• Comme une braise sous le vent d'automne

    Avant Safirel, il y avait Lusdrosa. Avant la guerre, il y avait la jeunesse. Avant la malveillance, il y avait l'innocence. Avant le masque, il y avait un enfant.

    Ceci est l'histoire d'Arkz avant Arkz.

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    C’était un matin d’automne, en 1958. Il faisait froid et des nuages gris envahissaient le ciel à perte de vue. Lamiah Kerek était sur le point de donner naissance à son premier enfant. Vivant à Ludmilla, la capitale de Lusdrosa, et étant une Elfe Noire, elle n’avait pu trouver aucun hospice ou logis pour donner la vie. Un sac en toile effilé entre les mains, tenant son ventre douloureux, et boitant piteusement comme un chien malade, elle errait dans les rues du quartier pauvre. Les pavés inégaux et la boue sous ses pieds nus rendaient son équipée si lancinante et désagréable qu’elle pensa durant un instant à s’écrouler par terre. Après tout, personne n’aurait fait attention à elle. Mais elle continua à marcher. Elle maudissait ses ancêtres, elle maudissait sa peau bleu nuit, ses longs cheveux noirs et ses yeux rouge sang. Elle maudissait ces gens autour d’elle qui ne la voyaient pas. Elle maudissait enfin ce pays et priait pour qu’il finît un jour dans les flammes et que tous ses habitants mourussent violemment. Sa rage attint son paroxysme quand elle trébucha et tomba à genoux, dans la boue, sans que personne ne l’aidât à se relever. D’un geste sec, elle essuya les larmes sur ses joues. Elle leva les yeux, et vit les bottes d’un homme qui se tenait devant elle. Elle l’examina rapidement. Il était étrangement vêtu. Il arborait une tenue noire sur laquelle il avait enfilé une sorte de redingote élimée orange et verte. Il avait des cheveux noirs, sales, et était couronné d’un haut-de-forme aux couleurs de sa redingote. Il s’agenouilla et prit le visage de Lamiah entre ses deux mains osseuses. En fait, il ressemblait à un squelette sur lequel un magicien sordide aurait placé une peau desséchée de vieil homme.

    Lamiah se dégagea vivement de l’étreinte et lui adressa un regard sauvage. Il lui sourit en retour. Elle crut que ce sourire allait lui fendre le visage en deux, mais ce ne fut pas le cas.

    — Vous avez besoin d’aide… murmura-t-il.

    — Laissez-moi. J’ai besoin de personne.

    — Vous aurez besoin de moi pour accoucher. Personne ne vous ouvrira sa porte, vous le savez. Moi, je vais vous accueillir. 

    Elle fut surprise d’entendre ces mots, mais décela immédiatement en eux une perfide envie de lui faire du mal.

     — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sur ses gardes.

    — Je suis le docteur, répondit-il avec un nouveau sourire dont Lamiah entendit les moindres craquements. Je suis le seul qui acceptera de vous aider à mettre votre enfant au monde. Vous pouvez ne pas me croire, mais je vous aiderai, de gré ou de force.

    Lamiah tressaillit. Cette déclaration était si… elle ne trouvait pas les mots pour l’exprimer. Si, voilà : c’était un fou. Elle se leva aussi vite qu’elle le put, et tourna les talons, mais elle ne put partir car le docteur l’avait attrapée par le poignet et la tira avec lui sur son propre chemin. Elle eut beau protester et crier, il n’en eut cure.

    Le docteur mena Lamiah jusqu’à une masure, similaire à tant d’autres qui égayaient sinistrement le quartier pauvre. Elle partait en morceaux où que l’on portait le regard et les corbeaux tournoyaient funestement au-dessus du toit. Quand le docteur entra avec sa nouvelle et réticente amie, il reçut un accueil glacial. Il s’agissait en fait d’une auberge miteuse, qui devait compter en tout et pour tout deux chambres. Le patron injuria le docteur avec véhémence et le repoussa hors de l’auberge. Le docteur résista.

    — Sortez ! cria l’aubergiste. J’ai toléré vos excentricités parce que vous payiez bien, mais amener ici une… un déchet, ça, c’est non ! Vous sortez tout de suite ! Je vous jetterai vos affaires par la fenêtre ! Mais tant que j’aurai un souffle de vie, je le jure, jamais, je dis bien JAMAIS, un rebut ne mettra le pied dans MON auberge !

    — Mon ami, répondit calmement le docteur, vous vous méprenez. Il ne s’agit pas du tout de tolérer mes excentricités, ni de donner refuge à cette dame.

    Il relâcha Lamiah. Elle se précipita vers la porte, mais celle-ci se ferma à clé brusquement. Elle blêmit, se retournant lentement vers le docteur. Lamiah était une Elfe Noire, elle ignorait donc si elle était en présence d’un être fantastique, mais dès cet instant elle sut que, sous son apparence fantasque, le docteur était sensible à la magie. Ce dernier posa la main sur l’épaule du tenancier.

    — Il s’agit de faire venir le changement, et vous allez m’y aider. Volontairement, qui plus est. Car le changement ne vient que si on le souhaite. Et je sais que vous le désirez. 

