi-elfe se penche au-dessus de lui.

    — C’est que t’es vachement impressionnable en fait.

         Le rire de Mickaël s’étouffe dans sa gorge quand les doigts du Toranien se referment sur celle-ci.

    — Qui c’est que tu traites de vache ? C’est MEUH que tu traites de vache ?

    — Oh, ark, eurk, Gros… Je bla… je blaguais !

    — Je préfère, ouais.

    — Bon, quand vous aurez fini de vous faire des mamours, commente Arnaud, faudrait peut-être savoir où se trouve l’affreux.

    — Déjà, on va récupérer son encyclopédie, répond Vincent en se dirigeant vers celle-ci.

    — C’est vrai, t’as raison. C’est pas comme si cet énorme bouquin pouvait nous être d’une quelconque utilité.

    — Tu veux bien arrêter de râler, oui ? On dirait Mickaël.

    — Eh !

        Vincent ramasse l’ouvrage et le cale fermement sous son aisselle. Soudain, la silhouette gigantesque de Kieran atterrit juste devant lui et lui hurle toute sa rage enflammée au nez.

    — Quand on parle de l’affreux ! Courez !

        Ils prennent à nouveau leurs jambes à leur cou. Vincent trébuche. Arnaud le secourt de justesse en le tirant par la main alors que le sabot du démon s’écrase au sol et y laisse une profonde marque noire.
       Les compagnons fuient en direction de la forêt, poursuivis par le pas pesant et les grognements sourds de la bête de noirceur et de flammes, renversant et brisant les statues de pierre sur son chemin.
         Ils s’enfoncent dans les bois, accélèrent la cadence, sautant entre et prenant appui sur les troncs et les racines.

    — Stoooooooooop ! s’écrie Vincent en attrapant Mickaël et Arnaud par le col. On a perdu Grosmanu !

    — T’inquiète pas, ça fait partie du plan !

    — Quel plan ?

    — Le plan “impro totale et on fait confiance aux copains”, pardi !

    — Jamais entendu un truc aussi absurde !

    — Côt !

    — Mais il est là, lui ?!

    — Côt côt côt côt !

    — Ouais, ça fait aussi partie du plan “impro totale et on fait confiance aux copains”.

        Ils dérapent et vont volte-face. Le démon leur fond droit dessus. Mickaël se poste tel un maître artilleur devant ses camarades. Ceux-ci prennent chacun à deux mains un bord de l’encyclopédie sur laquelle Georges monte en prenant une pose de karatéka.

    — Vous êtes prêts ?

    — Prêts !

    — Côt !

    — Attendez… attendez… attendez… Feu !

        Comme un seul homme, ils projettent l’ouvrage sur Kieran, qui l’attrape aisément de sa main griffue. Toutefois, l’Émeu Commun profite de l’élan et lui lacère le visage d’un coup de serre. Un mugissement retentit, et Grosmanu bondit hors du massif feuillage des arbres, et achève le démon en lui assénant un formidable coup de crosse dans la figure.
        Le géant titube sur deux pas en arrière, et s’écroule lourdement, entraînant dans sa chute les troncs auxquels il tente mollement de se raccrocher.
        La terre tremble, et le silence retombe, uniquement perturbé par le croassement d’un oiseau vert et orangé qui prend son envol.

    — Ça va, Grosmanu ?

    — Comme sur des poulettes, répond le Toranien en réajustant son fusil sur l’épaule. Heureusement qu’c’est du costaud, c’truc, ajoute-t-il en caressant le canon. C’est du toranium, les p’tits veaux, c’est du bolide, ça.

    — Le toranium, les Toraniens, la Toranie… Et comment il s’appelle votre chef, hein ? Toranos ?

    — Hou, faut que j’traduise, alors… En de chez nous, on le pèle Glovvop.

    — Glovvop tout court ?

    — Glovvop le Toranien.

    — J’me disais, aussi…

    — Bon, désolé de vous interrompre, dit Mickaël en désignant le démon assommé du doigt, mais on en fait quoi, de lui, là ?

    — On va le tirer le plus loin possible du temple…

    — Pour ce qu’il en reste…

    — De quoi ?

    — Du temple. Pas de Kieran.

    — Ah. Donc, on va le traîner, enfin, Georges va le traîner, et…

    — Côôôt…

     

     

     

        Quelques centaines de mètres plus loin, Kieran a revêtu sa forme originelle, bien que dépourvu de tout habit. Il n’est enrobé que des restes de feue sa toge, paix à ses fibres, et des bandages de fortune que lui a confectionné le Toranien.
         Il n’est pas le seul, d’ailleurs, à être emmitouflé dans tout un fatras de bandelettes : Vincent, Arnaud, Mickaël, Grosmanu bien évidemment, et même Georges ! Même Georges, dont le long cou est enserré de lin blanc. Avec les bandes restantes, Vincent fabrique à la va-vite un baluchon qu’il noue au bout d’une branche un peu solide et dans lequel il place la tête frétillante de Sthéno. Au moins, elle n’ira nulle part sans qu’ils ne le sachent. Mickaël lève le poing vers le ciel.

    — En route pour Dreadstadt !

    — Une seconde, toi !

    — Quoi ?

    — T’as vu ta main ?

    — Quoi ? Tu la veux dans la figure ?

    — La bague, andouille !

        Arnaud ramène la main de Mickaël au niveau de son visage et inspecte l’anneau argenté surmonté du diamant doré. La babiole dégage une lueur proportionnellement inverse à sa petite taille.

