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CHAPITRE 7 : ATTAQUE À LA DÉCOUVERTE
Les mercenaires se sont jetés dans la gueule du loup ! Arkz a obtenu ce qu'il désirait et est désormais en marche vers Olympa. La course contre la montre s'intensifie : le coup d'État du comte félon est sur le point de se concrétiser.
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Vincent expire un bon coup. Tous les gardes ont été transformés en pierre. La tête de Sthéno émet des borborygmes ravis quant au massacre qu’elle vient de perpétrer. Arnaud et Georges se sont jetés sur Lumiya pour protéger Amélie et éviter le regard ravageur. Grosmanu et Kieran jettent un œil aux alentours, et sortent de leur cachette, derrière le trône.
— Eh bah ! Quel effet de surprise ! Même meuh, je m’y attendais pas.
Assis en tailleur, Mickaël toussote en se massant la nuque.
— Il a de la poigne, pour un aristo…
— On dirait qu’il a carrément été vaporisé, lui, commente Kieran. Regardez, il reste qu’un gant et son bâton, par terre.
Vincent range soigneusement la tête dans son sac, et se tourne vers Amélie pour lui venir en aide. Il s’attendait à croiser la chaleur de deux yeux marron, il ne trouve que l’acier glacé de deux yeux d’or. La main gantée d’Arkz enserre la gorge du grand blond et le force à se mettre à genou.
— C’était astucieux, siffle-t-il de sa voix métallisée. Mais ces petites manœuvres sont loin d’être à mon goût.
— Lâchez-moi !
Le comte lui appose sa paume nue sur le front. Vincent hurle. Une douleur innommable lui vrille tout le corps. Il a l’impression que tous ses os se rompent, que ses muscles se déchirent et que ses organes explosent en même temps. Il se sent… brûler. Brûler. Le feu de toute une âme entre en lui, il la sent, il l’entend… il entend la voix. La voix le déchire.
Le comte ôte sa main, laissant un Vincent livide à demi-inconscient, et lève son regard sur Grosmanu, qui est entièrement sous le choc. Qu’est-ce que c’est que ce monstre ? Lumiya se relève, repoussant vivement Arnaud et Georges, et tire Amélie par le bras, plaquant son gantelet contre la tête de l’Elfe.— Encore dix secondes comme celles-ci, et je le carbonise, prévient Arkz. Les cendres, maintenant. Je compte jusqu’à cinq.
Grosmanu récupère son fusil et le pointe sur l’homme masqué.
— Un.
Kieran le lui rabaisse.
— On n’a plus le choix.
— Deux.
— Donne-les lui.
— Trois.
— On se rend ! Les voilà !
Grosmanu cale son fusil sous le bras, rouvre sa besace, et lance au comte le sachet de cendres, qu’il réceptionne dans sa main nue. Il le contemple un instant, et se détourne de Vincent, qui s’écroule, pour récupérer son gant et son sceptre. Il fait un geste rapide à Lumiya. La mercenaire relâche alors Amélie, et l’envoie voleter sur son cher et tendre. Mickaël saisit son épée et se jette sur Arkz, qui le maintient alors à distance en posant nonchalamment la pointe du sceptre sur son cœur.
— Le marché est conclu, Mickaël.
— T’as vu c’que t’as fait à Amélie ?! Tu nous prends pour des billes ?! Tu appelles ça respecter le deal ?! Où est ton précieux honneur dans tout ça ?
— L’honneur, c’est la valeur que se donnent les faibles pour justifier leur pauvreté d’imagination et leurs peurs. L’imagination et la peur. Ce sont les principes qui régissent cet univers. Nous vivons dans un monde dont la peur est le moteur et l’originalité son premier critère de survie.
Il rejette le demi-elfe en arrière et s’adresse à tous.
— Regardez-vous ! Vous avez échangé vos deux amis contre le destin d’un pays ! “L’honneur”, comme vous dites, vous passe à des kilomètres au-dessus de la tête ! Vous ne vous intéressez à rien qui aille plus loin que le bout de votre nez. L’honneur… Seul le résultat importe.
— Ne compte pas t’en tirer comme ça ! On se retrouvera !
Arkz presse le rubis surmontant le sceptre. Un trou noir se forme sur le mur derrière lui.
— J’y compte bien. C’est pour cette raison bien précise que je ne vous ai pas encore fait éliminer. Lumiya… Il est temps d’y aller. Un assaut sur Olympa ne se prépare pas seul, et ma part du marché t’attend.
La mercenaire acquiesce d’un hochement de tête. Elle jette un dernier regard aux six aventuriers, et, suivie par le comte, disparaît dans le disque ténébreux, qui se referme sitôt après leur passage.
Pendant que Grosmanu arrache les liens d’Arnaud et de Georges, Kieran et Mickaël tentent de ranimer Vincent et Amélie. Ils leur ventilent le visage, les giflent, mais rien n’y fait.
— Ah, elle est belle, l’idée ! s’écrie Mickaël. On s’est fait rétamer ! Et en beauté ! Au lieu d’avoir un idiot KO, on en a deux !
— Mais il ne sait pas qu’on a la chevalière, le corrige Arnaud. Ça, c’est un avantage capital. Si j’ai bien compris, il est sur le point d’attaquer Olympa.
— Toutefois, il a dit que prendre le pouvoir ne l’intéressait pas, continue Kieran. Donc, qu’y a-t-il à Olympa qui pourrait l’intéresser le jour de l’éclipse ? On pourrait fouiller sa chambre pour trouver un indice.
— Tu penses vraiment qu’on a le temps pour ça ? On a deux mourants sur les bras, là.
— Surtout que si on arrive pas à Olympa à temps, on aura fait tout ça pour rien, dit Grosmanu. Et ça, je sais pas vous, mais meuh, ça me casse les cornes rien que d’y penser.
— Ils ont besoin de soins intensifs ! Il faut les amener à la ville la plus proche !
— Dirato ? Trop dangereux, c’est par de là que l’armée de Arkz a dû passer pour se rendre à Olympa. Il y a de fortes chances qu’ils y soient encore, d’ailleurs.
— … Et sinon ?
— Irrabitz est trop loin. C’est sur la côté. Il ne reste que… Tragamor.
— Encore ?
— Ha ha ha, ricane Mickaël. Cooooomme c’était prévisible ! Excusez-moi, mais j’ai moyen envie de revoir Ramsès II, moi.
— On n’a pas le choix, il faut qu’on se sépare.
Arnaud s’avance d’un pas.
— Je les y emmènerai. Je suis l’un des plus en forme.
— Non, rétorque Kieran, j’irai moi. Toi tu es fort et tu pètes le feu. On aura besoin de toi à Olympa.
— D’accord, alors, mais, on se rejoint où ?
— Il y a une bouche d’égout, située au nord-ouest d’Olympa, non loin de l’embouchement du Takokeya, répond Grosmanu. On se retrouvera là-bas.
— Ça marche. Allez, aidez-moi à les descendre.
