• CHAPITRE 8 : ZUGZWANG

    C'est l'heure de la confrontation finale ! Grosmanu, Kieran, Arnaud, Vincent, Mickaël et Georges font face à Lumiya, au Pirate, et bien entendu à Arkz et entendent bien régler leurs comptes une bonne fois pour toutes. Il est grand temps de mettre le Darkafelt hors d'état de nuire.

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    CHAPITRE 8 : ZUGZWANG 

        Une bouche d’égout se déplace toute seule sur le côté, grondant contre le sol pavé. Arnaud sort le premier, d’un bond, en lâchant un “cowabunga” libérateur. Il tend la main à Vincent, et l’aide à s’extirper du trou, puis Kieran, et ensuite Grosmanu. Mickaël, encore au bas de l’échelle, ne cesse de trépigner et de sautiller d’impatience.

    — Dépêêêêchez-vous !

    — Oui, Mickaël, une seconde.

    — Non mais viiiiiiite !

    — Ça vient, ça vient.

    — Vous le faites exprès ! Vous êtes méchants !

    — Allez mon grand, donne-moi la main.

        Arnaud tire vigoureusement le demi-elfe hors des égouts.

    — Ouf, soupire ce dernier, laissant une jambe pendre dans le vide. J’ai bien cru qu’elle allait me bouffer.

    — T’exagères…

    — T’as vu la taille de cette araignée ? Elle était énorme !

    — Arrête, elle faisait un centimètre à tout casser.

    — Un centimètre ?! Le double, tu veux dire, au moins !

    — Ah, il est beau, l’homme qui n’a peur de rien. Dédramatise, tu veux ?

      Une flèche qui leur frôle la tête les sort de leur discussion. Trois soldats violets en armure d’argent se ruent sur eux, la lance baissée et le bouclier levé, tandis qu’un quatrième tend la corde de son arc.
      Le marteau d’Arnaud décrit un arc de cercle et intercepte le guerrier le plus proche en l’encastrant dans le mur qui les jouxte. Il le rabat sur le second homme et l’enfonce dans le sol pavé. Le dernier se précipite sur Mickaël, qui n’a qu’à s’écarter de quelques centimètres pour que l’assaillant tombe au fond du trou.

    — Et voilà, trois de moins.

       Paniqué, l’archer dirige nerveusement sa flèche bandée sur Arnaud, sur Vincent ensuite, puis sur Kieran. Grosmanu avance d’un pas calme, lui arrache l’arc des mains et lui pose la sienne sur l’épaule.

    — Fiston… Bonne nuit.

       Il abat son poing, tel un maillet, sur la tête de clou du soldat.

    — Bon, les p’tits veaux, on y va ? C’est une guerre civile, là.

    — Pas encore. C’est simplement un conflit armé à échelle réduite, répond Vincent.

    — Simplement ? le reprend Kieran. Simplement, tu dis ? Je dois vraiment te rappeler que le mec qu’on tente d’arrêter, et qui nous a manipulés depuis le début de la partie, quand même, va détruire la moitié du pays ?

    — Nan mais ça me perturbe toujours, moi, c’t’histoire de sablier, fait Arnaud. T’as pas songé à regarder ton encyclopédie ?

    — Non, j’y ai pas tellement pensé, à ce moment.

    — Super. Bonjour l’esprit d’équipe.

    — Vous comptez tailler le bout de gras encore longtemps ? On peut aussi attendre de se faire dézinguer, je suis sûr que ça doit être pal-pi-tant, comme expérience.

     

     

     

       Ils courent dans les ruelles de la Ville Lumineuse, zigzaguant habilement entre les combats opposant des gardes en armure de blanc et d’or aux spadassins en armure de violet et d’argent. Ils constatent que la panique est présente à chaque coin de rue : des habitants fuient en hurlant, traînant femmes et enfants derrière eux, d’autres, sachant que l’occasion ne se représentera pas de sitôt, préfèrent saccager les échoppes et les commerces pour se servir. Quelques rares civils ont décidé de ramasser des armes à même le sol et de prendre part à la bataille.
       Les aventuriers pilent. L’avenue principale est envahie par Dreadstadt. Ordonnés comme ils le sont, les soldats forment un convoi constituant le fer de lance de l’assaut. Grosmanu indique à ses camarades de le suivre, et ils s’enfoncent dans une petite rue qui, par miracle, n’est pas encore submergée de combattants.

    — Où tu nous emmènes, là ?

    — Au palais !

    — On devrait pas plutôt aller à l’observatoire ?

    — Le seul observatoire dont j’ai entendu mugir, il est intégré au palais. C’est la plus haute tour de tout Safirel. Si c’est ce qu’Arkz cherche, on peut être sûrs de le trouver là-bas.

    — Et c’est où ?

    — Au nord de la ville. L’avenue y menait, mais comme vous avez vu, elle est…

    — Encombrée.

    — Regardez ! Le ciel !

       Ils stoppent à nouveau pour remarquer qu’un point noir a commencé à bloquer les rayons du soleil. L’éclipse.

    — Zut. Zut de zut de zut de zut.

       L’obscurité entame petit à petit les rues de la ville. Automatiquement, les murs submergés par les ténèbres dégagent un fin halo blanchâtre, au début frêle, mais qui gagne en consistance au fil des secondes. La cité en elle-même se transforme en phare dont les entrailles sont le théâtre d’une lutte d’âmes perdues entre elles, rythmée aux percussions du fracas des armes et aux mélodies des cris d’horreur. Toutefois, rien dans cette symphonie de la barbarie ne sonne plus juste que la scansion du Taadi’ra Darkafelt, dont le solo virtuose s’envole au-delà des basses de la violence.

    — Dépêchons-nous, on n’a vraiment plus beaucoup de temps.

    — En même, qui c’est qui a voulu rester dans les égouts à castagner le reste de la clique de gobelins de Lumiya ? C’est bien toi, non ?

    — Oh, ça va, Vincent, toi aussi, tu voulais.

    — C’est vrai, je reconnais, mais, en tant que chef de groupe, je me dois de…

    — Wop hop hop hop ! Qui a dit que t’étais chef de groupe ? l’interrogent Arnaud et Kieran en lui posant chacun la main sur une épaule.

    — Et puis vous n’êtes même pas reconnu par le Syndicat des Aventuriers ! C’est le monde à l’endroit !

    — À l’envers, Gros, le corrige Mickaël.

    — C’est pareil, j’ai l’impression de marcher sur les pieds, quoi.

    — Non.

    — Sur les sabots ?

    — Toujours pas.

    — Les cornes alors ?

    — Presque. On va dire que le jury accepte. ON SE BOUGE, MAINTENANT ?