    — Ça ressemble ab-so-lu-ment pas à la description de la chevalière.

    — Pourtant, on n’a pas trop pu se tromper, je pense, là. Enfin, j’veux dire, elle lui ressemble pas, mais en même temps, personne savait où elle est ! Ni si elle existait encore, hein ! Donc bon, j’pense que c’est la bonne…

    — Et tu la portes alors que tu sais qu’t’as une chance sur moins de deux de te faire foudroyer ?

    — Bah, sérieusement, t’y crois, à ces histoires ?

    — Non, mais…

    — T’es une poule mouillée, c’tout !

    — Ah ouais ?

    — Ouais.

    — Ah ouais ?

    — Ouais !

    — Mugissez, euh, intervient Grosmanu, on devrait s’bouger les fraises, les p’tits veaux.

    — Ouais ! rugit soudain Vincent. Parce que mon Amélie m’attend ! En route ! Et qu’ça saute !

    — Je sais pas lequel est le pire… Lui, ou sa gonzesse toujours énervée…

        C’est sur ces mots-ci qu’ils se mettent en chemin pour l’antre du lion, la gueule du loup, le bastion de l’ennemi, la forteresse des ombres… Dreadstadt.

     

     

     

        Amélie chute et s’étale de tout son long sur le tapis violet, le visage boursouflé, le corps lacéré, les jambes flageolantes, la respiration fébrile et saccadée, les lunettes cassées.
         Elle n’a plus la force de se lever. La voix ne veut pas qu’elle se lève. Elle n’a plus la force de fermer les paupières. La voix ne veut pas qu’elle ferme les paupières.
         À mi-chemin entre la conscience et le songe, elle distingue le claquement des bottes contre le sol se rapprocher nonchalamment d’elle, tel un mal insaisissable et impalpable.
        Le brouillard de maléfices la saisit par les cheveux et lui redresse la tête. Son regard croise l’éclat d’or du phare des ambitions de la brume masquée avant de retomber inanimé. Elle veut tousser, mais cette seule pensée lui incinère les bronches. La voix ne veut pas qu’elle tousse. Elle n’en peut plus, le babil serpentin incessant dans son cerveau résonne contre les parois de son âme et la fait vibrer d’une envie de vomir répétée. La voix ne veut pas qu’elle vomisse.
        La voix. La voix décide. La voix fait. La voix. La voix est là. La voix est toujours là. La voix est dans son esprit. Elle est son masque, elle est sa voix. Elle est sa voix, elle est son esprit. Il est sa voix. Il est son esprit. Il est son corps.
        Chut ! Il parle.

    — J’ignore comment tu as bien pu t’échapper du cachot… J’ignore qui peut bien t’avoir libérée… J’ignore qui peut bien t’avoir prise en pitié…

        Bien qu’il ait son idée derrière la tête. Il se redresse et jette son regard d’or derrière lui, trouvant instinctivement celui de Lumiya qui, adossée à l’angle du mur froid, croise les bras. Il se recoiffe d’un geste de la main, et sa petite mèche rebelle rebique immédiatement devant son visage masqué.

    — Et je ne chercherai pas à le découvrir. Toutefois…

        Sur un geste de la main, deux gardes s’approchent, vêtus de bottes et de gantelets d’argent et arborant un tabard violet enjolivé d’un œil doré stylisé. Ils empoignent l’Elfe de part et d’autre, et lui enfilent des menottes autour des poignets. Le comte lui saisit le menton entre le pouce et l’index et l’examine.

    — Tu es on-ne-peut-plus quelconque. J’ignore totalement ce que Vincent peut te trouver. La Nature n’a pas été spécialement généreuse avec toi, tu n’as aucune capacité unique, tu n’es ni laide, ni belle, et c’est à peine si tu sais réfléchir par toi-même.

    — Ça suffit, comte, fait Lumiya d’un ton excédé. Ça suffit.

        Il se tourne lentement dans la direction de l’impertinente.

    — Ce n’est pas une façon de traiter les prisonniers, poursuit-elle sur un timbre soudainement beaucoup moins assuré.

    — Si, en lieu et place de cette Elfe, tu m’avais ramené les cendres exactement comme je te l’avais demandé, Lumiya, non seulement nous aurions gagné un temps précieux, mais en plus, rien de tout cela ne lui serait arrivé.

        Il avance vers elle et lui pose le doigt sur le torse.

    — Ce qu’elle subit depuis hier soir, elle ne le doit qu’à toi. Tu es la seule à blâmer.

    — On ne traite pas les prisonniers ainsi.

    — Oh, je vois. Un héritage de l’armée, n’est-ce pas ? Le roi se targuait d’avoir les soldats les plus honnêtes et les vétérans les plus braves. Des troupes qui avaient de profondes valeurs morales. C’est bien ça ? Attaquons une ville, rasons les bâtiments, mais n’éliminons pas les civils, non, laissons-les en vie, pour qu’ils contemplent à quel point ils ont pu être idiots de croire en leurs dieux.

    — Vous ne connaissez rien de Safirel.

    — Et tu ne connais rien de moi.

        Il se retourne vers les deux gardes.

    — Emmenez cette Elfe aux cachots. C’est le seul endroit qui puisse convenir à sa race.

        Lumiya ouvre à nouveau la bouche mais il l’interrompt.

    — Peut-être veux-tu la rejoindre et aggraver son sort ?

    — … non…

    — C’est ce que je pensais.

     

     

     

    — Oh mon Dieu ! Ooh mon Dieu ! Oooh mon Dieu !