— Juste… Comment tu vas les emmener ? T’es pas le plus costaud.
— Zut. J’y avais pas pensé.
— On peut aussi les laisser ici, propose Mickaël. Ça nous manquera pas.
— Non mais t’as vraiment aucun esprit d’équipe, toi !
— Bon, on trouvera un moyen, conclut Kieran. Descendons-les. Attention à la nuque !
Précautionneusement, Arnaud et Grosmanu tiennent Vincent par les jambes et les bras et le conduisent au bas de la forteresse. Kieran embarque Amélie sur son épaule, et Mickaël s’occupe de Georges, qui a saisi que le rôle de la victime était plus confortable que le rôle du héros.
Après de longues minutes de déambulations, ils arrivent dans la grande cour. Là, ils posent leurs fardeaux, et jettent des regards inquiets alentour, espérant repérer quelque chose qui ressemble de près ou de loin à une écurie. C’est quand de distants hennissements parviennent à leurs oreilles qu’ils découvrent ce qu’ils cherchaient. Soulagés, ils se précipitent vers l’origine des hennissements, et, en faisant coulisser une porte rectangulaire en bois, font la lumière sur deux chevaux, déjà sellés, l’un dont la robe est noire, l’autre marron.— C’est le canasson de Lumiya.
— Mais à qui est l’autre ?
— Arkz, peut-être ?
Grosmanu s’accroupit et passe la main dans la terre. Il y a des traces, des empreintes d’animaux sauvages.
— Il y avait des loups, ici, souffle-t-il.
— La bande de Lumiya. Tout s’emboîte.
— Je pense pas que ça soit le cheval d’Arkz.
— Je sens que je vais regretter de le demander, mais, pourquoi donc, Mickaël ?
— T’as vu comment il kiffe le violet ? Son cheval peut pas être marron. C’est juste pas possible.
— Tu as un sens de l’argumentation très personnel.
Arnaud va pour prendre les brides du cheval de Lumiya, mais celui-ci renâcle vivement et hennit, aussitôt imité par son compère. Georges, vexé d’avoir été délaissé, entre à cet instant dans l’écurie, à la recherche d’un peu d’attention. Et il voit ce spectacle affligeant de montures qui refusent catégoriquement d’être montées, qui se cabrent et qui se rebiffent. Furieux de ne pas être le centre du monde, l’Émeu Commun bondit entre les aventuriers et les équidés rebelles et débite soudain à cent à l’heure une horde de “côts” réprimandeurs à demi-étouffés. S’engage alors incongrument une discussion animale mouvementée, sous les yeux perplexes de Kieran, Mickaël, Arnaud et même de Grosmanu. Enfin, le volatile se tourne vers son maître, et lui explique la situation, tout du moins c’est ce que supposent les trois autres. Gagné, car Grosmanu se tourne à son tour vers eux, son visage imprégné d’une mine grave.
— D’après Georges, donc ça vaut ce que ça vaut, ces canasses sont fidèles à leurs maîtres et refuseront d’emmener Kieran à Tragamor.
— Ils savent tout ça ?
— Non c’est meuh qui ai simplifié l’idée. Gagner du temps, tu vois.
— Ils sont catégoriques ?
Les chevaux hochent la tête de concert. Arnaud et Grosmanu se craquent les jointures des doigts et esquissent un sourire mauvais. Prudents, Mickaël, Kieran et Georges ressortent de l’écurie sur la pointe des pieds, et closent la porte sur une effusion rarement aussi explicite d’une virilité rarement aussi mal contenue.
Kieran achève d’harnacher le cheval de Lumiya. Il a réussi, avec l’aide de Grosmanu, à solidement attacher Amélie et Vincent sur la selle. Suite à quoi, il enfourche maladroitement le cheval restant.
— Tu sauras y retourner ? l’interroge Grosmanu.
— Euh…
— C’est ce que je pensais. C’est bien gentil d’être volontaire, mais faut avoir un mimimum de bon sang. Bien, la porte de Dreadstadt est au sud. Donc tu dois aller au nord. Une fois à l’orée de la forêt de Vkotzyyg, fais-le tour par l’ouest, et à force, tu tomberas sur Tragamor.
— D’accord. Souhaitez-moi bonne chance.
— Bonne chance, font les trois autres sur un ton blasé.
— Un peu plus d’entrain, quand même.
— Bonne chance.
— Autant demander à un cul-de-jatte de faire du saut à la perche.
Il éperonne les flancs de sa monture et part à vive allure, l’autre cheval le suivant de près, sa bride rattachée par une corde aux mains de Kieran, sous le regard de ses compagnons.
— Ils penchent un peu sur le droite, non ? dit Arnaud.
— En même temps, avec ce qu’on leur a mis, ça ne m’étonne qu’à demi. Enfin, tant que Gwinpice est pas au courant…
— Bon, les gars, faut qu’on y aille, nous aussi, fait Mickaël. On doit rendre la chevalière au Premier Ministre, vous vous souvenez ? Arkz va pas s’arrêter tout seul.
— Ouais, c’est vrai. Allez, en route.
— Par où ?
— À l’est.
— D’ailleurs, comment t’as su que la porte de Dreadstadt pointait vers le sud ?
— C’est une convention safirellane. Toutes les portes principales des grandes villes, sauf Olympa, sont orientées au sud. Ça permet de s’y retrouver facilement.
C’est ainsi sur ces paroles que le quatuor composé d’un demi-elfe, d’un Émeu Commun, d’un Toranien, et d’un grand Nain, laisse derrière lui la citadelle vide de Dreadstadt et s’en va vers l’est. Vers Dirato. Vers Olympa. Vers Arkz.
Durant le long trajet jusqu’à Tragamor, Kieran cogite sur le but véritable du comte de Dreadstadt. Lors de leur brève confrontation, il était bien clair et bien net que déposséder le Premier Ministre de son poste ne faisait pas partie de son plan. C’est à peine s’il l’avait mentionné, lui qui, pourtant, est censé lui vouer une haine toute particulière. Cela cache quelque chose.
Et puis, cette phrase… “J’y compte bien. C’est pour cette raison bien précise que je ne vous ai pas encore fait éliminer.” Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’a-t-il prévu ?
Le semi-démon frissonne. Il se repasse en boucle dans la tête leur conversation avec Arkz. C’est comme si chaque phrase qu’il avait prononcée avait été soigneusement calculée et formulée pour soulever bien plus de questions que d’apporter de réponses.
“Je vous attendais plus tôt.”
“Il ne s’agit pas d’une simple querelle de pouvoir, non. Il s’agit du pouvoir.”
“J’ai perdu le combat contre cet Elfe. Mais j’ai gagné quelque chose de bien plus grand. Un pouvoir que les dieux eux-mêmes ne peuvent espérer maîtriser.”
“Je ne laisse jamais rien au hasard.”