    Il apposa son index sur le front de l’aubergiste. Il y eut un bruit sourd, et le grossier personnage devint soudain plus docile. Le docteur revint vers Lamiah, et lui adressa encore une fois un sourire immense.

    — Venez, mon amie.

    Il était décidément ami avec tout le monde, Monsieur Sourire-de-Squelette, pensa Lamiah. Mais elle n’osa pas le contrarier. Elle n’avait jamais pu poser ses mains sur une encyclopédie, et de toute façon elle ne savait pas lire, donc elle ne pouvait dire si cet effrayant individu loufoque était puissant ou juste un illusionniste de foire. Seulement, par prudence, elle l’accompagna dans sa chambre. Quel autre choix avait-elle ?

    Ladite chambre ne comportait qu’une petite fenêtre, que le docteur s’empressa d’ouvrir. Ensuite, il installa Lamiah sur le lit. Elle fut d’abord réticente à lui laisser son sac en toile, mais il la convainquit de le lui céder. Elle frissonnait dès qu’elle entendait sa voix, car c’était la voix d’un homme qui avait charmé maintes audiences et ses mots étaient désarmants de sincérité et son ton était innocent. Un véritable séducteur de foules. Qui était-il donc ? Elle laissa ces interrogations sans réponse car soudain, de terribles douleurs vinrent lui cisailler le bas-ventre. Le docteur ôta sa redingote et son chapeau et demanda qu’on lui apportât des lins blancs. Il ouvrit une petite boîte en ébène et en sortit divers outils, et se mit enfin à l’œuvre.

    Les heures et les hurlements s’écoulèrent de façon interminable. Dehors, les passants essayaient d’apercevoir ce qu’il pouvait bien se passer dans cette auberge, mais comme la chambre était légèrement surélevée par rapport au niveau de la rue, ils ne purent que faire des suppositions. Puis, finalement, les cris s’apaisèrent, et d’autres, bien plus aigus et agités, prirent leur place. Les passants reconnurent là les gémissements d’un nouveau-né, et leur avide curiosité ainsi satisfaite, ils reprirent leurs activités, bien que deux ou trois restèrent à l’écoute pour en savoir toujours un peu plus.

    Le docteur tenait dans ses mains un petit garçon. Il s’empressa de le donner à sa mère, qui le regarda tendrement. Le docteur arracha un lin blanc des mains de l’aubergiste, et s’essuya méthodiquement.

    — Alors, comment allez-vous l’appeler ?

    — Je ne sais pas… Pas encore.

    — C’est un enfant précieux. Le dernier de votre lignée. Je sais ce par quoi votre peuple est passé, tout le monde le sait. Je ne le cautionne pas. Votre enfant est l’espoir que vous attendiez. C’est un être béni…

    Lamiah soupira. Ce docteur était si bavard que c’en était insupportable. Pourquoi devait-il discourir autant ? Cela l’épuisait. Et puis qu’entendait-il par ce satané espoir dont il ne cessait de parler ? Elle l’interrompit.

    — Je vais l’appeler Z’aar-Kin.

    Le docteur haussa un sourcil. Z’aar-Kin. Z’aar-Kin Kerek. Il sourit à nouveau. Après avoir vérifié que ses mains étaient bien propres, il replaça négligemment son haut-de-forme sur le sommet de son crâne. Puis il se retourna et prit le sac en toile. Il ne semblait pas contenir grand-chose, cependant il était raisonnablement lourd. Il jeta rapidement un œil à son contenu et le referma aussitôt.

    — Je n’ai pas de quoi vous payer, murmura Lamiah.

    — Gardez ce trésor… conservez-le. Vous me remercierez de cette façon.

     

     

     

    Lamiah occupa la chambre du docteur durant quatre mois. Elle apprit que son mystérieux bienfaiteur était un médecin itinérant, et c’était pour cette raison qu’il ne pouvait la garder plus longtemps à l’abri. Tout au long de ces cent vingt jours, Lamiah surprit plusieurs fois le docteur en train de l’observer silencieusement (il s’agissait donc de rares occurrences). Elle ignorait pourquoi ce docteur la mettait aussi mal à l’aise. Sans doute était-ce cette lueur dans ses yeux noirs qu’il ne faisait rien pour cacher. Mais cela lui importait peu, en fin de compte, comparé aux besoins du bébé. Ce dernier se développait bien. Chaque soir, Lamiah le berçait tendrement tout en lui contant les aventures du Darkafelt. Le Darkafelt était un personnage lusdrosite légendaire. On racontait çà et là qu’il était l’enfant du dieu Seth lui-même, et qu’il était envoyé sur la terre mortelle pour libérer tous les peuples opprimés et les amener à se rebeller contre leurs anciens maîtres. Bien que Z’aar-Kin fût encore trop petit pour s’exprimer, Lamiah avait parfois la sensation que ces contes lui plaisaient au plus haut point.