    — Mais quoi ? Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que tu as encore à couiner, Mickaël ? l’interroge Vincent, exaspéré.

    — Je pue, c’est une atrocité, c’est une horreur, c’est une infection. J’ai pas pris de douche depuis deux jours et ça fait six repas que je me suis pas brossé les dents, voilà ce que j’ai à râler !

    — Pourtant, de là d’où qu’on vient, c’est pas tellement la propreté qui t’étouffe.

    — C’était plutôt ton absence d’hygiène qui nous étouffait, en fait ! renchérit Arnaud. C’est parce que t’es dev’nu un z’elfe qu’t’as décidé d’t’laver toutes les dix minutes ?

    — Bla bla bla ! Allez vous faire cuire un œuf !

        À la lueur du feu, sous le ciel étoilé, Kieran se remet de ses émotions et des blessures qu’il a mystérieusement reçues, ne se rappelant aucunement des ravages qu’il a causés quelques heures plus tôt. Et bizarrement, ses compagnons ont pris le parti de ne pas lui en parler, préférant lui faire croire qu’il s’est simplement évanoui à cause de la forte dose de magie. Sait-on jamais, s’il s’énerve, il pourrait à nouveau se transformer en gros pas beau costaud. Et personne n’aimerait revivre cela. Personne.
        Tandis que le gibier cuit sur la broche de fortune, Mickaël prend sa carte et l’étale à même la terre, coinçant les bords à l’aide de petits cailloux.

    — On est là, annonce-t-il alors qu’il pose son gros index au milieu de la forêt dessinée, la recouvrant presque intégralement.

    — … Ooook… et ?

    — On doit aller, continue-t-il en faisant glisser le doigt de quelques centimètres plus bas, vers un cercle noir difforme. À Dreadstadt.

    — … Ooook… et ensuite ?

    — Dreadstadt est députée à Safirel pour être une véritable mortadelle.

    — C’est-à-dire ?

    — À la soustraction des autres duchés, Dreadstadt est en fait une seule ville, ou plutôt une forteresse. C’est beurré de soldats.

    — Et donc qu’est-ce que tu suggères ?

    — Voilà le plan. Je ferai diversion tandis que vous vous infiltrerez par derrière pour délivrer Amélie, et…

    — Juste, le coupe Vincent, si on fait ça, pourquoi vous m’avez cassé les pieds à aller chercher une bague qui n’est même pas la bague qu’on devait trouver, au lieu de faire ça direct ? On a les cendres, on y va en “prisonniers” et voilà, basta.

    — … Ouais, aussi.

    — Au pire, on utilise ça, dit Arnaud, en montrant d’un geste de la tête le baluchon de fortune qui se balance à la branche d’un arbre. On pourra se tailler un chemin tranquille.

    — Vous êtes sûrs que, aïe, on se battra pas ? demande Kieran. Parce que, aïe, je sais pas pourquoi j’ai mal partout comme ça, mais je tiens à vous préciser que, dans cet état, je serai incapable de tenir une arme.

    — Meeeuuuh non, tu t’en sortiras !

    — Eh, c’est pas comme si j’étais un monstre, hein.

        Silence. Ils le regardent gravement.

    — On devra en fait peut-être t’expliquer une chose ou deux, à toi…

    — Mais, dit Arnaud, si ça se trouve, dès qu’ils vont nous voir, ils vont nous descendre. Ils récupèrent les cendres, tranquillos, peinards, Amélie se fait couper la gorge, et tadaaa ! Fin du spectacle, merci m’sieurs-dames et au revoir !

    — Sois pas pessimiste, Arnaud, on…

    — Bon, vous m’énervez, l’interrompt Grosmanu, alors on ira là-bas et on avisera une fois sur place ! Et dormez bien, parce qu’on se lève tôt !

     

     

     

        Le comte Arkz avance jusqu’au bord de son balcon qui surplombe tout l’intérieur de sa citadelle. En contre-bas, dans la cour, ses soldats l’attendent et, dès qu’ils l’aperçoivent, entament immédiatement le chant qui a bercé ses faits d’armes à Lusdrosa. D’une seule et même voix, ils hurlent à tue-tête les deux seuls mots qui puissent les galvaniser et chauffer leur cœur d’une envie foudroyante de combats.

    — Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt !

        Appuyé sur son sceptre d’or, le comte lève sa main libre, et fait taire la clameur. Il balaie cette vaste assemblée du regard. Ces soldats, non, ses soldats, vont l’aider à raser les bases corrompues du royaume. Comme ils l’ont fait à Lusdrosa.
        L’histoire se répète. Il y a dix ans, il avait fait trembler les dirigeants de ce pays limitrophe de Safirel. Aucun empire n’est éternel. Lusdrosa l’avait appris à la dure. Ville après ville, village après village et bourg après bourg, il avait mené ses troupes jusqu’aux portes du palais de Ludmilla, là où l’attendait la seule défaite qu’il ait jamais connue, et qui devait le marquer pour le restant de son existence.
       L’arrivée du pirate le tire de ses songeries. Il se poste à sa gauche, et s’assied sur la rambarde, son visage maquillé de blanc et de rouge se fendant en un large sourire de loup à la vue de cette horde de sinistres fourriers aux couleurs violettes.

    — Vous avez fait ce que je vous ai demandé ?

    — Tûût à fait. Comme sur des roulettes. La comtesse Prall aura une drôle de surprise, je serai déçu de ne pas pouvoir voir sa tête. Cependant, je dois vous demander… Pourquoi ?