Il se clame homme d’honneur, mais en réfute la valeur immédiatement après. Et toute cette diatribe sur l’imagination et la peur…
“L’honneur, c’est la valeur que se donnent les faibles pour justifier leur pauvreté d’imagination et leurs peurs. L’imagination et la peur. Ce sont les principes qui régissent cet univers. Nous vivons dans un monde dont la peur est le moteur et l’originalité son premier critère de survie. Regardez-vous ! Vous avez échangé vos deux amis contre le destin d’un pays ! “L’honneur”, comme vous dites, vous passe à des kilomètres au-dessus de la tête ! Vous ne vous intéressez à rien qui aille plus loin que le bout de votre nez. L’honneur… Seul le résultat importe.”
Au fond, eux, sont-ils plus nobles que lui sous prétexte qu’ils ont agi par honneur en tentant de sauver leurs amis plutôt que de les abandonner ? Est-ce de l’honneur que de s’être engagé dans cette mission de retrouver un jouet pour le compte d’un arriviste qui est aussi méprisable qu’Arkz lui-même ? Est-ce par honneur que Lumiya Vonraken s’est associée à ce dernier ? Par amitié ? Plus, même ? Où commence et où se termine la dignité de leurs gestes ?
Il y repense soudain. Pourquoi sont-ils ici ? Dans ce monde qui n’est pas le leur et dont ils ne savent rien. Pourquoi se sont-ils engagés dans cette quête ? Pour passer le temps en attendant de trouver une solution ? Parce qu’ils pensent que résoudre cette crise les renverra chez eux ?
“Vous vous êtes engagés, tous les six, dans une quête dont les retombées dépassent de très loin ce que vous pourriez jamais imaginer.”
Il le revoit encore, cet être en uniforme violet dont il ne connaît pas le visage. Seulement un masque argenté dont les motifs noirs s’entremêlent sans relâche. Et ces yeux d’or. C’est la seule chose expressive chez lui. Kieran l’a senti. Quoiqu’il pense, quoiqu’il ait en tête, le comte Arkz ira jusqu’au bout, sans concession d’aucune sorte.
Ne prenant plus garde au fil de ses pensées, Kieran se surprend lui-même à éviter de justesse la collision avec la grande porte de Tragamor. Il secoue la tête pour se ressaisir, et met gauchement pied à terre, lorsqu’une sentinelle l’interpelle depuis le chemin de ronde du mur d’enceinte.— Restez où vous êtes ! crie-t-il en braquant une arbalète sur le semi-démon.
— Eh, holà ! Calmez-vous ! Qu’est-ce qu’il vous prend ?
— Vous venez de Dreadstadt ! Ne faites pas un pas de plus, ou je tire !
Kieran se regarde. Il a oublié. Il a revêtu une tenue militaire dans la caserne pour se couvrir.
— Mais déconstipez-vous, oh ! se rebiffe-t-il. J’ai deux blessés graves avec moi ! Ils ont besoin de soins urgents ! Regardez !
La vigie penche légèrement la tête et remarque en effet les deux jeunes gens mal en point saucissonnés en travers de la selle sur le cheval en retrait. Sans dire un mot, il fait un signe à quelqu’un en bas, et la porte s’ouvre sur une demi-douzaine de gardes, qui escortent Kieran et son fardeau jusqu’au château de Tragamor. À l’est, le soleil descend graduellement contre l’horizon, et illumine encore un peu la ville de ses couleurs automnales jaunes et orangées.
Vincent et Amélie sont à l’infirmerie du château, laissés au soin des infirmières et des soigneurs. Kieran, lui, est en plein interrogatoire. Dans une petite pièce carrée miteuse mal éclairée, ayant pour seule décoration une table toute aussi carrée et miteuse et un tabouret tout aussi carré et miteux, encerclé d’une dizaine de soldats de Tragamor aussi carrés et miteux les uns que les autres, le semi-démon tente de donner des explications rondes et propres pour justifier son accoutrement.
Il livre à ces angelots de la paix le récit des pérégrinations de son groupe. Olympa, le Toranien, la chevalière, Willow, Tragamor première partie, le Tombeau Royal, le temple inconnu, le trou noir, Dreadstadt, et enfin Tragamor deuxième partie. Malheureusement, cette histoire file par une oreille, flotte quelques instants dans le vide, ressort par l’autre oreille, et continue ainsi son petit bonhomme de chemin de garde en garde sans laisser de trace.
Net, nickel, impec’, plus efficace que de la javelle pure, il n’y a aucune marque qui tâche l’intérieur néantissime de la boîte crânienne de ces dix gais lurons ! Kieran laisse tomber sa tête contre la table. Le désespoir.
Il se redresse de moitié, et pose les coudes sur le bureau.— C’est quand même pas compliqué à comprendre, pourtant ! Parce que mes habits ont été déchirés pour une raison que j’ignore, j’ai dû récupérer ceux-là quand on est allé à Dreadstadt ! Vous auriez préféré que je me pointe ici les fesses à l’air ? Allons, un peu de bon sens !
Du bon sens ? C’est à Kieran d’en avoir, plutôt. Un semi-démon arborant les couleurs de Dreadstadt, c’est quand même le comble de la rareté safirellane. Et cela a tous les droits et toutes les raisons d’être suspect.
— Mais zut à la fin ! Laissez-moi voir la comtesse Prall ! Ou même Zerix ! Ils témoigneront qu’ils m’ont déjà rencontré !
— T’inquiète pas, mon larron, lui réplique un garde. La chef de la garde va venir te voir dans pas longtemps. En attendant, on va te laisser un peu ruminer sur tes balivernes ? Hein les gars ? Ça te fera réfléchir à deux fois, je pense.
Ils éclatent tous de rire et sortent en file indienne, laissant Kieran seul avec sa table carrée et miteuse, sur son tabouret carré et miteux. La chef de la garde ? La jeune femme aux cheveux roses ?
Bon, ce n’est pas très grave, il n’a qu’à attendre deux-trois minutes. Tam tadam didam… Peut-être cinq en fait… Ce n’est pas un drame, il va arriver. Dix minutes passent… Mais qu’est-ce qu’il fout ? Bon sang, d’un monde à l’autre, les fonctionnaires, c’est à leur rythme, hein ! Quinze minutes sont passées. C’est fini. Fini fini fini. Il ne viendra jamais. Autant abandonner maintenant. Ah, tiens, la porte s’ouvre.
Et apparaît une moustache de morse que le semi-démon est ravi d’apercevoir.— Zerix ! Enfin !
— Venez. Vos amis sont à l’infirmerie.
— Mais, et ce fâcheux quiproq…
— Venez.
Kieran pousse le tabouret en arrière et suit le chambellan. Après tout, il est peut-être préférable que Zerix soit venu plutôt que cette femme aux cheveux roses. Elle a l’air d’être du genre à ne pas aimer perdre son temps.
Vincent a ouvert les yeux et est furax d’avoir baissé sa garde de cette façon. Trois infirmières tentent de le retenir plaqué dans sa couche, mais c’est peine perdue : le jeune homme veut faire sa peau au comte Arkz.