     

     

     

       La moitié de la Ville Lumineuse est plongée dans la nuit. Les rayons du soleil inondent encore la place du palais quand Arkz et ses troupes l’abordent. Cependant, ils se heurtent à une ceinture d’or et d’astrakan qui clôt l’accès au château. La garde d’élite d’Olympa. Vétérans des grandes guerres, maîtres en maniement des armes, champions adoubés par le roi lui-même, ces soldats ont dédié leur vie à protéger le pouvoir en place. Ces serviteurs aveugles de la justice royale, ce sont les Joyaux de la Couronne. L’espadon au clair, ils forment le dernier rempart entre les intentions machiavéliques du maître de Dreadstadt et son objectif.

    — Halte, énonce le capitaine des Joyaux. Rebroussez chemin, ou périssez par nos lames.

    — Il est de notoriété publique que le style de vie des Joyaux de la Couronne les a rendus pédants et pompeux, répond simplement Arkz. Et je ne mentionne pas le fait rédhibitoire que vous soyez tous des Elfes.

    — Partez, continue l’autre sur un ton solennel. Aucun geste à l’encontre du palais ou du Premier Ministre ne sera toléré.

    — Partir ? Alors que je touche au but ?

       Il confie son sceptre à Lumiya et retire ses gants. Instinctivement, ses troupes reculent d’un pas.

    — Premier et dernier avertissement, “Capitaine”. Déposez les armes, et partez. Cette affaire ne concerne que Talamec et moi.

       Les Joyaux se mettent en garde.

    — Reculez, ordonne le capitaine, ou encourez la terrible fureur des Joyaux de la Couronne.

    — On dirait que nous avons trouvé la perle rare de la bêtise elfique.

       Le comte récupère son sceptre et lève le bras.

    — Soldats ! Que dites-vous à ces inconscients ?

       La réponse est unanime : Taadi’ra Darkafelt.

    — Agenouillez-vous, reprend-il. À genoux devant moi.

    — Pour Arkambor le Lumineux, pour Safirel ! Joyaux, à l’attaque !

    — J’ai dit… À genoux.

       Le comte tend la main devant lui. Un poids invisible vient soudain s’abattre sur les gardes d’élite, et les force à s’agenouiller. Ils tentent de résister, mais c’est comme si leur corps était pris dans un filet lesté. Arkz pointe le bout du sceptre sur la tête du capitaine.

    — Taadi’ra Darkafelt.

     

     

     

       Dans le hall du palais, le Premier Ministre s’affole. Il ne cesse de tripoter le sablier pendant à sa ceinture. C’était une mauvaise idée d’envoyer tous les Joyaux dehors. Plus personne n’est présent pour le défendre au cas où une brèche serait ouverte dans la muraille, jusqu’à présent invaincue, de la garde d’élite. Enfin, si, il reste bien la secrétaire. C’est même elle qui a ordonné aux Joyaux de se rendre sur la place, sous prétexte “qu’ils auront l’avantage en terrain dégagé”. Lors de sa dernière conversation avec le comte de Dreadstadt, il avait feint de ne pas remarquer la réaction gênée de son assistante. Il lui avait aussitôt fait passer un interrogatoire corsé. Cependant, les instruments magiques n’avaient relevé aucun mensonge ni aucune mauvaise intention de la part de la jeune femme. Elle était aussi transparente que de l’eau de source.

    — Monsieur le Premier Ministre ? l’interpelle-t-elle en redressant les lunettes sur son nez. Quels sont vos ordres ?

    — Il n’y a plus que vous et moi, Mademoiselle la Secrétaire. Il ne nous reste plus désormais qu’à patienter. La garde d’Olympa est bien supérieure à ces insurgés. Le Tribunal des Quinze condamnera les actes perfides du comte Arkz.

       Le canon d’un pistolet à silex se plaque contre sa tempe gauche.

    — Le Tribunal des Quatorze, plutôt, non ? Kssshéhéhé… raille le Pirate. Allez, à genou, les mimines sur la tête, Monsieur le Premier Ministre.

       Il lui donne un coup de pied dans les rotules pour le mettre à terre.

    — Lycoris, tu veux bien lui nouer les mains dans le dos, je te prie ?

    — Tout de suite, Capitaine, répond la secrétaire.

       Le regard du Premier Ministre se perd dans le vide.

    — Ainsi, vous travailliez pour ce misérable mercenaire, Mademoiselle la Secrétaire ? demande-t-il, les mâchoire serrées. Jamais je n’aurais imaginé une telle traîtrise.

       Le Pirate lui tire les cheveux et lui distribue deux coups de poings dans le visage.

    — Surveillez vos mots, Monsieur le Premier Ministre ! Je ne suis pas un vulgaire condottiere !

    — J’aurais dû vous vendre à Sabot-d’acier quand j’en avais l’occasion…

    — Vous auriez dû, vous auriez pu, oui oui, je m’en rends bien compte. Vos petits arrangements avec le WTF en auraient toutefois beaucoup souffert, non ? Kssshéhéhé…

       La secrétaire lui noue les poignets à l’aide d’une solide corde, et le force à s’asseoir contre un mur.

    — Quand le Haut Conseil de la Fédération apprendra ceci, pirate, je vous jure que…

       Le Pirate s’accroupit et lui appose le canon du pistolet sur la gorge.

    — Le Haut Conseil n’en saura jamais rien. Car vous ne serez pas là pour le lui dire.

    — Mais nous avions un accord ! Vous deviez espionner ce qu’il se tramait à Dreadstadt et m’en faire un rapport aussitôt !

    — Je ne comprends que deux langues, Monsieur le Premier Ministre : le clinquant et le brillant, kssshéhéhé…

       Syndros Talamec tourne son regard désemparé vers l’assistante, qui enlève ses lunettes et les écrase d’un coup de talon.

    — Mademoiselle la Secrétaire, geint-il, je vous en prie, je vous en conjure… Revenez à la raison… je doublerai, non, je triplerai votre salaire ! Vous aurez la charge de porte-parole du gouvernement ! Vous, vous, vous… vous organiserez ma prochaine campagne électorale ! Tout ce que vous voulez, je vous le donne !

    — Je veux que vous vous taisiez, répond-elle sèchement.

    — C’est pour ça que j’aime bien les démons ! s’exclame le Pirate. Ils ont toujours du répondant, kssshéhéhé…

       Un… démon ? Cela expliquerait pourquoi les appareils de détection magique n’ont relevé aucune anomalie sur elle. Son corps répond différemment aux flux.
       Les deux battants de la grande porte du hall s’ouvrent brutalement et claquent contre les murs, tandis qu’un Joyau de la Couronne vole jusqu’aux pieds du Premier Ministre. Dans un silence quasi-religieux, le comte Arkz Fatalis pose le pied dans le palais, tenant son sceptre dans la main droite, et traînant le corps du capitaine des Joyaux dans la gauche.