    — C’est une simple précaution, au cas où l’attaque sur Olympa échouerait.

    — Je viens de croiser Lumiya. Elle se demande encore quand est-ce que vous honorerez votre part du marché.

    — Dès que nous aurons pris la capitale. À la Fête de l’Éclipse. Dans deux jours.

    — Vous ne comptez pas attendre la fin du délai que vous avez accordé au Premier Ministre ? Ça passerait pour une trahison aux yeux des comtes qui ne vous ne suivent pas. Ils se ligueront contre vous, il y aura une guerre civile, et vous ne régnerez jamais sur tout Safirel.

    — Régner n’a jamais fait partie de mes plans. Je veux simplement… autre chose.

    — … J’ai jamais rien capté à vos petites combines, comte !

    — C’est pour cette raison, répond l’autre en se détournant et en retournant à l’intérieur du bâtiment, que vous êtes l’homme de main et que je suis l’employeur.

    — Kssshéhéhé… Touché, comte, touché. Mais elle était facile.

    — Retournez à bord du Blacksword, et dégagez le chemin pour mes troupes. Je veux qu’elles arrivent jusqu’à Olympa sans encombre.

    — Un petit extra, pour la route, ça serait pas de refus.

    — Le petit extra, c’est que je ne vous vends pas à Lumiya immédiatement, pour le rôle que vous avez joué dans la mort de son ami.

    — Bof, de toute façon, je suis toujours dans les sales coups, donc un de plus, un de moins…

    — Une fois à Olympa, vous savez ce qu’il vous restera à faire.

        Et il s’engouffre dans les ténèbres du bâtiment.

     

     

     

    — FICHU CAILLOU ! IL EST ENCORE DANS MA BOTTE !

    — Comment ça, Mickaël ? Au passage, tu pourrais baisser le niveau sonore ? Tu n’arrêtes pas de te plaindre à deux cent-cinquante décibels depuis qu’on a levé le camp.

    — Bon, Arnaud, écoute, coco, moi, j’y peux rien si puer comme un chien mort te dérange pas, mais moi, ça m’arrache le cerveau. J’ai l’impression qu’on me colle un fer à souder sur les narines !

    — Bon, stoooop ! Mickaël a une pierre dans sa botte !

    — Mickaël, il nous casse les sabots ! réplique Grosmanu.

    — Ah, et ça vous fait rien par contre, de savoir, qu’on a perdu Kieran depuis vingt minutes ?

    — Quoi ?!

        Grosmanu et Vincent, qui mènent le petit groupe, pilent et font volte-face, pour voir que Kieran était juste sur leurs talons.

    — Bah vous voyez, vous vous êtes arrêtés, clame Mickaël, ravi du succès de son petit subterfuge alors qu’il enlève sa chaussure.

        Trois secondes plus tard, ils repartent.

    — Bah tu vois, on est repartis, clament Grosmanu et Vincent d’une même voix alors qu’ils traînent chacun le demi-elfe par les jambes.

    — Aïe, je, aïe, vous, aïe, hais, aïe, tous, aïe, les, aïe, deux, aïe.

    — Tiens, prends ça, ça te calmera aussi, dit Kieran en lui lâchant l’encyclopédie sur le torse.

    — AÏE ! Kieran, je te aïe, ferais aïe, volontiers la peau si t’étais, aïe, pas un monstre, aïe ! Et mon caillou est toujours dans ma botteuuuuuh !

        C’est donc dans cette ambiance sympathique et bonne enfant qu’ils se dirigent sur la zone noire de Safirel : Dreadstadt. Après avoir quitté la forêt, ils pénètrent dans des plaines verdoyantes. Du vert, du vert, du vert, que du vert, à perte de vue. Ce n’est qu’une succession de collines essentiellement habitées par des cohortes de lapins. Sans l’ombre des arbres pour adoucir son impact, la chaleur n’en est que plus accablante.

    — Tiens, j’y pense, on s’est pas fait agresser par des bestiaux, hier soir, dit Vincent, en recalant correctement sur son épaule le baluchon contenant la tête de Sthéno.

    — L’Éclipse approche, explique Kieran. Elle aura lieu demain en fin de matinée, ou début d’après-midi, je crois.

    — Quel rapport avec les bestioles ?

    — C’est lié.

    — Ok, t’en sais pas plus que ça, en fait. C’est encore loin, Dreadstadt ?

    — D’après la carte, répond le Toranien en l’extirpant de sa besace, plus trop.

    — C’est comment, cet endroit ?

    — Je sais pas vraiment. J’y suis jamais allé, c’est un angle qu’on préfère éviter, nous autres du Syndicat.

    — Pourquoi ?

    — Tu discerneras par toi-même.

        L’herbe sèche craquète sous leurs pas. La chaleur est intense. Le soleil aurait très bien pu les frapper avec une énorme masse que cela aurait eu exactement le même effet. Il doit bientôt être midi. Il n’y a même pas un filet de vent pour alléger un peu ce carcan calorifère.
        Ils ne marchent plus. Ils se traînent. C’est comme s’ils essayaient d’avancer dans la mer mais que les vagues leur opposaient une résistance formidable. Et alors qu’ils s’y attendent le moins, la chaleur cède brutalement la place à un froid particulièrement agressif. Il leur mord la chair et les pénètre jusqu’à la moelle.
        L’herbe omniprésente perd de sa superbe, se meurt et se fane et se recroqueville pour désormais devenir la compagne rachitique de faméliques gravillons noirs. Il fait nuit. De très épais nuages créent un plafond sur lequel on pourrait penser accrocher des décorations tellement il est dense. Une vive odeur de soufre leur fouette le nez.