Debout quelques mètres non loin, la comtesse Wisla Prall vocifère des ordres indiscutés dans tous les sens. Elle gesticule et gigote comme une malade atteinte de violents spasmes incontrôlables. Ses bras squelettiques arcboutés dans toutes les postures possibles lui donnent l’air d’un bonzaï maladif effectuant une danse chamanique rituelle. C’est de cette façon qu’elle manque ainsi d’éborgner Kieran.— Reste couché, gamin ! crisse-t-elle à l’égard de Vincent. Tes blessures sont encore fraîches !
— Laissez-moi ! rugit l’autre. Laissez-moi la voir ! Elle a besoin de moi ! Je dois la voir ! Lâchez-moi !
— Vous, là, jeune fille !
Une petite jeune femme aussi fine qu’une aiguille, et dont le visage retient l’expressivité, se tourne vers la comtesse.
— Allez me chercher le calmant immédiatement !
— Pour vous, Ma Dame ?
— Oui, allez me chercher mon calmant pour moi, et le calmant pour lui ! Maintenant, bougez-vous !
Affolée, la petite jeune femme s’en va à petits pas d’aiguilles, tic tic tic tic, chercher les deux calmants.
— Eh bah, quelle scène, constate Kieran. Où est Amélie ?
— Dans une pièce à part, répond la comtesse. Elle a besoin de calme, cette jeune demoiselle est dans un état plus que critique. C’est un miracle qu’elle soit encore en vie. Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ?
— Euh… Oui et non. Disons qu’on l’a eu, mais qu’on l’a donné au comte pour récupérer Amélie, et… c’est compliqué.
— Donc Arkz a les cendres sacrées d’Arkambor ? Ça promet d’être joyeux, la semaine prochaine.
— À vrai dire… son armée est déjà sur le pied de guerre. Ils attaqueront Olympa demain.
La comtesse tourne vers lui ses yeux de vieille chouette, écarquillés jusqu’à s’en faire fissurer les paupières.
— Pardon ?
— Le comte a prévu son attaque pour demain.
— Mais c’est contraire à tout code d’honneur d’un comte.
— On a cru comprendre que l’honneur, c’est pas sa tasse de thé.
Wisla Prall pince les lèvres. Cette nouvelle est inquiétante pour elle. La petite aiguille revient, tic tic tic tic, et tend un grand verre de cognac safirellan à la comtesse.
— Voilà, Ma Dame, minaude-t-elle.
— Donnez-moi aussi le calmant.
La petite aiguille lui tend une grande seringue emplie d’un liquide opaque. Elle s’en empare, engloutit d’un trait le cognac, colle le verre dans les mains de Kieran, et se jette sur Vincent pour lui administrer le sédatif.
— Mais ouste ! hurle le jeune homme. Aïe, qu’est-ce que c’était que SUMMERTIIIIIIIME ! AND THE LIVING IS EEAAAASYYYYYY…
Il se met à chanter, affalé dans le lit blanc. Fière de sa petite intervention, la comtesse choisit de se congratuler personnellement en s’offrant un deuxième cognac, que la petite aiguille est ainsi chargée d’aller à nouveau quérir dans les cuisines.
— … Vous lui avez filé quoi ? la questionne Kieran.
— Un calmant qu’on utilise quand les vaches s’emballent. C’est assez efficace.
— Ah bah j’confirme. Vous m’l’avez changé en chanteur de jazz.
— One of these mornings, you’re going to rise up singing…
— Vous croyez ?
— Je vous assure, regardez-le, le pauvre. Enfin, c’est un impulsif. Vous avez en rab ? Je pense que je vous en emprunterai quelques-uns. Holà, Monsieur le Garde ! Non !
De justesse, Kieran arrache le sac contenant la tête de Sthéno des mains du soldat.
— Ouf… Ne touchez pas aux affaires des autres aussi inconsidérément ! Vous avez failli commettre une erreur mortelle !
Retour de la, tic tic tic tic, petite aiguille, qui tend à la comtesse son deuxième cognac.
— Je peux voir Amélie, s’il vous plaît ? L’état de Vincent a l’air de s’être stabilisé, mais vous m’aviez dit qu’elle, c’était une toute autre histoire.
Kieran, Zerix et Prall entrent dans une pièce ronde dont la seule source de lumière se trouve être une lanterne suspendue au plafond, juste au-dessus d’Amélie qui est étendue dans une couche moelleuse d’un blanc immaculé.
Le semi-démon s’accroupit au niveau de l’Elfe, posant le sac à côté de lui. La jeune fille est fiévreuse et a le sommeil agité. Son corps est bandé de haut en bas.— Elle a perdu beaucoup de sang, explique la comtesse à voix basse. Certaines plaies sont infectées. Elle n’est pas encore tout à fait hors de danger. Il faut la laisser se reposer.
Elle avale une gorgée de cognac.
— Amélie, murmure Kieran. Amélie, tu m’entends ?
Elle entrouvre les yeux. C’est un effort surhumain, aussi intense que de soulever des haltères avec les paupières.
La voix lui intime de ne pas réagir. Mais elle refuse. Elle ne veut pas que la voix la gouverne. La voix lui ordonne de tourner la tête. Mais elle refuse. Elle ne veut pas que cette voix la détruise plus que ce qu’elle ne l’a déjà fait.— Amélie… Tu m’entends ?
— O… oui…
Une lueur d’espoir et d’extase éclaire le visage noir charbon du semi-démon. La voix tente de l’enchaîner. La voix l’asservit. Mais non ! Non ! Elle le refuse ! Elle se redresse vivement et attrape son ami par les oreilles.
— Il va les tuer !
— Hein ? Mais de quoi tu parles ? Amélie, tu fais mal !
— Il va les tuer ! Tous ! Vous devez faire quelque chose !
Ando Zerix sent une migraine lui envahir le crâne tandis que des flashs dorés brouillent sa vue.
— Calme-toi, Amélie !
La comtesse termine son verre et se précipite sur la jeune fille pour la replacer correctement au fond de ses draps.
— Restez calme, jeune fille ! Ando, aidez-nous !
— Il va les tuer ! continue de délirer l’Elfe. Tu dois me croire ! L’éclipse !
— Hein ? Quoi, l’éclipse ? répond Kieran.
— Il va utiliser les cendres pour tous les tuer !
— Calme-toi, explique-toi lentement, respire.
— Il va tous les détruire ! Il veut tuer tous les Elfes !
— Comment ça ?
— L’observatoire, les cendres, le sablier, l’éclipse ! Il veut s’en servir pour canaliser l’énergie magique et annihiler tous les Elfes de Safirel !
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Soudain, la main ornée de mille bagues d’Ando Zerix agrippe Kieran par la nuque et le tire en arrière, avant de dégainer une dague.
— Ando ! s’écrie la comtesse. Qu’est-ce que vous faites ?
— Il ne faut pas gâcher toute la surprise. Vous en savez déjà long sur tout le plan, il ne faut pas dévoiler la cerise sur le gâteau.