    — Bonjour, Talamec.

     

     

     

       Il lâche la masse en armure dorée, et réenfile ses gants. Lumiya entre à sa suite. Le Premier Ministre fronce les sourcils. Le visage de la jeune femme lui rappelle quelqu’un… Un souvenir flou… Qui doit remonter à au moins dix ans, il en donnerait sa main à couper.
       À l’extérieur, les soldats de Dreadstadt s’éparpillent. L’ombre avance à grands pas sur le palais, mais il reste bien encore quelques bonnes dizaines de minutes avant que l’éclipse ne soit totale.

    — Comte Arkz ! s’écrie le Premier Ministre. Cessez cette folie immédiatement, et je vous promets d’être clément lors de votre procès par le Tribunal des Quinze !

    — Vous m’en direz tant.

    — Par les pouvoirs dont la couronne m’a investi, et en l’absence du roi, je vous retire vos terres et votre titre de comte !

       Arkz s’approche de lui, et le soulève par le col.

    — Qu’il en soit ainsi. Je me contenterai donc de vous retirer… ceci.

       Il lui arrache le sablier de la ceinture et le laisse retomber.

    — Gardez-vous vos complots, vos perfidies et vos sournoiseries, Talamec. Gardez le Royaume. Gardez les comtés. Coulez avec. C’est tout ce qu’il vous reste, désormais. Vous vous attachez à un passé révolu depuis déjà bien des années. La mort récente du roi n’a fait que le confirmer.

    — Houlà, ex-comte, je vais y aller, moi, dit le Pirate. Mon boulot est pas encore fini !

       Il disparaît à grandes enjambées dans les couloirs du palais. Ils ne sont plus que trois désormais, face au Premier Ministre. Arkz accroche le sablier à sa propre ceinture et tourne le dos à Talamec, laissant à Lumiya le loisir de s’approcher de ce dernier, et de s’accroupir à son niveau. Ils ne se lâchent pas du regard.
       Enfin. Après tant d’années. Après tant d’errances. Elle va avoir sa revanche.

    — … Vous… murmure-t-il. Vous… Je vous reconnais… Vous êtes…

    — Laissez-moi vous conter une histoire, Talamec, le coupe Arkz, toujours de dos. Il était une fois une jeune demoiselle du nom de Lumiya Vonraken. Elle était très belle. Ses lèvres étaient rouges comme le sang, ses cheveux étaient noirs comme la nuit et ses yeux étaient verts comme les émeraudes les mieux travaillées du monde. Tout la destinait à être une bonne maîtresse de maison, elle aurait eu de beaux enfants avec un beau prince et aurait mené une belle vie. Or, elle décida de prendre en main son existence, et se résolut à s’engager dans l’armée. Pourquoi ? Nul ne le sait. C’était ce qu’elle voulait faire, et cela lui suffisait.

        Ses paroles ne s’instillent pas seulement qu’en Talamec, mais aussi en Lumiya elle-même. De petites larmes salées apparaissent aux coins de ses yeux et roulent sur ses joues.

    — Un jour, elle fut réprimandée pour insubordination. Cette petite était une forte tête, et le général n’aimait pas qu’on lui réponde. Cependant, cela ne manqua pas d’attirer l’attention de l’ami du général. Il aimait les personnalités affirmées. Il prit la jeune Lumiya sous son aile, et lui apprit tout ce qu’il savait, devenant aussi intimes l’un que pour l’autre. En cadeau, il lui offrit un saphir, qu’elle porte toujours autour du cou.

       Lumiya ferme les yeux. Le passage dur va arriver. Elle le déteste. Elle le hait.

    — Et voilà qu’un jour, alors qu’elle était en mission, son ami se fit assassiner. Il faisait de l’ombre à une étoile montante du paysage politique, et il devait être… écarté définitivement de son chemin. Quand on apprit la triste nouvelle à la jeune femme, on put entendre son cœur se briser à dix kilomètres à la ronde. Elle quitta l’armée, et se jura de retrouver le responsable de la mort de son ami. Pendant dix ans, dix longues années, elle parcourut les pays, à la recherche d’un indice sur ce meurtrier. Pour passer inaperçue, elle se fit tailler la pointe de ses oreilles en arrondi. Car oui, notre jeune fille était une Elfe.

       Lumiya rouvre les yeux et un éclair de déstabilisation lui foudroie l’esprit. Comment sait-il ? Elle a toujours fait attention à ne pas le lui révéler. Et s’il le sait… pourquoi l’a-t-il laissée l’aider ? … Que sait-il d’autre ?

    — Après dix ans d’errance et de recherches infructueuses, elle comprit que l’assassin qu’elle cherchait n’était pas sa cible, mais celui qui avait demandé la mort de son ami. Et tout le monde parlait de lui à ce moment-là. Elle proposa ses services à un comte lassé de ce gouvernement corrompu, en échange de quoi, il lui promit de la guider jusqu’à celui qu’elle cherchait. Et le voilà aujourd’hui. À sa merci.

       Elle tremble. Elle ne se contrôle pas. Sur ses joues dévalent des larmes de colère et de chagrin qu’elle n’a que trop longtemps retenues au fond de son cœur. Ses lèvres s’étirent en un sourire amer. Elle s’en rend compte, désormais. Il sait tout. Depuis le début.

    — Il est temps d’en finir.

    — Plus que temps, répond Arkz.

       Elle attrape le Premier Ministre par la gorge et dégaine une dague. C’est un poignard à lame droite, décorée d’arabesques noires, dont la poignée est dorée et sertie d’un rubis en son extrémité.

    — Vos paroles sont d’or, comte… dit-elle lentement. Mais votre silence est d’acide.

    — Finissons-en.

     

     

     

        Une détonation retentit, et Lycoris, touchée en plein cœur, se cogne et glisse contre le mur.

    — TU LE TOUCHES, CLOCHETTE, ET JE TE FAIS TA FÊTE ! rugit Grosmanu, le fusil encore fumant.

    — Côt !

    — Hello, Arkzou ! s’exclame Mickaël en agitant la main. C’est nous que revoilou !

    — Hier vous étiez en retard, rétorque Arkz en redressant son visage masqué. Aujourd’hui, vous êtes en avance, et vous avez revêtu des uniformes de Tragamor. Quand apprendrez-vous donc à être à l’heure, mes amis ?

    — On n’est pas tes amis !