    Puis le docteur partit, en promettant qu’il reviendrait un jour pour voir combien Z’aar-Kin avait grandi et pour le guider quand il en aurait le plus besoin. Lamiah revint donc vivre dans la rue. Les années passèrent, et si les temps étaient souvent difficiles, la satisfaction de voir son fils grandir réchauffait son cœur. Chaque nuit, elle le serrait contre son ventre et ne cessait de lui conter les aventures du Darkafelt tout en contemplant les reflets de l’objet que le docteur lui avait ordonné de conserver. Et jamais le jeune Z’aar-Kin ne se lassait d’entendre ces étranges péripéties ! Il raffolait en particulier de l’histoire selon laquelle le Darkafelt avait dompté un nuage solitaire et était parti à la conquête des cieux. Rien ne pouvait lui résister quand le nuage était à ses côtés. Et le voir ainsi donnait de l’inspiration aux opprimés qui le suivait alors dans sa croisade pour la liberté. Lamiah n’avait pas grand-chose, pour ne pas dire rien, à offrir à Z’aar-Kin, mais au moins pouvait-elle se vanter de lui insuffler des rêves pleins d’espoirs. Le jour, ils évitaient la garde, qui n’avait besoin que d’un prétexte ridicule pour les exécuter, et la nuit, ils se serraient l’un contre l’autre et contemplaient leur seul trésor rutilant. Parfois, Lamiah se demandait pour quelle raison elle gardait cet objet. Il fallait se rendre à l’évidence que Monsieur Sourire-de-Squelette ne reviendrait jamais à Ludmilla, donc il ne saurait pas si elle s’était séparée ou non du trésor. Toutefois, personne ne voulait acheter un bien venant d’un Elfe Noir. Autant le conserver, donc.

    Z’aar-Kin avait atteint sa septième année. Il était devenu un beau petit garçon au nez fin et aux grands yeux rouges et qui ne cessait de poser des questions sur tout ce qui l’entourait. Z’aar-Kin avait appris à ne pas aimer le jour, au profit de la nuit. À ses yeux, la journée était fade, car l’environnement était aisément discernable. La nuit, en revanche, ce qui était mort prenait vie, et ce qui était vivant changeait de forme. L’imagination fertile du jeune enfant devenait la maîtresse d’un monde d’ombres modulables à souhait. Ainsi, il arrivait à Z’aar-Kin de faire comme si sa mère et lui étaient devenus libres, et que le Darkafelt lui-même les emmenait sur son nuage solitaire, loin de cette vie de misère. Mais cette réalité n’existait que dans ses fantasmes. Au dehors, il était constamment confronté à la dureté des autres habitants et à la froideur du monde, du vrai monde. Un soir, alors qu’elle le serrait contre elle après lui avoir conté une autre péripétie du Darkafelt, il lui demanda :

    — Maman, pourquoi les gens nous aiment pas ?

    — Parce qu’ils ne nous connaissent pas, mon trésor. Nous payons pour les bêtises de nos ancêtres.

    — Pourquoi ?

    — Il y a longtemps, il y a eu un terrible événement. Les Elfes Noirs se sont malencontreusement alliés à des méchants. Ils ont été punis, et encore aujourd’hui, nous sommes punis.

    — Je suis méchant, alors, maman ?

    — Quoi ? Non, pas du tout, mon trésor. Ne laisse jamais personne te dire que tu es méchant, Z’aar-Kin. Fais seulement ce qui te semble juste. Ce n’est pas parce que tu fais quelque chose de méchant que tu l’es. Sois toi-même.

    — D’accord, maman. 

    Lamiah l’embrassa sur la joue, et il ferma les yeux. Elle ne lui avait pas tout dit. S’il était vrai que les Elfes Noirs avaient fait un piètre choix d’alliance politique quelques quatre siècles plus tôt, leurs droits étaient surtout bafoués parce qu’ils étaient le peuple qui avait le moins de connexion à la magie. Ils avaient même tendance à amoindrir ses effets autour d’eux. C’était indéniablement ce qui les rendait si détestés et détestables. Elle frissonna. L’hiver approchait à grands-pas. D’après ce qu’elle avait entendu par-ci par-là, il serait bien plus dur que les années précédentes. Elle avait également appris que le roi Aëllander, du royaume de Graï’deï, venait en visite diplomatique. Si elle réussissait à l’approcher, elle pourrait lui proposer de lui céder le trésor. Elle savait que le roi Aëllander était, contrairement aux Lusdrosites, quelqu’un de tolérant et d’ouvert. Du moins était-ce ce qu’elle avait entendu dire. Il accepterait sûrement et la paierait. Avec cet argent, elle pourrait s’offrir un voyage jusqu’à Safirel, et démarrer une nouvelle vie avec son fils, loin de la misère et de la ségrégation. Enfin, elle aurait l’air d’une mère digne.

     

     

     

    La délégation du roi Aëllander était arrivée à Ludmilla dans le courant de la matinée. Des haies d’honneur se formaient autour de la quinzaine de personnages qui déambulaient d’un pas rapide dans les rues. Le roi de Lusdrosa, Finn, avait désiré montrer sa si belle capitale au roi de Graï’deï. Le cortège était par conséquent composé du roi de Lusdrosa, de son chambellan Ando Zerix, d’Aëllander et de son propre chambellan, un Orque fluet du nom de Nestor Hicox, et de la garde royale de Lusdrosa.