— Ando… Vous travaillez pour Arkz ?
Sans répondre, le chambellan fait pivoter la lame vers le bas et lève le bras. Heureusement, Kieran revient à l’assaut, le chargeant et le bousculant contre un mur. Zerix fait volte-face, et pointe le poignard sur son adversaire.
— Quoique tu fasses, mon garçon, il est déjà trop tard. Tous les Elfes de ce pays sont condamnés.
— C’est quoi, cette histoire de sablier ? Arkz a réellement l’intention de tuer tous les Elfes de Safirel ? Comment ?
— Oh, Kieran. C’est Amélie et toi, les génies du groupe. Moi, je ne suis qu’un intermédiaire. À vous de découvrir le reste.
Un éclair doré traverse l’iris de ses yeux.
— Qu’est-ce qu'Arkz vous a promis, Zerix ? La place de la comtesse ?
— Tu es loin de tout comprendre, mon garçon. Il ne s’agit pas de pouvoir. Il s’agit du pouvoir.
Sur ces mots, le chambellan se rue sur Kieran, qui trébuche en arrière. Instinctivement, il s’empare du petit sac, et tend la tête de Sthéno droit devant lui. Un sifflement serpentin, et le terrible regard de la gorgone transperce Ando Zerix, qui ralentit d’abord, se fige ensuite. Des craquements résonnent, et achèvent sa transformation intégrale en roc. La dernière lueur de vie du traître s’évapore en tant que l’ultime éclair doré qui parcourt ses orbites de pierre.
Les gardes évacuent le corps pétrifié d’Ando Zerix. La comtesse n’est pas loin d’être dans le même état. Comment aurait-elle pu imaginer un seul instant que son fidèle Ando Zerix, qui l’a loyalement servie pendant tant d’années, se révèle être un félon au service d’un félon plus grand encore ?
Kieran, assis dans un coin de l’infirmerie, déguste un sandwich, après avoir revêtu un uniforme de Tragamor bleu pâle et gris. Il entend les gardes discuter de la façon dont ils vont annoncer à la capitaine le décès du chambellan, qui se révélait être le père de celle-ci. Il profite également de ce temps de répit pour réfléchir à ce qu’a dévoilé Amélie.
Arkz a perdu son fameux combat contre un Elfe, il l’a lui-même clamé, ajoutant après qu’il avait en retour gagné un pouvoir immense. Les derniers mots de Zerix reprennent exactement les mêmes termes que le comte de Dreadstadt : “il s’agit du pouvoir”. Est-ce ce pouvoir qui lui permettra d’anéantir le peuple dont seul un représentant l’a contrarié ? C’est une réaction exagérée pour un incident de cette envergure !
Il sursaute quand une main se pose sur son épaule. C’est Vincent, qui a l’air d’avoir repris du poil de la bête. Il s’assied à côté de son ami.— Ils m’ont enfin laissé voir Amélie, dit-il. J’en reviens pas de ce que ce taré a pu lui faire…
— Moi non plus.
— J’espère qu’il te fera jamais ce qu’il m’a fait, non plus. C’était… j’ai pas de mot, pour décrire.
— T’as pas besoin. Amélie m’a dit des trucs de dingue. Genre, Arkz veut détruire tous les Elfes en se servant des cendres, de l’éclipse, d’un observatoire et d’un sablier. Paraît qu’il veut canaliser l’énergie magique pour tout casser.
— Quel observatoire et quel sablier ? Quel rapport avec son défi ?
— Justement, aucun.
Kieran avale le dernier morceau de son casse-croûte.
— Donc ça veut dire que s’il réussit… Amélie va mourir ?
— … J’espère pas…
Vincent se lève d’un bond.
— On y va. Il faut qu’on l’arrête.
— Les autres nous attendent à l’embouchure du Takokeya. Une soi-disant ancienne voie par les égouts.
— Allons-y, alors. Y a pas un instant à perdre.
— Tu es sûr ? Tu te sens en forme ?
— Dès qu’il s’agit d’Amélie, oui. Je suis prêt à aller jusqu’au bout du monde.
— C’est tellement gnangnan que ça en serait presque crédible.
— Et si je te frappe ?
— On y va, on y va ! Tu veux rien manger ?
— Je vais leur piquer des trucs dans la cuisine, et on peut partir ! … Où, en fait ?
— À Olympa, mon grand.
Au petit matin, Arnaud, Mickaël, Grosmanu et Georges arrivent sur la berge du lac au centre duquel trône la Ville Lumineuse. Les songes des habitants de la capitale se dissipent dans les nuages encore pâles, prenant consistance alors qu’à l’ouest, le soleil fait grandir ses premiers rais. Les murailles blanches de la cité sont entourées d’un fébrile halo lumineux, signe que les pierres ont éclairé toute la nuit durant les vies qu’elles abritent.
— C’est quand même beau, commente Arnaud en s’asseyant dans l’herbe fraîche.
— Je dois l’admettre, reconnaît Mickaël.
— Si seulement vous verriez la Toranie, répond Grosmanu, vous en seriez bobos.
— Côt côt !
— Bon bon bon bon… Elles sont où, les armées du Fatalost ?
— Plus loin, au sud. Nous, on est sur la pointe nord-ouest. Si on remonte encore un peu, on devrait apercevoir la grille des égouts.
— Vous pensez qu’il a réussi, Kieran ?
— Il a intérêt. Je nous vois mal, à nous trois et un Émeu Commun, t’as vu Georges, j’ai pas oublié, mettre une raclée à Arkz, déclare Mickaël. Avec la fessée monumentale qu’on s’est prise hier, désolé, mais, niveau amour-propre, ça passe mal.
— On fait quoi ? On se repose un peu ?
— Ouaiiiis, tranquille, on récupère et puis on y va. Faut qu’on soit z’en forme.
Ils rejoignent Arnaud dans l’herbe, et s’étendent confortablement. Entre les temples piégés, les monstres, les tours de garde la nuit, les hymnes au soleil de Georges le matin, et toutes ces cavalcades, il fait bon prendre un peu de temps pour… ne rien faire. Ne penser à rien. Respirer juste deux minutes. Faire le vide.
— Ouais, vous endormez pas, quand même, les avertit Grosmanu.
— Sinon quoi ?
— Sinon j’te baffe, Arnaud.
— Ha ! Et c’est une vache à deux pattes qui va me faire ça ?
— Qui c’est que tu traites de vache ? C’est MEUH que tu traites de vache ?!
— Parfaitement.
— L’ennuie pas, Arnaud, il serait capable de nous planter.
Georges dresse soudain la tête, et couine un côt inquiet. Cela tire l’oreille de son maître, qui fronce les sourcils.
— Faut qu’on se cache.
— Hein, mais…
— Dépêchez-vous. Maintenant.