    — Sabot-d’acier ! gémit le Premier Ministre. Sauvez-moi, mon ami, je vous en prie ! Et je double votre paiement !

    — Aaaah, ça, c’est des meuh que j’aime ouïr écouter !

       Lumiya se relève et pivote pour faire face aux six compagnons. Elle range la dague dans l’étui dans son dos et dégaine un Jian, une épée très fine, à double tranchant.

    — Eh bien, l’heure tourne, commente Arkz. Ce n’est pas à cause de votre odeur fort déplaisante, mes chers amis, mais je me dois d’y aller. Lumiya, je te laisse t’occuper d’eux…

       Il se détourne du groupe et s’en va d’un pas nonchalant, laissant la mercenaire faire face seule aux aventuriers.

    — Écarte-toi, Lumiya, intime Vincent.

    — Pourquoi faut-il toujours que vous vous trouviez en travers de mon chemin ?

    — Je te laisserai pas rétamer mon gagne-pain, répond Grosmanu.

    — On n’en a pas après toi, continue Kieran. Laisse-nous le rattraper avant qu’il ne commette une horreur irréparable.

    — Vous ne comprenez toujours pas, n’est-ce pas ?

    — Lumiya, tu bosses pour un malade mental ! s’exclame Arnaud. Entre nous, celle qui comprend toujours pas qu’elle devrait raccrocher et s’occuper que de la cuisine, c’est toi !

    — C’était sexiste, ça, lui glisse Mickaël.

    — Oui, je sais. T’as aimé ?

    — Trop.

    — Taisez-vous ! crie Lumiya. Je vais vous réduire en cendres une bonne fois pour toutes !

       Elle tend son bras en avant, et un rayon de flammes rugissantes sort de sa paume. Mickaël bouscule Arnaud, qui était la cible, et tend le bras à son tour. Le feu de sa main vient contrer celui de Lumiya. Les faisceaux s’affrontent et aucun ne cède. Lumiya rompt le contact la première pour esquiver une attaque de taille de Vincent. Elle lui décoche un coup de pied dans le ventre, et bondit comme une torpille sur Kieran. Le semi-démon n’évite le coup d’épée que de quelques centimètres, en se penchant majestueusement en arrière.

    — Wouhou, Matrix, Kieran ! siffle Mickaël d’admiration.

       Kieran tombe par terre.

    — Ouais… Matrix français. Holà !

       La lame virevoltante de Lumiya manque de lui entailler le visage. Le style de cette mercenaire est surprenant. Elle ressemble à une guêpe : très agile, nerveuse, toujours à chercher un endroit où la peau est à découvert pour infliger une piqûre indélébile. Elle se baisse. Le marteau d’Arnaud s’encastre dans le mur. Elle se retourne et croise le fer avec Vincent. Les larmes glissent en cascade sur ses joues.
       Si près du but ! Si près ! Elle n’était qu’à seulement quelques centimètres de réussir ! Et ils ont tout gâché, tout !
       Vincent lui donne un coup de poing dans le visage. Elle recule, et se reprend juste à temps pour éviter la lame. Son pendentif est cependant attrapé par la pointe d’acier. Il se déchire, et le saphir s’envole plus loin dans le hall. Non ! Pas ça !
       Furieuse, elle essuie le sang qui coule de son nez, envoie son coude dans la lèvre du jeune homme en bleu et gris, et enchaîne avec son pied dans le genou.

    — Eh, Lulu ! l’interpelle Mickaël.

       Elle lève ses yeux sur le demi-elfe, qui joint ses mains ensemble de façon à former une bouche ouverte.

    — Kaméééé haméééé haaaaa !

       Une immense langue de feu part de ses paumes et fond sur Lumiya. Celle-ci a réagit au quart de tour en mettant son gantelet en avant. Un autre rayon enflammé vient affronter celui de Mickaël. Ils s’entrechoquent, chacun cherchant une fissure de l’autre pour s’y engouffrer et l’anéantir. Et… Mickaël prend l’avantage. Ses pouvoirs semblent décuplés.
       Comment ? Lumiya serre les dents à mesure que sa force faiblit. Elle durcit son bras, le tendant de tout son long pour venir à bout des ressources cachées de cet adversaire. Et soudainement, le demi-elfe stoppe son attaque et se contente de la regarder d’un air narquois.

    — Hé hé… Pratique, ce calmant. Ça annule les effets négatifs des pics de magie, et ça conserve que les effets bénéfiques.

    — Ça ne te sauvera pas.

    — Je pense que si.

       Décidée à en finir avec cet impertinent, elle contracte sa main, et… non ! Non ! Par pitié, non ! Son bras… il est en pierre ! Désemparée, elle remarque que Kieran brandit la tête de Sthéno.

    — Fallait faire gaffe, poulette !

       Arnaud se rue sur elle. Elle n’a pas le temps d’éviter. Le marteau s’abat, fatal, et lui brise son avant-bras. Il vole en éclats. Une détonation retentit. Une balle lui perfore le genou et la fait tomber par terre. Elle n’arrive plus à voir, tout est flou autour d’elle. La douleur est omniprésente. Cela ne peut pas se terminer ainsi ! Le saphir n’est pas loin d’elle. Il l’a toujours protégée.
       Quand elle avait peur, il était là. Quand elle avait froid, il était là. Quand elle était seule, il était là, il était toujours là. Elle se traîne. Elle y est presque. Elle tend la main.

     

     

     

       Vincent retire son épée du corps sans vie de la mercenaire. Il se penche, et attrape le petit cristal qu’elle portait en pendentif, gisant à une dizaine de centimètres de sa main ouverte. Il le contemple durant un court instant, puis le laisse tomber par terre sans y prêter plus d’attention.

    — On devrait lui fermer les paupières, non ? propose Mickaël.

    — Après tout ce qu’elle nous a fait subir ? Même pas en rêve.

    — Ça se tient.

       Georges s’était affairé durant tout le combat à dénouer les liens du Premier Ministre. Faire preuve de bonne volonté, c’est bien. Quand on a des ailes à la place des doigts, ce n’est pas recommandé. Il s’en est toutefois miraculeusement sorti. Pour un Émeu Commun, il faut admettre qu’il a de la ressource.
       Le Premier Ministre se relève en se malaxant les poignets. Sans même accorder un regard à Lycoris, ni même à Lumiya, il se dirige vers les aventuriers les bras grands ouverts.

    — Messieurs, vous êtes fan-tas-tiques ! clame-t-il. Vous êtes de véritables héros !

    — Euh… C’est lui le Premier Ministre, c’est ça ? demande Vincent.

    — Ça se voit pas ? répond Mickaël. Sa langue est carrément en contreplaqué !