    Lamiah les observait marcher comme les véritables princes qu’ils étaient, serrant fort entre ses mains le sac de toile troué. Elle avait demandé à Z’aar-Kin de rester caché. S’il y avait eu un gros mouvement de foule, le petit garçon aurait très certainement fini piétiné. Elle attendit le moment propice, et sortit d’un bond de la foule en interpellant le seigneur Elfe vêtu de blanc. Elle se mit immédiatement à genoux, en clamant que ce qu’elle possédait était un artefact unique, et qu’elle le cédait au bon roi en cadeau de bienvenue. Aëllander fut surpris. Le roi Finn également. Avant même que son homologue de Graï’deï n’eût pu ouvrir la bouche, il ordonna à ses gardes de s’emparer de l’impudente sous-femme et lui infliger une punition exemplaire. Aëllander fut outré. Il clama que cette Elfe Noire ne faisait que lui rendre hommage, mais le chef de la garde, un dénommé Arcius Declan, la frappa, lui confisqua le sac, et prit deux hommes avec lui pour la châtier. Le roi Finn rétorqua à Aëllander qu’il n’avait pas à donner d’ordres à Ludmilla, et le cortège reprit sa route en direction du palais royal.

    De leur côté, Declan et ses fourriers traînaient Lamiah dans la boue, et la tirèrent jusqu’à la grand-place, au centre de laquelle était dressé un unique monument fait de planches, de poutres et de cordes : la potence. Lamiah se débattait, essayait de les griffer et de les mordre, même si elle savait que cela ne faisait qu’aggraver sa situation. Mais son fils avait besoin d’elle, elle ne pouvait pas l’abandonner de cette façon. Il n’avait que sept ans ! Sept ans ! Elle criait, suppliait qu’on la laisse partir, mais les clameurs de la foule enchantée de voir une exécution couvraient sa voix éraillée. Sans qu’aucun des gardes ne fassent montre de pitié ou même d’un peu de compassion, ils la poussèrent sur l’échafaud, lui lièrent les mains dans le dos et lui passèrent la corde autour du cou. La foule forma un arc-de-cercle devant le gibet, et dévisagea Lamiah avec l’avidité goulue si caractéristique des charognards qui attendent que le prédateur ait fait son œuvre. L’Elfe Noire n’arrivait plus à se concentrer tant la panique l’avait gagnée. Elle jetait des regards dans tous les sens sans réussir à se souvenir de ce qu’elle voyait, son ouïe n’arrivait plus à faire le tri dans tout ce qu’elle percevait. Soudain, elle le vit. Au premier rang de la foule, juste devant elle. Ses habits noirs, sa redingote mitée, et son haut-de-forme vert pomme. Monsieur Squelette-de-Sourire. Il était là, à quelques mètres d’elle. De toutes ses forces, elle lui cria de trouver son fils et de le protéger. Il ne répondit pas. Il se contenta de s’écarter d’un pas sur le côté, et révéla Z’aar-Kin Kerek. Lamiah resta sans voix durant un instant. Comment avait-il… Peu important ! Elle le conjura de la sauver alors, de faire son truc, là, qui persuadait les gens de faire ce qu’il désirait. Elle ne devait pas abandonner son fils, il avait besoin d’elle ! Le bon docteur réajusta son chapeau. Il sourit, et fit non de la tête. Lamiah sentit son monde s’ouvrir sous ses pieds, et ce fut ainsi qu’elle disparut dans l’abîme.

     

     

     

    La nuit froide était tombée depuis quelques heures, déjà. Le corps de Lamiah gisait dans la boue et la poussière. Z’aar-Kin l’observait, sans dire un seul mot. Le docteur posa sa main sur l’épaule du garçon, il la pétrit un moment, et il s’évanouit dans les ténèbres. À cet instant, un cheval arriva au galop. Son cavalier mit pied à terre, et allait parler à l’enfant quand il vit le corps de Lamiah. Se ravisant, il s’agenouilla à côté de Z’aar-Kin, et il lui enserra paternellement la main. C’était un Elfe, blond aux yeux verts, tout vêtu de blanc et d’argent. La tiare sur son front indiquait qu’il était important, et il le devait bien, car ce n’était nul autre que le roi Aëllander de Graï’deï. 

    — C’était ta mère ? Je suis désolé…

     Z’aar-Kin ne répondit pas.

    — Le temps que je convainque Finn… il était trop tard. Ses hommes reviendront pour toi. Tu es un sujet lusdrosite, je ne peux pas t’emmener loin de ce pays… Tu serais considéré comme un hors-la-loi.

    Il se rendit compte qu’il parlait dans le vide, car Z’aar-Kin ne l’écoutait absolument pas. Il décida donc de s’y prendre autrement. Tout d’abord, il aida l’enfant à offrir une sépulture à Lamiah, un peu en-dehors de la ville. Ensuite, il le prit sur son étalon, et fila au palais royal. Il fit irruption en plein repas, dans la salle des banquets. Le roi Finn se leva en le voyant arriver à toute allure.