Ils se lèvent à contrecœur et filent se dissimuler dans les ombres des buissons. L’instinct de Georges ne l’a pas trompé. Un navire fait son apparition et frôle la berge. Un deux-mâts. Plus précisément un sloop. Ses voiles sont gonflées par le vent, et au sommet flotte un pavillon noir. Il arbore trois lances entrecroisées superposées d’une tête de mort. Sur le pont, un petit équipage de quatre ou cinq individus s’affaire à faire voguer le bâtiment dans le détroit. À la proue sont attachées, par de solides chaînes et cordages, deux immenses défenses d’ivoire. À quel type d’animal peuvent bien appartenir ces cornes, même Grosmanu l’ignore. En tout cas, celui qui l’a abattu est un as. Et est le capitaine de ce brick. Le Glory of Blacksword. Ce vaisseau fantôme qui hante le Setenante à la recherche de petits marchands à envoyer par le fond. Ainsi, il s’est bel et bien allié à Arkz. Pourquoi ? Encore des questions !
Le sloop disparaît de leur champ de vision, et ils sortent de leur cachette. Arnaud et Mickaël sont complètement extasiés et ont des étoiles plein les yeux.— Des piraaaaates…
— Des piraaaaates…
— Il l’a même engagé, marmonne le Toranien. Voilà donc où il était, tout ce temps.
— Qu’est-ce que tu dis, toi ?
— Rien rien. Ils font quoi, les autres ?
— Hééééé hoooo ! fait une voix au loin.
— Quand on parle de la queue, on en voit le loup.
Vincent et Kieran tirent sur la bride et font stopper leurs chevaux, et mettent pied à terre, gracieusement pour le premier, malheureusement pour le second.
— Alors, Vincent, ça va mieux ? lui demande Arnaud.
— Ouais. Les soigneurs de Tragamor ont fait du sacré boulot. Amélie est toujours KO, par contre.
— On voit ça.
— On a du nouveau, annonce Kieran.
— Vas-y, déballe tout.
Le semi-démon leur conte ses réflexions sur leur journée de la veille, son arrestation à Tragamor, les révélations d’Amélie, et la trahison d’Ando Zerix. Ils n’en reviennent pas de ce dernier point.
— Le vieux pépé morse ? Un traître ?
— Ouais, et il avait l’air de partager les idéaux débiles d’Arkz, répond Kieran.
— Et c’est quoi cet accoutrement que vous avez tous deux ?
— C’est l’uniforme de Tragamor. Ça vous plaît ?
Les réactions sont partagées.
— Ça pète ! s’exclame Mickaël.
— Pas mal, commente Arnaud.
— Nul, finit Grosmanu.
— Côt.
— On en a pour vous. La comtesse a insisté.
— Ça pète !
— Mouais.
— Jamais de la vie.
— Côt.
— Bon bah, Mickaël, change-toi, alors.
— Des vêtements propres, enfin !
Tout heureux, le demi-elfe se jette sur les habits et se précipite derrière un arbre pour se changer. Pudique, en plus.
— Sinon, l’entrée des égouts n’est pas très loin, dit Grosmanu. Dès que Mickaël s’est changé, on y va.
— C’est parti. Finissons-en une fois pour toutes avec ce comte de malheur.
À bord du vaisseau pirate, c’est l’effervescence. Faire le tour d’Olympa n’est pas aussi aisé que ce que l’on pourrait croire. Les courants tumultueux du Takokeya et du Keyatako rendent la navigation difficile de jour, et impossible de nuit. Heureusement, l’équipage du Glory of Blacksword dispose de deux atouts : son expérience et la confiance totale de son capitaine. Zarpuk, le quartier-maître et cuistot, entre dans la cabine de son supérieur. Zarpuk est un criminel de grande envergure, recherché pour contrefaçon et faux-monnayage. C’est un Troll, donc un individu à la peau bleue, aux défenses proéminentes sortant de sa mâchoire inférieure, maigrelet, et très agile. Ses cheveux bleus et noirs poussent en touffes sur son crâne, le parant d’une belle crinière. Le capitaine est assis à son bureau, caressant d’une main distraite son reptile de compagnie.
— Eh bien, Zarpuk ? Qu’y a-t-il ?
— Sabot-d’acier était en vue, tout à l’heure. Pourquoi ne pas avoir ouvert le feu ?
— Parce que les ordres sont les ordres. Un tir de canon aurait alerté la garde d’Olympa de la présence des troupes du comte. L’effet de surprise aurait été gâché, kssshéhéhé…
— Tu risques d’encourir des sanctions du Haut Conseil du WTF.
— Je préfère ça plutôt que de m’exposer à la colère du comte. Le WTF a des limites qu’Arkz n’a pas. Et encore, ils ne sont pas au courant. Pourquoi crois-tu que nous ne hissons pas le pavillon de la Fédération, mmh ?
— Je n’aime pas ça, répond Zarpuk en s’asseyant sur un meuble.
— Aurais-tu préféré que nous soyons sous le feu combiné de Dreadstadt, et d’Olympa ? demande doucereusement le Pirate en plantant ses yeux ambrés de reptile dans ceux de son second.
— Non, bien sûr que non.
— Alors contente-toi de faire ce que j’ordonne, mon ami. Quand l’assaut aura commencé, ordonne à Lehan et Topaz de remonter les voiles et à Hélène de me préparer une chaloupe.
— Tu vas aller sur le champ de bataille ?
— Les ordres, Zarpuk, les ordres.
— Très bien.
— Oh, et dis à ce tigre à dents de sabre, là…
— Peluche ?
— Ouais, Peluche, que sa maîtresse sera bientôt de retour. Je n’en peux plus de l’entendre geindre toutes les nuits.
— Pourquoi tu ne le fais pas toi ?
— Parce que je suis allergique à ce genre de bestiole, andouille. Maintenant, fais ce que je te dis.
— Parkeu zyu o po Juhuvoxyar, salue le quartier-maître en sortant.
— Parkeu zyu o po Juhuvoxyar.
Une fois Zarpuk hors de vue, le dinosaure relève la tête, et feule une complainte.
— Mais oui, Jack. Ne t’en fais pas. Je suis sûr que notre fier Grosmanu Sabot-d’acier sait ce qu’il fait, comme toujours, kssshéhéhé… Il a eu un bon maître.
Le comte Solos Zabor, de Juhoc, le comte Anto Nyo, de Vendini, la comtesse Skrill de Sylivas et la comtesse Glenn Recio, de Pérynault, rejoignent le comte de Dreadstadt, dans sa tente de commandement. Le petit quartier général de toile, au-dessus duquel vole un oiseau au plumage vert et orangé, est illuminé par les rayons du soleil de huit heures.
L’aristocrate masqué est penché sur une table et étudie soigneusement la carte des lieux. Il la connaît par cœur, il l’a vue des dizaines et des dizaines de fois. Simplement, il aime voir les schémas des bâtiments, la position géographique des points d’intérêt, la disposition de chacun des quartiers.— Nos troupes sont prêtes, comte Arkz ! claironne le barbu Solos Zabor. Elles n’attendent plus que nos ordres.