    — En effet, grelotte Arnaud. C’est… corsé. J’trouve pas d’autre qualificatif.

    — Même un bonhomme de neige aurait froid, répond Vincent en se serrant le torse entre les bras.

        Le vent est toujours aussi absent. Il fait juste froid. L’air ambiant n’est qu’une vaste étreinte glacée drapée d’un linceul de ténèbres et de soufre. Même la lueur, pourtant aveuglante, de la chevalière les a délaissés. Son énergie n’est qu’une pulsation erratique. Pour plus de commodité, Vincent a attaché le baluchon contenant la tête de la gorgone à sa ceinture.
        Leurs yeux s’habituent à la nuit, et peu à peu ils réussissent à discerner une rondeur brisant la plate harmonie de la sinistre plaine.
        La rondeur s’élève tandis que leurs pas les en approchent. Elle se déforme, elle s’escarpe, elle se redessine complètement. La colline devient falaise, la falaise devient muraille, la muraille devient citadelle.

    — Y a pas âme qui vive, hein ?

    — Non, Kieran, c’est même plutôt inquiétant. Mais c’est horrible à quel point ça sent le soufre.

    — Tu trouves ? Moi j’aime bien.

    — Non mais t’es un tordu, toi.

    — Il faut qu’on fasse le tour, annonce Grosmanu.

    — Pourquoi ?

    — Tu vois pas ? Le château est sité sur une falaise. On va mettre des heures à l’escalader, alors qu’il nous faudra que quelques minutes pour en faire le tour.

    — Ouais, enfin, passer par la porte d’entrée, ça fait peu “hello tuez-nous”.

    — Je préfère passer par la porte d’entrée et avoir la force de me bastonner que d’être épuisé par de l’alpinisme qui aura été au final inutile !

    — Ok, ok, désolé, je voulais pas t’énerver.

    — Et ça veut mugir quoi, ça ?

    — Quoi, quoi ça ?

    — Au quai. Vous mugissez toujours ça, “au quai”.

    — … Ok. Ça s’écrit o-k-a-y. Ça veut dire “d’accord”.

    — Oooh… Meuhquai.

    — Ouais, bah, c’est pas gagné.

     

     

     

       Ils sont tapis dans la poussière depuis plus d’un quart d’heure, scrutant soigneusement l’entrée de la citadelle, en haut de la colline. Georges n’est pas encore revenu de sa petite mission de reconnaissance. À part eux, il n’y a pas un être vivant à au moins un kilomètre à la ronde. C’est complètement désert.

    — Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? soupire Mickaël.

    — Eh, peut-être qu’il s’est fait tuer, suppose Vincent.

    — J’espère, grogne le Toranien. Je l’espère vraiment.

    — T’es dur. Il nous a pas réveillés, ce matin.

    — Avec tout c’qu’il a jacté hier, c’est normal. Il a plus de voix. Il a pas planté un “côt” de la matinée.

    — C’est vrai… C’était l’un des moments les plus agréables…

    — Minute, dit Arnaud. S’il peut pas côter, comment on va comprendre que c’est sauf ?

    — S’il revient pas, c’est que c’est pas sauf. S’il revient, c’est que c’est sauf.

    — C’est toujours très simple, avec toi, n’est-ce pas ?

        C’est à cet instant que Georges choisit de revenir. Fidèle à son sens du dramatique, il a décidé de donner l’impression d’avoir survécu à une chute de pierre. Il clopine sur une jambe. Son œil droit est recouvert d’un bandeau de fortune, ses plumes sont entachées de cendres et plusieurs cicatrices lui ornent le corps.

    — Eeeet voilà, commente Grosmanu. Regardez-le. Il fait son divan. Encore. Faut toujours qu’il frime. Vous allez voir, quand il va côter, il va se forcer à se racler la gorge.

        Gagné. D’un ton rocailleux et agonisant, Georges dévoile son récit de batailles et de conflits, une vie entière au service d’une armée dont il n’a jamais compris la logique. Enfin, cela aurait été plus convaincant s’il lui restait une once de voix. Là, c’est tout juste s’il murmure. Bon, il murmure virilement, quand même. La forme avant le fond !

    — Mmh mmh… mmh mmh…

        Grosmanu l’écoute attentivement.

    — Mmh mmh… Mmmh mmmh…

    — Alors qu’est-ce qu’il dit ? l’interroge Vincent.

    — C’est bizarre… Il dit que Dreadstadt est vide.

    — Et toutes ses blessures, là ?

    — Il fait son intéressant. Donc, apparemment, y a pas un garde.

    — Alors que c’est censé être la forteresse militaire ?

    — C’est peut-être un piège, suppose Kieran.

    — Non non, confirme Grosmanu, il n’y a bien personne. Regardez… En fait, c’était que des campements tout autour. Il y a des traces de tentes et de feux. Ils ont levé le camp tôt ce matin.

    — … Toute une armée ?

    — Ils passeront pas inaperçus. Profitons-en, pour le moment.

    — Bon, bah… on te suit, alors. J’espère que tu sais c’que tu fais !

    — Meeeuuuh oui, t’inquiète clochette !

     

     

     

        Ils se sont mis à marcher sur Dreadstadt, empruntant le chemin maladroitement délimité sinuant jusqu’au château.
         Grosmanu mène le petit commando d’infiltration, galopant agilement sur les pierres, Georges juché sur son épaule osseuse, qui sert de gouvernail. Il est suivi de près par Kieran et son encyclopédie. Quant aux trois autres…

    — Plouiink !