    — Grosmanu Sabot-d’acier, mon ami ! continue Syndros Talamec sur sa lancée. Ces jeunes gens que vous avez trouvés sont tout bonnement fabuleux ! J’ai de grands espoirs pour vous ! Vous êtes dévoués, braves, courageux, et astucieux ! Safirel a besoin de gens comme vous ! J’ai besoin de gens comme vous à mes côtés !

    — Oui, bon, m’sieur le Premier Laquais, répond Grosmanu, excusez-nous, on parlera de mes honorables plus tard, là, faut qu’on emboîte le comte Arkz.

    — Comment ça, TES honoraires ? s’indigne Arnaud.

    — On a trimé autant que toi, mon gros !

    — Meeeuuuh ai-je oublié de vous dire ? Comme vous existez pas, juridiquement meuglant, dans les papier du Syndicat, vous êtes considérés comme des stagiaires.

    — Des sta… ESPÈCE D’ARNAQUEUR !

       Le Premier Ministre soupire de soulagement. Au lieu de six mercenaires, il aura à n’en payer qu’un seul.

    — Bon, j’peux vous faire un geste commercial et vous négocier un p’tit truc une fois qu’on aura castagnetté Arkz.

    — Côt ! s’insurge Georges. Côt côt côt côt ! Côt ! Côt côt côt côt !

    — Qu’est-ce qu’il a dit ?

    — Je sais pas, j’ai jamais compris un seul côt de ce qu’il côtait.

    — Mouais mouais mouais…

    — Bon, hum… on y va ?

       Et c’est sous le regard satisfait du Premier Ministre qu’ils s’élancent à la poursuite du comte Arkz, bien décidés à mettre un terme définitif à son ambition mégalomane. S’ils s’étaient retournés, ils auraient remarqué l’oiseau au plumage vert et orangé qui vient de se poser sur le corps de Lumiya.

     

     

     

       Le palais d’Olympa est composé de quatre sections différentes. La première est le grand hall, décoré par des tentures dorées, qui sert également de salle de bal, quand les occasions se présentent. La deuxième est la salle ronde du conseil, là où siège en temps de crise les représentants du royaume. C’est également à cet endroit que les grands criminels de guerre sont jugés par le Tribunal des Quinze, composé, comme son nom l’indique, des quatorze comtes et du roi. La troisième section est la Tour Royale, un donjon immense où se situent les suites royales, les bureaux du roi et du Premier Ministre, la salle à manger, et une salle de prière. Enfin, la quatrième section, la tour la plus grande d’Olympa et de tout Safirel, l’observatoire. Dire que l’observatoire est plus haut que la Tour Royale est en fait abusif : il ne la dépasse que grâce à son dôme sur lequel est fixé un grand télescope. Autrement, les deux géants sont au même niveau.
       L’observatoire est constitué d’une mécanique remarquable vieille de plusieurs siècles. Les rouages et les engrenages qui servent à faire tourner le télescope sont tous magiquement alimentés. Des grands savants et des puissants sorciers s’affairent tous les jours, en son sein, à trouver des réponses aux grandes questions existentielles : y a-t-il de la vie ailleurs que dans ce monde ? Comment ce monde s’est-il formé ? Est-ce que, quelque part, loin dans le ciel, se trouve une civilisation technologiquement plus avancée ? Et plus important, encore : quel est le but de l’existence ? Les questions et les réponses sont infinies.
       Dans le globe de contrôle, un piédestal en son centre diffuse constamment un rayon de magie pure qui permet de faire fonctionner la lunette géante. Il fonctionne de la même façon qu’un radar. Les flux de magie qu’il émet cherchent sans relâche un objet sur lequel buter pour renvoyer un signal à l’observatoire, et ainsi découvre de nouvelles sources d’énergie, et peut-être… de vie.
       Les cinq compagnons et l’animal arrivent au bas de l’escalier en colimaçon de l’observatoire. De vieux bonshommes en toge blanche gisent sur les marches.

    — Il fait pas les choses à moitié, le comte…

    — Vite, on n’a plus beaucoup de temps.

       Ils s’engagent dans l’escalier et montent les marches quatre à quatre. Quelques instants plus tard, ils poussent la trappe d’un plancher qui les coiffe, et se retrouvent dans le globe de contrôle. Vide. Seul le sceptre est posé contre une arche en fer. La salle, en dehors du parquet de bois, n’est composée que d’arcades de métal, de chaînes pendant depuis le plafond, et de grandes vitres qui offrent une vue à trois cent soixante degrés d’Olympa et de Safirel. En face d’eux, ils peuvent voir les suites de la Tour Royale. Le reste de la ville est plongé dans l’obscurité, à l’intérieur de laquelle zigzaguent les murs et les bâtiments dégageant un halo laiteux.
       Au centre du globe se dresse une petite colonne d’un mètre de haut. Elle diffuse un fuseau blanc qui s’élève jusque dans une cavité du plafond. Et, dans ce rayon, flotte un sablier rempli des cendres d’Arkambor le Lumineux.

    — Où est notre copain le comte ?

    — Le plus important, c’est d’enlever le sablier de là, non ?

    — Ok, et qui compte s’y prendre comment ? demande Kieran. Toi, peut-être ? C’est un coup à nous cramer les mains jusqu’à l’os, ça.

       Grosmanu se tient contre l’une des grandes fenêtres. Il n’arrive même pas à discerner les combats en contrebas.

    — Grosmanu ! Attention !

       Il n’a pas le temps de tourner les yeux qu’Arkz apparaît agilement du plafond, et, usant d’un mouvement balancier, envoie ses deux pieds joints dans le dos du Toranien. Ce dernier est éjecté par la fenêtre, et tombe dans le vide, la main empêtrée autour d’une chaîne. Le comte déchu se relève, et fait dès lors face aux quatre aventuriers restants, les mains dans le dos.

    — C’est fini, Arkz ! crache Mickaël. Tu es tout seul, désormais, et on est encore quatre !

    — Côt !

    — Cinq.

    — Vous avez mis plus de temps à venir à bout de Lumiya que ce que je pensais, répond simplement l’homme masqué.

    — … T’as toujours un truc méchant à dire et que tu sais très bien placer dans la conversation. Tu improvises totalement ou tu prépares tes phrases à l’avance ?

    — -Bon, c’est quoi ton blème, le comte ? lui demande Arnaud. Tu veux détruire tous les Elfes du monde parce que l’un d’entre eux t’a mis sa petite mimine dans ta petite têtête et que, tout émo que tu es, tu as décidé de mettre un masque sur le visage et de planifier pendant je-sais-pas-combien d’années leur éradication complète ? Sérieux, tu pousses le bouchon un peu loin, mon gars.