    — Aëllander ! s’exclama-t-il. Nous ne vous attendions plus, où étiez-vous paaaaaah ! Qu’est-ce que c’est que… ce déchet derrière vous ?

    Il venait d’apercevoir Z’aar-Kin Kerek trotter derrière Aëllander.

    — Que quelqu’un le fasse sortir ! Capitaine Declan ! Occupez-vous donc de cette charogne !

    Arcius Declan s’approcha de l’enfant, mais Aëllander s’interposa, et, d’un uppercut foudroyant, remit le capitaine à sa place : par terre.

    — Aëllander ! cria le roi Finn. Qu’est-ce que signifie cette comédie ?

    — Je ne vous aime pas, Finn, répondit le roi de Graï’deï.

    — Mesurez vos propos ! Vous n’êtes pas dans votre royaume de faibles !

    — J’ai décidé de suspendre tous nos accords commerciaux, Finn. C’est fini. La seule chose qui permettait à l’armée de Lusdrosa de surpasser celle de Safirel, c’était la qualité de ses armes, que Graï’deï fournissait. Mais c’est terminé.

    — Quoi ?! s’étrangla Finn. Vous… Vous ne pouvez pas !

    — Oh si, je le peux. Les horreurs que vous faites subir à votre peuple ont achevé de me convaincre que vous resterez un petit roitelet jusqu’à votre mort.

    — Si vous faites référence à la dégénérescence de ce matin, ce n’est pas mon peuple. C’est un chien malade qui gangrène mon peuple.

    — Cette femme était un être vivant comme les autres. C’était une mère. Regardez ! 

    Il montra Z’aar-Kin.

    — Cet enfant n’a plus rien désormais !

    — Il n’avait qu’à naître d’une autre femme.

    — Il suffit ! Voici le marché : vous intégrez cet enfant à l’académie militaire. À partir de maintenant, ce garçon est votre fils. Il sera éduqué, logé, et nourri comme le dauphin. Nestor restera ici pour vérifier que vous vous acquittez convenablement de votre tâche. Si vous faites ce que je vous demande, alors nous reprendrons nos échanges.

    — Sinon ?

    — Safirel sera ravi de me compter parmi ses alliés.

    Le roi Finn serra les dents.

    — Très bien ! lâcha-t-il. Très bien ! Cependant, jamais ce rebut ne sera considéré comme mon enfant. Il sera un simple élève de l’académie, même s’il sera logé et nourri ici.

    — Alors nous avons un accord…

    Aëllander se retourna vers Z’aar-Kin et le prit par les épaules.

    — Regarde-moi dans les yeux, mon enfant. Je sais que tout va très vite, que tu es perdu… Mais désormais, tu ne manqueras plus de rien. Je viendrai te voir aussi souvent que je le peux. Tu as ma parole.

    — Je veux maman… répondit faiblement le garçon. Je veux qu’elle revienne.

    — Ta maman sera toujours avec toi. Là.

    Il posa son doigt sur le cœur de l’enfant.

    — Tu ne seras jamais seul.

     

     

     

    Et ce fut ainsi que Z’aar-Kin Kerek intégra l’académie militaire de Ludmilla. Ce fut ici, enfin, que son héritage Elfe Noir lui servit. En effet, les Elfes Noirs étaient peut-être insensibles à la magie, mais ils comptaient parmi les plus fins stratèges qui existèrent en Ancarano. Il fut donc peu surprenant que Z’aar-Kin excellât dans les cours d’histoire militaire et de tactiques guerrières. Il apprit à lire, à écrire, à compter, à s’exprimer convenablement. Bien sûr, il était régulièrement victime des mauvaises farces des autres étudiants, et des brimades des enseignants. Il redoutait par-dessus tout de croiser le capitaine Arcius Declan, où que ce fût dans le palais, car ce dernier n’hésitait pas une seule seconde à le violenter et à le molester fortement. Pour forger le caractère, disait-il. Nestor Hicox, l’Orque chambellan du roi Aëllander, n’avait pu rester qu’un temps à Ludmilla, et avait finalement dû repartir chez lui, donc Declan avait le champ libre pour agir à sa guise. Declan adorait inspirer la crainte au jeune Kerek, toutefois, sans le savoir, il alimentait un sentiment très fort chez le garçon : la haine. Z’aar-Kin vouait au capitaine une animosité qui frôlait la malveillance pure. Heureusement, sa vie finit par s’améliorer, car il rencontra un jour un autre Elfe Noir… Un petit garçon, comme lui. Cette rencontre se fit par le hasard le plus pur, et faillit bien ne jamais avoir lieu. En effet, suite à de nouvelles brimades du capitaine Declan, Z’aar-Kin erra dans le palais, et échoua dans la salle de repos des élèves… où il tomba sur un jeu d’échecs. Il ne savait pas comment ce jeu se pratiquait, donc il prit une pièce au hasard, la reine blanche, et la posa au milieu de l’échiquier, entre deux cases.

    — Ce n’est pas comme ça qu’on joue, fit une petite voix. 

    Z’aar-Kin sursauta, et leva les yeux. De l’autre côté du plateau, il y avait ce garçon Elfe Noir. Il prit la pièce qu’avait bougée Z’aar-Kin et la remit à sa place.