    — Palam paloum…

    — Pim poum.

    — Palam paloum…

    — Pim poum.

    — Palam paloum…

    — Talam, talim, talam talim talim talim talouuuu, talalalaaaaaa.

    — Palam paloum…

    — Talam, talim, talim talim talim talim tawawawawaWA !

    — Palam pa…

    — Talalalala WALAWALAWALAWAA…

    — Mais… qu’est-ce que vous fabriquez ?! les interpelle Kieran. C’est censé être une opération discrète !

    — Justement, c’est la panthère rose ! Ça correspond bien à la situation, non ? De toute façon, Georges a dit que c’était vide !

    — Vous avez un de ces sens de l’à-propos, vous trois. C’est certainement pas tout vide, doit tout de même y avoir deux ou trois gardes.

    — Vous avez pensé au fait qu’Amélie pouvait éventuellement être partie avec eux ?

    — Tatatatata ! réplique Vincent. Ne parle pas de malheurs !

        Ils arrivent au pied du château. La herse est levée, l’entrée est tout à fait libre. Prudemment, ils passent la grande porte et se retrouvent dans la cour de la citadelle. Il n’y a vraiment personne. On peut apercevoir, imprimées dans la terre, les traces de pas encore fraîches des soldats et les sillons des balistes et des onagres. Tout autour d’eux ne sont que des murailles, des créneaux, des étendards violets surmontés d’un œil doré. Des râteliers d’armes, des cibles d’entraînement et des armures posées sur des mannequins faits de bois et de paille agrémentent le pied des murs. Une petite forge sur leur droite, et une caserne sur leur gauche, qui s’enfonce dans le bâtiment. Enfin, en face d’eux se dresse, intégrée aux fortifications, une grande tour, à la moitié de laquelle un balcon surplombe la cour. Et sur ce balcon, une fine silhouette qu’ils ne connaissent désormais que trop bien : Lumiya Vonraken.
        Ils ont à peine le temps de l’apercevoir qu’elle disparaît à l’intérieur du donjon. Leur sang ne fait qu’un tour. Ils se ruent sur la porte la plus proche, celle de la caserne, et pénètrent dans les entrailles de la sordide forteresse dans laquelle seule vogue la mélodie du vide.

     

     

     

       Les couloirs se succèdent. Les salles également. Néanmoins, aussi surprenant que cela pourrait paraître, le petit groupe réussit à se diriger vers son but aussi aisément que s’ils allaient en ligne droite. L’absence d’adversaires est bien entendu un facteur important de cette progression fulgurante. La monotonie s’installe. Les murs sont toujours noirs, le sol est toujours décoré de ce même long tapis violet aux bordures jaunes qui n’en finit pas. De trop rares chandeliers en bronze remplissent l’espace entre chaque fenêtre, qui donne vue soit sur la cour, soit sur la falaise. Vraiment, à côté du château de Dreadstadt, celui de Tragamor fait office de parc d’attractions. Au moins, Kieran a trouvé de quoi se vêtir décemment en faisant main basse sur un uniforme de rechange qui traînait dans la caserne.
        Enfin, ils se heurtent à leur première porte fermée, qui, sûrement par la conjonction d’une coïncidence extraordinaire et d’un hasard bien senti, se trouve être l’accès direct à la tour principale. Ils pilent devant les deux battants et les considèrent d’un œil quasiment soulagé. Enfin le signe d’un éventuel piège !

    — Ça, c’est un piège, commente Arnaud, fort à propos.

    — Ouais, ajoute Mickaël. Ça pourrait être écrit en gros sur le montant tellement c’est évident, là.

    — On fait quoi ?

    — Eh bah on frappe,  répond Kieran.

    — Grosmanu, tu y es allé un peu fort, quand même, hier. Regarde, depuis que tu l’as sonné, il agit vraiment n’importe comment.

    — C’était un traitement de choc ! se justifie le Toranien.

        Toc toc toc.

    — Bon sang, il a frappé…

        Toc toc toc.

    — Et il refrappe ! Mais arrête !

        La porte s’ouvre sur une pièce offrant deux chemins, un escalier qui monte, et un autre qui descend, et sur un garde en tunique violette surmontée de pièces d’armure argentées sur les bras, jusqu’aux épaules, et des pieds au genoux.

    — C’est l’facteur ! rugit Kieran.

        Et il lui assène un formidable revers d’encyclopédie en pleine figure, l’envoyant au sol et au pays des rêves en une demi-seconde seulement.

    — Et voilà l’travaiiiil, s’extasie le semi-démon, en contemplant son œuvre inconsciente allongée par terre.

    — Super, bravo, comme ça au moins, on est sûrs qu’on est repérés.

    — Dites, on peut speeder, là ? dit Vincent. Je veux récupérer Amélie, moi !

    — On n’a qu’à se séparer, propose Grosmanu. Arnaud, Vincent et Georges, vous tentez de trouver des cachots. Doit bien y en avoir, dans c’te baraque. Les deux autres, on va chercher Lumiya. On se retrouve ici une fois qu’on a terminé.

    — Ça me va ! Allez, viens Arnaud, c’est parti !

        Georges change de perchoir, et le trio s’engage dans l’escalier descendant. Grosmanu vérifie que son fusil est bien chargé, et ouvre la course en empruntant les autres marches. Mickaël et Kieran s’élancent à sa suite.

     

     

     

    — Ooooook, où est-ce qu’on a atterri, nous ?