    — Vous parlez d’un sujet qui vous dépasse. Je ferme cette ère et j’en ouvre une nouvelle. Les choses du passé resteront dans le passé.

    — Y a un truc que je comprends pas, dit Kieran. T’es un Elfe, toi. Noir, mais un Elfe tout de même. Ton petit stratagème va t’affecter aussi. T’y as jamais pensé, à ça ?

    — Assez parlé ! les interrompt Vincent. Flanquons-lui une raclée, qu’on en finisse. Il doit payer pour ce qu’il a fait à Amélie.

    — On peut aussi juste enlever le sablier, ça l’ennuiera assez, je pense.

    — Je ne comptais pas me battre, révèle Arkz. Toutefois, si vous avez l’intention de mettre mon plan en péril alors qu’il n’est qu’à quelques minutes de la réussite, je ne vais avoir d’autre choix que de vous éliminer.

    — Essaie un peu, pour voir.

    — À votre guise.

       Arkz repousse les bords de son manteau, et porte les mains à ses hanches, dégainant deux longues épées. Ces sabres ont une forme unique. La poignée, dorée, est protégée d’une garde arrondie sculptée en forme de masque. Deux lames, semblables à celle d’un Miao Dao, donc droites d’un côté, et légèrement recourbées sur le tranchant, s’élèvent de la chappe et se dressent parallèlement, écartées seulement de cinq centimètres, sur une longueur d’environ un mètre.
       Vincent penche la tête sur le côté. Cela va être plus dur que prévu. Ils sont quatre. Il a quatre lames. Mais ce n’est pas le moment de se laisser démonter, non ! Le jeune homme tend son lourd espadon devant lui. Georges se met en position de kung-fu. Mickaël fait apparaître une flamme dans sa main. Arnaud pose son marteau sur l’épaule. Kieran se malaxe le front. En dépit de la dose de calmant qu’il a prise en partant de Tragamor, ce matin, une migraine commence à lui ronger les méninges.
       Arkz lève ses lames à hauteur du visage, et leur influe un mouvement de balancier qui les fait tournoyer à une vitesse croissante.

     

     

     

       Vincent est le premier à rompre la formation. Il se rue en hurlant sur Arkz, qui pare aisément le coup vertical du costaud, et lui expédie son genou dans le ventre, puis dans le visage. Le jeune homme tombe sur le dos.

    — J’ai plus de quinze ans d’expérience, mon garçon. Tu crois vraiment me vaincre d’un estoc chanceux ?

    — Ça coûte rien d’essayer.

       Arkz abat son sabre à double lame. Heureusement, Vincent roule sur le côté. Arnaud enchaîne en moulinant du marteau, dans la tentative d’impressionner l’ex-comte. Toutefois, c’est ce dernier le plus impressionnant. Ses armes doivent peser une tonne, et il réussit à les faire tournoyer à une vitesse effarante. Il détourne le lourd maillet, et frappe le grand Nain dans le flanc. Le mordant des lames percute la carapace d’acier, et y laisse une marque profonde.
       Kieran et Mickaël sont en retrait, essayant d’examiner, à peu près, le style de combat de leur ennemi. Il partage quelques similarités avec celui de Lumiya : rapide et nerveux. Cependant, la façon de se battre d’Arkz semble essentiellement reposer sur de la frime. Ses lames tournoient toujours autour de ses mains, ne s’arrêtant que pour bloquer ou attaquer. Kieran devine que c’est là un facteur psychologique. La simple vue de ces sabres virevoltants dissuaderait à quiconque de venir se battre.

    — Bon, tant qu’il est occupé, si on enlevait le sablier ?

    — Comment tu comptes t’y prendre ?

    — Un p’tit coup d’flammes fera l’affaire.

    — Je sais pas si c’est une bonne idée.

       Mickaël lance une petite boule enflammée sur le faisceau. Le rayon absorbe l’attaque… Et… C’est tout.

    — Aaaah, va pas m’casser les pieds très longtemps, hein !

     Il projette une sphère de feu bien plus grosse que la précédente. Le rayon l’absorbe exactement de la même manière et… et… et… Rien.

    — ZUTEUH !

      Deux projectiles traversent la vitre derrière et leur frôlent la tête. Ils se jettent à terre et risquent un œil à découvert… Il y a un tireur embusqué depuis l’autre tour.

    — Dites, vous deux, ça vous tuerait de nous aider ? leur lance Arnaud.

    — Oh, ça va, hein !

       À cet instant, le grand Nain se fait éjecter contre l’une des arcades de métal, laissant Vincent seul en course. Les trois épées s’entrecroisent. Il est nez-à-nez au masque d’acier.

    — C’est inutile, Vincent. Je te surclasse largement.

    — Pas sûr…

    — Tu te voiles la face. Quand je vous aurai tués, ta petite copine à longues oreilles disparaîtra aussi. D’abord, son corps prendra feu. Ensuite, ses organes se liquéfieront…

    — Georges !

       L’intrépide Émeu Commun pousse un caquètement de guerre et bondit sur Arkz, qui n’a qu’à tendre le bras pour lui asséner un coup de garde dans la tête et le projeter dans le vide. Georges regarde en bas, crie, bat des ailes, bat des ailes, bat des ailes ! Il… il… il vole ! Il vole ! Il vole !
       Pas ! Il tombe.

     

     

     

       C’en est fini de Georges le Preux. Georges le Brave. Georges l’Invincible. Toute sa vie passe comme un film devant ses yeux. Il se souvient de son papa et de sa maman, Monsieur et Madame Georges. Il se souvient de ses petits frères, Georges III, Georges IV, Georges-Harrison et Georges-Washington. Il se souvient de la façon dont il a mal tourné en vendant des petits cailloux aux autres animaux de Toranie pour qu’ils puissent se défendre. Et il se souvient de sa rencontre avec Grosmanu Sabot-d’acier. Il était bourru, ce Toranien, mais au fond, il l’aimait bien. Il est en train de le rejoindre, en bas. Adieu, monde cruel, tu n’auras apporté que du désespoir à cet honnête volatile.

    — Georges, arrête de te lamenter, ça fait cinq minutes que je te tiens.

    — Côt côôôt…

    — Oui, je sais, t’aimes faire dans le dramatique, mais je te le répète : le danger est écartelé.

        Grosmanu est suspendu à la chaîne qui lui avait enserré le poignet lors de sa chute. De l’autre main, il tient son fidèle animal par un pilon.

    — Faut qu’on trouve un moyen pour remonter.

    — Côt côt.