Silencieusement, sans même esquisser un mouvement de tête, Arkz lève les yeux sur le maître de Juhoc.
— Vos ordres, se reprend alors Zabor.
— Que faites-vous ici, tous les quatre ? les questionne posément Arkz.
— Eh bien, nous sommes venus assister à la chute du Premier Ministre, répond une femme brune entre deux âges, Skrill.
— En dépit de mes indications ?
— C’est-à-dire que…
Il lève la main pour la couper.
— La réussite, ou l’échec, de cette attaque, repose sur l’effet de surprise et sur la coordination de vos soldats et de mes soldats.
— Nous vous avons fourni notre soutien ! lui rétorque l’excentrique Glenn Recio. Vous nous avez garanti que la chute de Talamec nous assurerait le maintien de nos accords et l’extension de nos monopoles commerciaux. La fourrure pour Pérynault, le bois pour Sylivas, l’acier pour Juhoc, et l’import-export pour Sinmalo et Vendini.
— Et vous remarquerez aisément qu’en cas de défaut inopiné de mon plan, seul le comte de Sinmalo a suivi mes directives et est resté dans son château.
— Vous nous avez certifié que votre plan ne faillirait pas, dit Zabor. Reviendriez-vous sur votre parole, comte ? Tous autant que nous sommes, liés par cette conjuration, nous vous avons suivi et appuyé dans votre idée de remplacer le gouvernement. En cas d’échec, nous n’aurons d’autre choix que d’être traduits en justice pour haute trahison et délit d’honneur. Le Tribunal des Quinze…
— Le Tribunal des Quinze est composé pour plus d’un tiers de personnes qui se sont parjurées en proclamant protéger et servir la couronne, mais qui ont finalement préféré suivre les divagations d’un général au masque d’acier.
Le comte fait le tour de la table et se poste devant ses quatre confrères et consœurs.
— Il y a toujours une possibilité de défaite, mes amis. Les armées de Dreadstadt, même associées aux maigres troupes que vous m’avez envoyées, sont largement inférieures en nombre face à la garde d’Olympa.
— Alors pourq…
— Cependant, j’ai déjà pris mes dispositions à votre égard. Je vous promets qu’il n’y aura aucune retombée. Ni sur vous, ni sur vos territoires, ni sur vos accords commerciaux actuels.
— Comment ?
— Ne vous occupez pas de choses dont vous ne saisissez pas l’intérêt.
— Il suffit ! crache Skrill. Nous sommes des comtes de Safirel ! Nous faisons partie de l’élite et des plus puissants de ce monde ! De quel droit osez-vous nous parler comme à des enfants ?
— Du droit du jeu d’échec.
Silence et incompréhension.
— Je ne vois pas des gens en face de moi, continue Arkz. Je ne vois que des pièces sur un plateau de jeu d’échec.
— Comment osez-vous…
— Suivez-moi, vous allez comprendre.
Il sort de la tente, les quatre comtes et comtesses sur ses talons. Non loin, des cris d’effervescence retentissent dans tout Olympa. La fête a commencé. Tous les soldats en campement se lèvent dès qu’ils aperçoivent leur général, et tendent leurs armes et leurs boucliers vers le ciel, et chantent :
— Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt ! Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt !
Arkz ne se retourne même pas vers les parjures pour leur adresser la parole.
— Voilà, mes amis. Voilà mon jeu d’échec.
Zabor, Nyo, Skrill et Recio sont estomaqués. Jamais encore ils n’avaient vu une telle dévotion, un tel amour, dans les yeux de pions qui savent pertinemment qu’ils mourront pour la gloire de leur maître. Et c’est ce qui compte le plus. Les pulsations de leur cœur sont rythmées sur les deux seuls mots qu’ils ont appris à scander : Taadi’ra Darkafelt. Un héritage de Lusdrosa. Taadi’ra Darkafelt, À genoux devant le Darkafelt.
— Je pense que l’on ne va pas tarder à lancer l’attaque. Veuillez partir, maintenant, comtesses Skrill et Recio et comtes Zabor et Nyo. Le champ de bataille n’est pas une place pour les commerçants et les prétentieux.
— C’est dégoûtant !
— Mickaël, rumine Grosmanu. Tu me casses les cornes.
— Mais quoi, encore ?
— Tu n’arrêtes pas de te plaindre et de pleurnicher !
— Mais c’est dégoûtaaaaaant ! Ça fait trois jours, TROIS, que, un, je me suis pas douché, deux, je me suis pas lavé les dents ni les pieds. Et là, maintenant, on a, littéralement, hein, les pieds dans la fange ! Je veux rentrer chez moi ! Quand je pense que je venais d’avoir des vêtements propres…
— Mais tu vas te taire, oui ?! On sait pas ce qui traîne, au détour d’un couloir !
Les cinq aventuriers et leur poulet de compagnie progressent à présent depuis un bon moment dans les égouts sous le lac, et qui doivent les mener jusqu’au centre d’Olympa.
Depuis la fondation d’Olympa et de Safirel, les égouts ont toujours constitué le repaire des bandits recherchés pour les crimes les plus atroces. Ils font une cachette idéale pour un repris de justice car, bien que l’on sache où il se terre, personne n’ira jamais l’y chercher. On raconte que des créatures horribles tiennent compagnie aux rats, des abominations anthropophages corrompues par de longues années d’exposition aux déchets magiques. Les légendes veulent, qu’une fois par an, lors d’une nuit d’automne, ces monstruosités sortent de leur tanière pour semer la destruction et dévorer les enfants. Heureusement, ce ne sont que des légendes, et la présence de telles difformités n’a jamais été confirmée par des explorateurs. En revanche, il est nationalement reconnu que les canalisations sont infestées de rats, de poissons carnivores, de hors-la-loi sans pitié, d’insectes venimeux et d’araignées sauteuses anormalement imposantes.
Mickaël ne cesse pas de se plaindre, et s’il casse les pieds de ces camarades, ces derniers doivent reconnaître qu’ils le comprennent. Tous préféreraient être ailleurs, en ce moment. Mais ils n’ont pas le choix. Pour changer les idées de ses camarades, Vincent décide de les lancer sur le sujet mystère du jour : le sablier mentionné plus tôt par Amélie.— Qu’est-ce que vous pensez que c’est ? demande-t-il.
— Une relique, suppose Arnaud. Une vieille relique, même. Une très vieille relique.
— Ça va, on a compris !
Un séisme sourd fait soudain trembler toute la canalisation et les fait chuter dans l’eau sale. Grosmanu regarde le plafond.
— Ils ont lancé l’assaut.
— Zut ! Faut qu’on se dépêche, alors !
— Nooooooon ! hurle Mickaël. Quelle horreur ! Non non non non ! Je suis souillé ! C’est fini ! Je vais mourir ! Je vais attraper le typhus ! Je vais attraper la fièvre scaphoïde ! Le tétanos ! Le choléra ! La malaria !