    — Je vais t’apprendre comment on joue aux échecs. Tu t’appelles comment ?

    — Euh… Z’aar-Kin. Z’aar-Kin Kerek.

    — Moi, c’est Arkz.

    Arkz était comme Z’aar-Kin. Il avait la peau bleue et les cheveux noirs. Néanmoins, ses yeux était de couleur or. Ils étaient comme deux flambeaux qui illuminaient la nuit la plus obscure depuis les tréfonds des abysses.

    — Tu sais jouer à ça ? demanda Z’aar-Kin, à la fois intrigué et heureux de rencontrer enfin un autre comme lui.

    — Bien sûr, Z’aar-Kin. Ça s’appelle “jeu d’échecs”. C’est intéressant.

    — Tu peux m’apprendre ?

    — Je ne comptais pas faire autre chose, mon ami.

    Ami ? “Mon” ami ? Z’aar-Kin rougit. Mon ami… Ces deux mots le faisaient frissonner et lui donnaient la chair de poule.

    — Tu habites ici ?

    — Oui. Je viens d’un endroit très éloigné, je suis obligé de rester ici. Mais je subis les mêmes traitements que toi. Si tu veux, Z’aar-Kin, nous pourrons jouer ensemble souvent. À deux, les choses sont moins dures à supporter.

    — Oh ça oui ! Surtout à cause du cap’taine Declan…

    — Ne te préoccupe pas de lui pour l’instant. Il profite de son pouvoir. C’est normal. Bon, on la fait, cette partie d’échecs ?

    — Eh bien apprends-moi !

     

     

     

    Cette amitié naissante fut providentielle, car chaque jour dès lors, après la fin des cours, Z’aar-Kin et Arkz se retrouvaient pour une partie d’échecs et passaient un peu de temps ensemble pour apprendre à se connaître. Enfin, à vrai dire, c’était plutôt Arkz qui apprenait à connaître Z’aar-Kin. Ce dernier était en effet assez bavard. Il était tout le temps excité ou enjoué, ce qui contrastait lourdement avec le caractère taciturne du jeune Arkz. Les années passèrent, et les deux amis grandirent côte à côte, devenant de véritables frères. À 13 ans, ils n’avaient plus de secrets pour l’un et l’autre. Z’aar-Kin apprenait beaucoup aux côtés d’Arkz. Ce dernier lui enseignait des leçons bien plus précieuses que tous les cours de stratégie ou d’études des champs de bataille. Z’aar-Kin avait évolué. Il avait appris à faire le dos rond, à laisser glisser les insultes et les méchancetés. Il n’était pas encore assez fort pour se venger spécifiquement du capitaine Declan. Arkz l’incitait même à ne pas se venger. Cependant, plus Z’aar-Kin grandissait, plus ses sentiments envers son ami s’obscurcissaient. En effet, ce dernier avait un comportement des plus étranges. Il ne s’énervait jamais, il ne s’excitait jamais, et il parlait toujours avec une étrange maturité, pour son âge. En revanche, et cela, Z’aar-Kin ne pouvait le nier, Arkz était certainement l’un des élèves les plus brillants de l’académie. Il surpassait même Z’aar-Kin dès qu’il s’agissait de stratégie, et cela se révélait de façon explosive lors de leurs parties d’échecs passionnées. Parfois, pendant les vacances, Nestor Hicox, le chambellan d’Aëllander, venait voir comme son cursus se déroulait. Le jeune garçon pouvait l’entretenir des heures durant sur Arkz, vantant ses qualités, mais taisant ses sentiments ambigus à son égard.

    Quand Z’aar-Kin atteignit ses 15 ans, il rencontra un autre étudiant, aussi brillant que lui, un Elfe du nom de Lughan Lux. Ils avaient réussi à passer les examens supérieurs et faisaient partie des rares admis à pouvoir suivre les cours avancés. Bien que Lughan n’aimât pas la personne qu’était Z’aar-Kin, il respectait l’étudiant doué qu’il était. Néanmoins, le fait le plus étrange se produisit peu après, quand l’Elfe Noir fit la connaissance de Greernell, une autre Elfe, aux cheveux noirs bouclés et aux grands yeux verts, qui n’était autre que… la fille du roi Finn. Il fut très étrange, et même malvenu pour certains, que l’héritière du trône s’attachât à un rebut. Mais les faits ne pouvaient être niés. Lughan, Greernell, et Z’aar-Kin devinrent peu à peu des amis proches. Et tandis que Z’aar-Kin progressait enfin vers le bonheur, Arkz empruntait un chemin différent.