    — On peut escalader, oui, mais sitôt qu’on va arriver, il va nous repousser, et y aura pas de chaîne ce coup-là. Non, il nous fait un effet de surprise. Sans compter qu’on n’a plus beaucoup de temps.

       Une détonation retentit. Une balle se plante dans une pierre à quelques centimètres du Toranien. Il tourne la tête du mieux qu’il peut, et remarque que, depuis l’un des appartements royaux, quelqu’un le vise avec un fusil.

    — Meuhquai, comme diraient les autres. Ça va être chaud.

       Un autre projectile frôle Georges, qui, effrayé, se réfugie sur la tête de son maître et s’agrippe solidement à ses cornes. Grosmanu évite deux autres tirs de justesse en se tortillant, et cela lui donne alors une petite idée. Il commence à se balancer de gauche à droite, prenant appui de ses sabots sur le mur.

    — Accroche-toi, Georges.

     

     

     

       Arkz écarte ses épées, et désarme Arnaud et Vincent, coupant en deux le marteau du premier et brisant la lame du second. Ils reculent de quelques pas, déconcertés, ne sachant que trop faire. Ils n’ont réussi à aucun instant à lui faire baisser sa garde, n’aurait-ce été que d’une petite seconde.

    — C’est terminé, clame-t-il. Dans quelques instants, tout ce pour quoi vous vous êtes si piteusement battus va être oblitéré. Et le plus drôle, c’est que vous aurez été les acteurs de cette destruction de masse.

    — Tu ne perds rien pour attendre ! lui crache Vincent.

    — Vous ne saisissez pas ? Je ne peux pas perdre. Vous allez voir. Tous les évènements qui se dérouleront dans les jours qui suivent ont été orchestrés par ma main. Vous vous débattez contre les fils d’un destin que j’ai déjà tissés depuis très longtemps.

    — Ouais, ça, c’est ce que disent les mauvais joueurs quand ils ont une perdent à un jeu de société !

    — Vous ne pouvez pas gagner. Vous ne…

       Soudain, Grosmanu, emporté par l’élan de la chaîne, passe par une fenêtre encore intact, et décoche un formidable coup de sabot dans le torse d’Arkz. Ce dernier est propulsé en arrière tombe lourdement sur le dos. Ses sabres lui échappent des mains et ses gants se déchirent contre le plancher. Il se remet sur pieds immédiatement, et va pour récupérer ses armes quand le Toranien lui braque le canon de son fusil sur sa tête.

    — Vas-y… Fais-moi plaisir…

       Arkz ne répond pas, et se contente de se redresser dans sa totalité, en défiant du regard le mercenaire qui le menace et en enlevant le reste de ses gants.

    — Vous êtes de véritables imbéciles… Et je déteste les imbéciles. Presque autant que je déteste les Elfes.

    — Ouais, p’têt ben. En attendant, c’est nous qu’on a l’avantage, mon vieux. Écoute les cloches et les cornes qui sonnent dans toute la ville. Tu les entends ?

       Vincent, Arnaud et Mickaël tendent l’oreille. En effet, des tintements leur parviennent aux tympans.

    — Ça veut dire que ton armée a été battue. Tu es seul, maintenant. Tes petits manèges sont terminés.

    — Il n’a jamais été question de gagner la bataille. Mes objectifs sont tout autres.

    — Allez, les mains sur la tête, coco.

       Plus vif que le Toranien, il lui décoche deux coups de poing dans le ventre, récupère son fusil et le jette par la fenêtre. Les chaînes prennent aussitôt vie, et s’enroulent autour des chevilles et des poignets de Grosmanu, et l’élèvent jusqu’au plafond.

    — Vous n’êtes que des bébés qui jouez avec une sucette trop grosse.

    — Eh, Arkzou, mate un peu ça !

       Il tourne la tête vers Mickaël, mais ne croise que les yeux de Sthéno. Ni une ni deux, il tend le doigt et projette un éclair foudroyant sur la tête aux cheveux serpentins. Elle explose en une gerbe d’éclats de cuivre, sous les yeux stupéfaits du groupe.

    — Je vous ai dit que vous n’étiez rien. Je vous ai dit que votre combat était vain, et que vous aviez perdu cette partie. Pourquoi encore vous lever et m’affronter ?

       Mickaël jette un rayon enflammé sur Arkz, mais celui-ci l’évite sans peine. Il étend son bras vers Arnaud, et le soulève dans airs grâce à une force invisible. Il le catapulte sur Vincent, puis Mickaël, et lui arrache son armure comme si elle n’était que du papier, avant de le relâcher et de le laisser s’écraser au plancher. Le reste des chaînes s’anime et enserre les membres des aventuriers et les plaque au plafond.

    — Bien… Parfait.

       Une seconde. Où est le semi-démon ? En réponse à sa question mentale, un énorme poing de couleur charbon explose la trappe. Il s’était caché là, le petit lâche…
       Petit ? Une monstruosité cornue de trois mètres de haut, crachotant des flammes par le naseau, se présente devant lui. L’abomination lui donne un revers de gifle, et l’envoie voler par la dernière fenêtre intacte.

    Il n’a que le temps d’attirer une corde à lui, et de se réceptionner, avec l’élan, sur le dôme de l’observatoire, à l’extérieur, juste à côté du télescope, où il roule jusqu’à se cogner contre la machine. Il rouvre les yeux, et, déjà, l’énorme monstre noir aux longs cheveux rouges se tient devant lui.

     

     

     

       Dès que Kieran a frappé Arkz, les chaînes ont relâché leur entrave sur les aventuriers, qui chutent donc du plafond.

    — Aïe ! s’écrie Mickaël.

    — Ouille ! s’écrie Arnaud.

    — Ouch ! s’écrie Vincent.

    — Wotsana, comme dirait Fykkafpyr ! s’écrie Grosmanu.

    — Côt !

    — T’étais où, toi ?

    — Côt !

       Ils se relèvent difficilement. La douleur les tiraille dans tout le corps. Ils ont l’impression d’avoir accumulé les blessures de toute année en seulement cinq minutes. Ils contemplent alors, désormais impuissants, le sablier et son contenu dans le faisceau lumineux.

    — Comment on peut faire, maintenant ? questionne Arnaud.

    — La magie marche pas, dessus, prévient Mickaël. Et je doute que toucher des doigts soit très intelligent.

    — Nan, regarde, fait Vincent, c’est hyper chaud rien qu’en approchant un peu la main.

    — Côt côt côt côt !

       Grosmanu fronce les sourcils en réaction à ce que débite Georges.

    — Côt côt ! Côt côt côt côt côt !

    — Meuh… meuh oui ! C’est ça !

    — Quoi ? Qu’est-ce qu’il a côté ?

    — Laissez-meuh faire !