— Mais il va pas se taire un jour, lui ?
— Attends, fait Kieran en sortant une seringue de la poche intérieur de sa veste militaire, j’ai une idée.
— Je vais mourir ! Mourir ! Mourir vous dis-je ! C’est terminé pour moi, hasta la vistaaaaïe ! Qu’est-ce que tu m’as fait ? Ça fait hyper maSUMMERTIME ! AND THE LIVING IS EEEAAASYYY !
— Mouais… C’pas mieux.
— Si si, assure le semi-démon, il va bientôt se taire.
— Tiens, d’ailleurs, elle est où, ton encyclopédie ?
— Je l’ai laissée à Tragamor.
— Sage décision. Bon, que quelqu'un tienne Mickaël par la main, on repart. Faut qu’on s’active, là. On n’est plus très loin.
D’après Grosmanu, ils se trouvent à présent sous la ville. Fort heureusement, ils n’ont encore rencontré aucune créature ni aucun animal, jusqu’à présent. Les tremblements continuent au-dessus de leurs têtes, faisant parfois tomber quelques petites pierres du plafond.
— Vous croyez qu’Arkz va réussir à prendre la ville ?
— Difficile à mugir, répond le Toranien. Il aura beau avoir des catapultes et des soldats, il ne pourra pas briser les murs d’Olympa. Son seul espoir de l’emporter sera le corps-à-corps, et pour ça, il devra obligatoirement emprunter le pont ouest ou le pont est, et abattre les grandes portes principales. Mais c’est pas une toison pour ne pas se dépêcher !
— Mais c’est nous qui te suivons depuis tout à l’heure, lourdaud ! lui répond Arnaud.
— Chut !
— Quoi ?
— Y a du bruit.
— C’est normal, c’est nous.
— Non, du autre bruit, de pas nous. Mugissez plus bas.
Il s’accroupit, aussitôt imité par ses camarades, et s’avance jusqu’à un embranchement. Il penche la tête, et discerne, dans l’ombre, à l’extrémité du couloir, deux gobelins en train de discuter. Il les reconnaît bien, ces deux-là. Ce sont ceux qui se trouvaient au Tombeau Royal.
— Qu’est-ce qu’ils font là ? chuchote Vincent.
— Ils ont certainement été envoyés pour nous retarder. Il doit y avoir tous leurs autres petits copains, pas loin.
Les deux petits brigands montent la garde, fermement appuyés sur leurs lances.
— Tu penses 'ils vont passer par ici ?
— Dapré lchef oui.
— Ze me demande ’and même pour’oi ils font ça, Ed.
— Cé dé avanturié, Dan.
— Ouais, mais même. Z’ont du ’ran, ’oi. Oh oh.
— Koa ?
— Z’ai ‘ru voir un ‘rosmanu.
— Ou ?
— Là, devant !
— A oué.
— Il s’amène !
— Non mé détan toa, koa.
— Il sort son fusil !
— Voala pourkoi on é an reconésans.
— Il va tirer !
— Cé ke des po dvach les potos.
Deux détonations retentissent. Les gobelins s’étalent sur le dos, chacun percé d’une balle.
— Il a tiré.
— Moa jdi : lol !
Grosmanu fait signe à ses camarades de le suivre. Quitte à être découverts, autant qu’ils fassent les choses proprement !
Il est dix heures passées. L’assaut sur Olympa piétine. Cela fait une heure que les onagres catapultent leur déluge de rocs. Leur première cible a été le pont est, pour couper toute retraite à la population. Ainsi, la défense sera plus compliquée en devant orchestrer la contre-attaque et la mise à l’abri des habitants, d’autant plus que nombreux sont ceux à être venus d’autres comtés exprès pour assister à la fête.
Toutefois, désormais, l’affaire n’avance pas aussi vite que l’aurait désiré le comte Arkz. Depuis les collines, les projectiles des armes de siège traversent le ciel tandis que les troupes terrestres se massent sur le pont, protégeant de leurs flèches le bélier qui doit abattre la grande porte. Mais ils ont beau multiplier les tentatives, les porteurs du tronc échouent à éventrer la Ville Lumineuse.
Au bout du pont, appuyé à deux mains sur son sceptre et accompagné de Lumiya, le général aux yeux d’or observe calmement la situation. Il a revêtu un long manteau, violet, façon trench-coat, pour se protéger des éclats de pierres. Sur les remparts, soldats de métiers et miliciens volontaires tentent de protéger Olympa contre leur assaillant surprise.— L’éclipse sera passée le temps que nous pénétrions leurs défenses, comte, l’avertit Lumiya.
— Je sais. C’était attendu. J’espérais que le bélier serait suffisant. Il n’en est rien.
— Que comptez-vous faire ?
— Quand on veut qu'une chose soit bien fait, on la fait par soi-même.
Il s’avance alors sur le pont, évitant sans même bouger les projectiles qui le prennent pour cible. Ce sont même eux qui l’évitent. Ses soldats, le voyant arriver sur le champ de bataille, redoublent d’efforts et hurlent à s’en casser la voix les deux mots qui les galvanisent : Taadi’ra ! Taadi’ra Darkafelt !
Lumiya écarte les spadassins qui sont sur son chemin. En peu de temps, toute Olympa vibre au son du chant guerrier, rythmée par les sifflements des flèches et les écrasements des rocs.
Arkz s’arrête au pied de l’immense porte. Il confie son sceptre à Lumiya, retire ses gants et les range à sa ceinture, et tend la paume des mains en direction des énormes battants de fer et d’acier. Au début, il n’y a rien. Puis… Ensuite… Un grincement. Un coulissement. Un crissement. Un mouvement. Deux grincements et deux crissements. Deux coulissements et deux mouvements. Ils s’accumulent, ils se multiplient les uns les autres. Le comte ferme les yeux, et… c’est fait.
Les deux battants de la porte principale s’arrachent de leurs gonds, et tombent lourdement, soulevant un nuage de poussière aveuglant. Arkz rouvre les paupières, et reprend son sceptre. La voie est ouverte. Il escalade les montants arrachés, et entre dans Olympa, la Ville Lumineuse. La poussière retombe, et son voile ainsi décousu révèle une dizaine d’arbalétriers qui ont mis le comte en joue. Ils tirent. Dix carreaux fusent, et alors qu’ils vont percuter leur cible, sont soudain animées d’une volonté propre. Ils retournent vers leurs tireurs et les abattent sans aucune pitié, les fauchant comme un seul homme. Hurlant des cris de joie sauvages en l’honneur de leur maître et dieu, les troupes de Dreadstadt envahissent la ville à toute allure.— Ne touchez pas aux civils ! ordonne Arkz. Éliminez seulement ceux qui opposent une résistance ! Établissez un chemin jusqu’au palais ! Lumiya… L’heure de ta vengeance a enfin sonné.
La mercenaire hoche la tête, et suit les déambulations du comte, qui lui-même ne fait que suivre le chemin ouvert par ses pions.
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