    Arkz considérait Z’aar-Kin comme son frère jumeau, et s’il était, en un sens, heureux que ce dernier soit enfin reconnu à sa juste valeur, il ne pouvait pour autant ignorer les affronts et les horribles épreuves qu’il avait subis. Évitant Lughan et Greernell autant que faire se pouvait, il s’enfonçait profondément dans une sinistre quête de pouvoir dans le but de venger son frère. Presque par hasard, il apprit l’existence d’une technique martiale et spirituelle ancienne, réputée si sombre et si redoutable que les rois de Lusdrosa s’étaient voués à son bannissement total. Pourtant, la technique avait subsisté. Bien qu’ayant intégré l’armée lusdrosite, Arkz dépensa la quasi-totalité de son temps et de son énergie dans l’apprentissage de cet art, le Z’aarasha, et il le peaufina, l’améliora, et réussit à l’adapter à sa personnalité. Le Z’aarasha était une pratique dangereuse, tant pour celui qui l’utilisait que ceux qui en étaient victimes. Quand Arkz en eut une maîtrise parfaite, il était âgé de 25 ans.

    Pendant tout ce temps, Z’aar-Kin avait achevé ses études et avait également intégré l’armée de Lusdrosa. Les faits étaient là : Z’aar-Kin Kerek était un tacticien génial, et un meneur courageux qui se battait aux côtés de ses hommes, tâchant de ne laisser personne derrière, et doté d’un honneur infaillible. Il semblait avoir laissé un peu de sa rancœur de côté quand un jour, le roi Finn lui-même vint lui présenter des excuses et lui demanda son pardon pour les débuts difficiles de leur relation. Désormais, Kerek était un élément indispensable à l’armée, et s’il y avait bien un homme capable de rendre à Safirel la monnaie de sa pièce, c’était bien lui, et cela, Finn le savait. Il promut l’Elfe Noir au rang de colonel, tandis que Lughan Lux accédait au prestigieux grade de Général Suprême. Ce qui plaisait le plus à Z’aar-Kin, c’était que le capitaine Declan n’avait plus d’autres choix que de faire tout ce qu’il exigeait. C’était certainement ce qu’il trouvait le plus jubilatoire. Ce fut à ce moment précis qu’Arkz comprit que son heure était venue… Il quitta l’armée, et disparut du jour au lendemain, et Z’aar-Kin ne le revit plus.

     

     

     

    Kerek était devenu quelqu’un d’important. Il avait mené quelques escarmouches face aux troupes de Safirel, et les avait presque toutes remportées. Ses multiples succès commençaient à attirer l’attention du roi de Safirel, et ce dernier comprit peu à peu que Lusdrosa allait bientôt prendre l’ascendant. Kerek avait acquis une réputation de génie militaire. Mais ce n’était pas le cas. Non. Le véritable génie militaire se terrait comme un serpent, dans le noir et l’obscurité, attendant patiemment l’instant idéal pour répandre son venin. Cet instant vint en 1985.

    Arkz ressurgit soudainement des ténèbres. Kerek ne le sut pas immédiatement. D’ailleurs, personne ne le sut immédiatement. Néanmoins, Arkz était revenu. Il avait assemblé une petite partie du peuple lusdrosite sous son étendard… Et le peuple le suivait aveuglément et le surnommait “Darkafelt”. Bénéficiant d’un soutien financier provenant de nulle part, Arkz lança sa campagne militaire contre Lusdrosa. Désormais, il avait dissimulé son visage derrière un simple masque de bois, et arborait une ample tenue noire et violette. Tout ceci lui donnait une aura de majesté qui, couplée à sa voix mélodieuse et lancinante, lui assurait une emprise totale sur ses fidèles. Les rumeurs prétendaient même qu’il était capable de miracles. Arkz était devenu le Darkafelt.

    Z’aar-Kin fut perturbé en apprenant ces nouvelles. Plus dérangé fut-il encore quand il remarqua qu’il ne trouvait aucune trace d’Arkz nulle part. Dans aucun registre, aucun livre, rien. Il avait effacé toute mention de son existence. Z’aar-Kin, pourtant, le connaissait bien. Il savait qu’il aurait dû y prêter plus attention et essayer de raisonner son “frère”, mais il était trop tard. Arkz avait lancé ce qui allait être la plus violente guerre civile que Lusdrosa eût connu. Et Z’aar-Kin tremblait à l’idée qu’un jour, il se retrouverait face à son plus vieil ami.

    Bataille après bataille, Arkz gagnait en influence. Ses tactiques étaient hétérodoxes. Ses troupes semblaient constamment désorganisées mais il y avait toujours un instant dans le combat où son génie se révélait. Arkz avait la faculté de tourner chaque élément de la guerre à son avantage. L’acte le plus sanglant qu’il commit fut de faire pilonner, par ses ennemis, un camp militaire qui ne comportait en fait que des femmes et des enfants.

    Arkz était fréquemment accompagné d’une âme damnée, un conseiller qui répondait au seul nom d’Émissaire. Ce dernier, qui était facilement discernable de loin par son haut-de-forme vert et orangé, servait de lien entre Arkz et le peuple. D’aucuns disaient que cet Émissaire avaient déjà été aperçu, il y avait de nombreuses années, à Ludmilla, mais jamais personne ne fut capable de corroborer ces dires. Quoi qu’il en fût, Arkz avait gagné suffisamment de forces en quelques mois, et avait suffisamment affaibli l’armée lusdrosite, pour déclencher son attaque la plus audacieuse, qui mettrait un terme à la guerre : le siège de Ludmilla.