       Grosmanu boitille jusqu’au sceptre de Arkz, l’empoigne par le bas, et revient vers le piédestal.

    — T’es sûr de ce que tu fais ?

    — Absolument pas.

       Il le serre bien dans ses mains, comme une batte, le lève et le balance contre le sablier. Et… Il le brise ! Les cendres et les bouts de verres jaillissent hors du faisceau et s’éparpillent sur le plancher.

    — Yeeeeeeeeees ! s’écrie Arnaud. Yes de chez yes !

       Juste à temps ! La lune masque hermétiquement le soleil, et plonge ainsi le pays dans une couette de noirceur. Et graduellement, commence à la relever.

    — On l’a fait ! On a réussi !

    — Je l’ai fait ! corrige Grosmanu, en jetant le sceptre tout cabossé derrière lui.

    — On est une équipe, oh !

    — Et vous êtes des stagiaires !

    — Depuis même pas quinze minutes !

       Ils sont interrompus dans leur dispute par un effondrement partiel du plafond. Le monstre noir cornu s’encastre dans le sol, et Arkz lui bondit sur le ventre, et, avant que le premier n’ait le temps de se relever, il lui plaque la main sur le front. Et lui administre le même traitement qu’à Vincent, la veille, à Dreadstadt.
       Il le lâche quelques instants plus tard. Le démon est inerte, fumant et dégageant une infecte odeur de viande carbonisée.
      Arkz se nettoie les mains, et saute du corps, pour se retrouver devant le spectacle de sa défaite. Il considère les restes du sablier durant plusieurs secondes, et tend ensuite la main vers son sceptre, qui s’envole immédiatement entre ses doigts. Il presse le rubis du pommeau, et le jette négligemment sur le côté. Enfin, il croise les mains dans le dos. Un trou noir d’un mètre de rayon se forme derrière lui.
       Les autres n’ont pas bougé. Ils n’en reviennent pas que l’avatar dopé aux stéroïdes de Kieran ait perdu une lutte à mains nues face à ce… ce… ce diable au masque d’acier.

    — Je vous ai pris en pitié, articule le comte déchu. Vous avez déjoué mon plan A, je vous en félicite. Mais la partie n’est pas encore terminée. Loin de là.

    — T’es vraiment un sacré mauvais joueur ! lui rétorque Vincent. On t’as pas encore réglé ton compte, comte ! Ton armée est vaincue, tes manigances sont tombées à l’eau, tu es seul ! Seul contre nous !

    — Je vous plains.

       Il lève ses mains. Un filet de foudre frappe brutalement les aventuriers et les fait hurler de douleur.

    — Espèces d’imbéciles.

       Il accentue son énergie.

    — Je suis Arkz, je suis le comte de Dreadstadt, je suis le Darkafelt.

       Il renvoie encore une vague d’énergie.

    — Personne ne me dicte ma conduite. Personne ne joue aux dieux avec moi ! JE suis le maître du jeu d’échec ! C’est moi qui bouge les pions ! Moi !

       Il relâche son emprise. Ils gisent tous autant qu’ils sont, Arnaud, Vincent, Grosmanu, Georges et Mickaël, sur le dos, n’arrivant même plus à émettre un son tellement la douleur est oppressante.

    — Vous m’avez déçu.

       Il pose les pieds entre les décombres, et empoigne Vincent par le cou pour le soulever jusqu’à son visage.

    — Je vais commencer par toi. Ta petite amie souffrira énormément de ta perte, j’en suis convaincu. La peur… C’est la peur qui va la guider jusqu’à moi… Et qui lui fera faire ce que je voudrai qu’elle fasse.

       Un bruit attire son attention. Baissant la tête de côté, il remarque que le trou noir s’agite. Le sceptre est endommagé, il n’y a pas prêté attention. C’était une erreur.
       Une douleur au visage lui fait lâcher Vincent. Il porte la main à son crâne… il saigne… Mickaël s’est relevé et vient de lui lancer un petit décombre dessus. Le général masqué se craque la nuque. Mickaël halète.

    — Encore… Vous n’abandonnez jamais ? Au nom de quoi ? De l’amitié ? De l’amour ? De l’honneur ? Ce sont des concepts erronés qui appartiennent à un autre âge.

    — Non… c’est juste que… je suis mauvais perdant.

       À ce moment seulement, Arkz remarque que Mickaël arbore la bague lumineuse à l’index droit.

    — … Tu as trouvé la chevalière royale d’Arkambor le Lumineux ?

    — C’est donc bien la chevalière royale ?

    — Les idiots croient qu’elle tue ceux qui ne sont pas dignes de la couronne. Mais ce n’est qu’un épouvantail destiné à cacher son véritable pouvoir.

    — Ah, et elle fait quoi, c’te babiole ?

    — Des choses, et d’autres… Et elle n’a rien à faire entre tes mains.

    — Viens la prendre, j’t’attends !

    — Quand j’en aurai fini, je ferai de toi ma marionnette.

    — Je ne suis un être vivant ! Pas un pantin !

    — Tu es ce que je veux que tu sois.

       L’énergie afflue dans tout son corps. Depuis les tréfonds de son âme jusqu’à la pointe de ses cheveux. C’est maintenant ou jamais. Il élance son bras en avant, et la foudre fuse sur Mickaël. Ce dernier tend son poing droit pour se protéger. L’éclair va le réduire en cendre, il va l’atomiser ! Il rebondit sur la bague, et se retourne contre son maître, qui, n’ayant pas vu la contre-attaque venir, encaisse son propre sortilège de plein fouet, et est propulsé jusque dans le trou noir. Il réussit à se raccrocher à l’un des bords, mais la succion du vide est trop forte. Il glisse. Mickaël le regarde se débattre, goguenard et épuisé, et s’approche de lui.

    — Bon séjour en Enfer, comte. Saluez le Prince des Ténèbres de ma part.

       Le regard paniqué d’Arkz reprend brusquement tout son flegme. Il tend le bras et empoigne son ennemi par la chemise. Il l’approche jusqu’à son visage.

    — Tu pourras courir, tu pourras te cacher, tu pourras même mourir… Mais je te le promets, mon garçon. À la fin, tu crieras mon nom.

    — Mais dégage !

       Mickaël lui envoie un chassé dans le torse, et Arkz disparaît dans le néant. Le demi-elfe se précipite dès lors sur le sceptre, l’empoigne, et le fracasse contre une arcade de métal, brisant le rubis qui le surmontait. Le disque noir se referme instantanément, bannissant à jamais l’homme au masque d’acier dans un puits sans fond de ténèbres éternelles. Mickaël sourit… et se laisse tomber en arrière.


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