        Mickaël contemple d’un œil stupéfait l’immense salle du trône dans laquelle ils viennent de poser le pied, pour Kieran et lui, et le sabot, pour Grosmanu.
        À l’inverse de toutes les autres chambres qu’ils ont pu “visiter” jusqu’à présent dans la citadelle, celle-ci est tout particulièrement bien décorée et emplie, comme si toutes les ornementations qui devaient se trouver dans le reste du château avaient été placées ici exprès. Comme toujours, le tapis violet aux bordures jaunes file de l’entrée de la pièce, escalade six marches, et termine sa course au pied du siège. Des lustres parsèment le plafond, des chandeliers recouvrent les murs, et tout au fond, derrière le fauteuil princier, est dressé un immense et lourd rideau violacé. Au-dessus, un balcon mène à la suite des pièces, relié à l’immense hall de part et d’autre des murs par deux escaliers. Enfin, sur la gauche, une grande table en ébène vernie attend avec impatience ses convives, déjà parée de toute sa splendide argenterie et garnie d’une nourriture très diversifiée.

    — Mazette, il s’refuse rien, le proprio.

    — Regardez.

        Kieran montre du doigt la baie vitrée juste derrière la grande table : elle donne directement sur le balcon surplombant toute la forteresse. Là où se trouvait Lumiya il y a encore quelques minutes.

    — On va par où, maintenant ?

    — On n’a qu’à aller là-haut, répond Grosmanu en indiquant la balustrade au-dessus du trône. C’est le seul endroit qu’on n’a pas encore fouillé.

    — Bon bah, go, alors.

        Rapidement, ils grimpent l’escalier de droite et s’engouffrent dans une antichambre dont l’unique sortie donne… sur une chambre.
        Une chambre tapissée de violet, sauf dans l’angle droit, où repose une petite bibliothèque privée. Au centre du mur du fond, un lit à baldaquin. À gauche, une table ronde accompagnée de deux chaises et coiffée d’un plateau de jeu d’échecs. Dans l’angle gauche, près de l’entrée, un buffet. Mickaël l’ouvre, et pousse un sifflement admiratif.

    — En effet, il se refuse vraiment rien !

    — Il y a quoi ? demande Kieran.

    — Un tas de boissons ! Plein de vins ! Je m’y connais pas, mais doit y en avoir pour un sacré pactole !

    — Oh, vous êtes enfin arrivés ? Servez-vous, je vous en prie, faites comme chez vous.

    — Merci, c’est gen… Hé !

        Ils font volte-face tous les trois. Ils n’avaient pas remarqué la petite porte jouxtant la bibliothèque. Un Elfe Noir se tient droit devant eux, son corps bleu nuit humide et recouvert d’un peignoir cramoisi, ses longs cheveux noirs imbibés d’eau tombant sur ses épaules et dans son dos, et portant un masque d’acier décoré sur le visage.

    — Et… vous êtes ?

    — Comte Arkz, pour vous servir.

        En entendant ce nom, Grosmanu pointe son fusil sur l’individu masqué, Mickaël dégaine son épée et Kieran brandit son encyclopédie.

    — Je devine que vous êtes les coursiers du Premier Ministre, poursuit le comte, loin de se démonter. Vous êtes en retard, mes amis. Je vous attendais plus tôt, beaucoup plus tôt. Enfin, l’important, c’est que vous soyez arrivés. Vous avez fait bon voyage ?

        Tout en parlant, il se dirige vers un paravent, sur sa gauche, et se glisse derrière. Il ôte son peignoir, qu’il jette négligemment par terre, et commence à se sécher et à s’habiller.
    Les trois aventuriers sont, quant à eux, un peu décontenancés.

    — Veuillez m’excuser, continue-t-il. Je désespérais de vous attendre, j’ai donc décidé de prendre un bain pour tuer le temps et me rendre plus présentable à votre arrivée. Rien qu’à l’odeur, je déduis que le concept de propreté ne correspond guère à votre personnalité.

        Cette dernière remarque est de trop pour Mickaël, qui explose de colère.

    — Écoute, coco ! On s’est pas tapés cinquante bornes, ou je sais pas combien, juste pour parler toilette ! Donc tu nous files gentiment la gonzesse, et on te fout la paix !

    — Ah, oui… l’Elfe. Dites-moi, mes amis, jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour sauver cette jeune demoiselle en détresse ?

    — Hein ?

    — J’ai ce que vous voulez, vous avez ce que je veux. C’est un simple échange de bons procédés.

        Il reparaît à la vue des compagnons, intégralement vêtu de sa tenue militaire, les bottes aux pieds, finissant de tirer les gants sur ses mains pour que ses doigts soient le plus confortablement installés. Il s’approche d’une glace et se passe la main dans les cheveux pour se coiffer à la va-vite, en dépit de la sempiternelle mèche rebelle qui rebique devant son visage masqué.

    — Vous avez faim ?

    — Hein ?

        Il se retourne et les fixe du regard.

    — Je vous demande si vous avez faim. J’ai vos affaires, vous avez les miennes. Qu’est-ce qui nous empêche de les régler de manière civilisée ?

    — Ok, écoute, mec, lui rétorque Kieran, on n’est pas dupes. On est loin de l’être. Très loin, même.

        Le comte empoigne son sceptre d’or, et ouvre la porte vers l’antichambre.

    — Vous venez ?

    — En fait il a rien écouté.

    — Si j’avais à faire attention à toutes vos sornettes, je vous aurais coupé la gorge dès votre arrivée.

    — Ok, vive l’ambiance, quoi.

     

     

     

        Ils sont assis à la table. Aucun ne touche toutefois à la nourriture. Grosmanu, situé en face du comte, ne cesse de le dévisager d’un air méfiant, son fusil posé en travers sur les genoux.

    — Servez-vous, je vous en prie ! Ne soyez pas timides ! Comme j’ignorais ce que vous aimiez, j’ai pris un peu de tout. Kieran, Mickaël, n’hésitez pas.

        Silence glacial.

    — Comment tu connais nos noms, bozo ? l’interroge Mickaël après quelques instants.

    — Je connais… bien des choses.

    — J’ai un étrange sentiment de déjà-vu.

    — Écoutez-moi bien.

        Le comte se lève et appuie ses poings sur la table.

    — Vous vous êtes engagés, tous les six, dans une quête dont les retombées dépassent de très loin ce que vous pourriez jamais imaginer. Il ne s’agit pas d’une simple querelle de pouvoir, non. Il s’agit du pouvoir.

    — Du pouvoir ?

    — Laissez-moi vous montrer.

       Il pousse son fauteuil en arrière, reprend son sceptre en main, fait signe aux trois compagnons de le suivre, et se dirige vers le rideau situé derrière son trône. Là, il tire une corde, et les deux pans du lourd morceau de tissu s’écarte pour dévoiler le mur des trophées.
       Il y en a de toutes sortes : des armes entières ou en morceaux, des boucliers ébréchés, des pièces de vêtements, des babioles de toutes les tailles.

    — J’ai mené de nombreuses batailles. J’ai brisé mes adversaires les uns après les autres. Méthodiquement. Je suis sorti vainqueur de tous mes affrontements.

    — Pourtant, rétorque Grosmanu, les rumeurs clament que vous ne les avez pas tous gagnés, comte Arkz.

        Le comte porte la main sur son masque et le frôle du bout des doigts.

    — J’ai perdu le combat face à cet Elfe… dit-il dans un souffle mélancolique. Mais j’ai gagné quelque chose de bien plus grand, continue-t-il en reprenant une voix assurée. Un pouvoir que les dieux eux-mêmes ne peuvent espérer maîtriser.

    — Les dieux ? Vous croyez aux dieux ?

        Arkz détourne son regard du mur et le plante dans celui du Toranien.

    — Vous n’êtes pas familiers des grandes légendes du monde, je suppose. Les Dieux, les Titans, ça ne vous parle pas.

    — Non, et pour être tout à fait honnête, je m’en ricane. C’qu’on veut, c’est récupérer Amélie.

    — Vous l’aurez. En échange des cendres.

    — Et si on refuse de te donner les cendres ? questionne alors Kieran sur un ton provocateur.

    — Je suis un homme d’honneur. Je ne vous donnerai l’Elfe que si j’ai les cendres en échange.

    — Sauf que nous, hé hé, on n’est pas des hommes d’honneur, on est des mercenaires.

    — Comme c’est curieux, j’en ai justement une à mon service, également.

        À cet instant, Lumiya entre dans le hall, tirant Amélie par le bras, accompagnée de plusieurs gardes qui ont menotté Arnaud, Vincent, et Georges. L’Elfe est véritablement en piteux état. Son corps est tatoué de lacérations animales et d’hématomes anormalement larges.
        D’un même geste, les trois aventuriers encore libres pointent leurs armes sur le comte, qui, en réponse, s’appuie à deux mains sur son sceptre.

    — Je ne laisse jamais rien au hasard.

    — Relâche-les immédiatement, le somme Mickaël. Ou j’te jure, Fantômas, que j’te crame jusqu’à la moelle.

    — Même alors que la partie se termine pour vous, que vous êtes empêtrés dans un zugzwang qui vous épuise, vous continuez à la ramener. Je ne cèderai pas. Vos amis… contre les cendres.

    — C’est toi que je vais réduire en cendres.

        Le demi-elfe projette sa main devant lui… mais rien n’en sort. Pas une flammèche. Pas un filet de fumée. Pas une ombre de magie. Rien.

    — Eh bah alors, ça marche plus ?

        Plus vif que l’éclair, le comte se rue sur lui, lui envoie un coup de genou dans le ventre et enchaîne avec un coup de coude sur la nuque, l’expédiant au sol. Il lui pose ensuite le bout de son sceptre sur la joue, et tend sa main ouverte vers les deux aventuriers restants.

    — Les flux de magie sont très faibles à Dreadstadt. Les cendres, à présent, je vous prie.

        Kieran et Grosmanu échangent un bref regard, et baissent leurs armes. Résigné, le Toranien porte la main à sa besace, et commence à l’ouvrir quand Vincent intervient.

    — Non, Grosmanu. Ça ne marchera pas.

        Sur le coup, il est un peu estomaqué. Qu’est-ce qui ne marchera pas ?

    — Comte ! poursuit Vincent. Dites à vos hommes de me lâcher, je vais vous donner les cendres.

    — C’est bien, mon garçon. C’est très bien. Lâchez-le.

        Les deux gardes desserrent leur prise sur les bras du jeune homme, et le libèrent de ses menottes. Tandis qu’il se malaxe rapidement les poignets, Grosmanu et Kieran cherchent toujours à comprendre ce qu’il a en tête.

    — Je vous préviens, dit Vincent en décrochant le baluchon de sa ceinture, ça va vous en mettre plein les yeux.

        Là, ils ont compris, et reculent machinalement. Le jeune homme ouvre le sac, plonge la main à l’intérieur, et…


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