    Un soir, Arkz s’infiltra dans les appartement de Z’aar-Kin alors que ce dernier tentait, en vain, de trouver le sommeil. 

    — Bonsoir, mon frère.

    Z’aar-Kin sursauta, et se redressa en repoussant ses draps. En dépit du masque d’ébène qui cachait son visage, il n’eut aucune peine à reconnaître la silhouette du traître.

    — Arkz. Qu’est-ce que tu fais ici ?

    Z’aar-Kin bondit sur son épée, et la dégaina devant Arkz. Ce dernier leva simplement les mains en signe de reddition.

    — Espèce de traître…

    — Traître ? Le seul traître ici, Z’aar-Kin, c’est toi.

    — Je vais appeler la garde, Arkz.

    — C’est ce que je disais. Jadis, tu haïssais les Elfes. Aujourd’hui, tu vas appeler la garde pour qu’elle vienne se saisir de ton frère, de ton propre sang. Si tu fais ceci, tu te tues toi-même, Z’aar-Kin…

    Déjà les paroles d’Arkz pénétraient l’âme de Z’aar-Kin. Le colonel lusdrosite savait que son frère n’essayait que de lui faire baisser sa garde. Il raffermit sa prise et dressa la lame jusqu’à la gorge du traître masqué.

    — Qu’est-ce que tu veux, Arkz ?

    — Te voir une dernière fois. Mes forces attaqueront bientôt Ludmilla. Nous nous retrouverons face-à-face, et je sais qu’aucun de nous n’aura de pitié. Je voulais juste que tu comprennes pourquoi je fais tout cela.

    — Et pourquoi donc ?

    Z’aar-Kin se rendit compte que c’était une erreur de laisser la porte ouverte à Arkz. Il ne devait pas lui permettre de placer un mot. Mais c’était trop tard.

    — Tu m’as manqué, Z’aar-Kin…

    — Viens-en au fait.

    — Viens avec moi. Rejoins-moi. Ce que je fais, c’est pour toi, Z’aar-Kin. Pour toi.

    — Pour moi ? Arkz ! Tu massacres des innocents ! Tu détruis le pays ! Tu as même osé mettre en échec plusieurs de mes tactiques !

    — Tu es le seul à en être étonné. Je t’ai toujours dominé en stratégie. Cependant, je ne fais pas cela contre toi. Tu ne comprends pas ? Je te venge ! Ces sales Elfes ont détruit ta vie. Les grands de ce monde sont la cause de ta misère. Le capitaine Arcius Declan, tu as toujours désiré le faire payer pour ce qu’il avait fait. Viens avec moi. Je ne souhaite pas en arriver à des extrémités que je regretterai…

    —Arkz… Arkz… Tu es devenu fou…

    Z’aar-Kin baissa l’épée.

    — Tu n’es plus toi-même… Je ne sais pas ce que tu as fait durant tout ce temps, mais cela t’a visiblement détruit l’esprit. Tu disais avant que la vengeance était une terrible idée. Et aujourd’hui, tu sèmes la mort et la destruction, tu cherches à éradiquer les Elfes… Tu as perdu la tête. Rends-toi, maintenant. Je peux t’aider…

    — M’aider ? Tu… tu… veux… m’aider ?

    Arkz secoua la tête, à la fois perturbé et outré parce que Z’aar-Kin venait de dire. Il ne dit plus rien, et se retira lentement dans un coin plus sombre que partout ailleurs dans la chambre. Son manteau de noir et de violet se fondit dans l’obscurité.

    — Je suis désolé, Z’aar-Kin… Je ne voulais pas que notre histoire se termine ainsi. Si jamais je l’emporte sur toi, je poursuivrai ton rêve. Je le promets. Je te le promets.

    — Arkz… Arkz !

    Trop tard. Arkz avait disparu dans les ténèbres de ses machinations. Z’aar-Kin se précipita vers le coin d’ombre, mais ce n’était pas un tour de passe-passe. Arkz s’était réellement évanoui. À cet instant, un soldat entra brutalement dans la chambre, complètement paniqué.

    — Mon colonel ! s’écria-t-il.

    — Qu’y a-t-il, Galbor ?

    — Le roi… Le roi est mort.

    — Hein ?! Comment ?

    — Quelqu’un l’a poignardé dans son sommeil.

     

     

     

    Finalement, les forces d’Arkz assiégèrent la citadelle de Ludmilla. Même si l’armée de Lusdrosa était préparée au combat, la mort subite du roi l’avait fortement secouée. Durant trois jours et trois nuits, les soldats du colonel Kerek et du général suprême Lux repoussèrent avec hardiesse et courage les raz-de-marée de dissidents. Mais, au commencement du quatrième jour, la férocité eut raison de la vaillance et enfonça les défenses en hurlant leur terrible cri de guerre : “Taadi’ra Darkafelt”.

    La bataille au sein de la ville fit rage. Les séparatistes d’Arkz livraient des combats acharnés, d’une violence sans égale, et, paradoxalement, ne faisaient aucun écart concernant les civils. Ceux qui prenaient les armes étaient éliminés, néanmoins ceux qui n’intervenaient pas étaient épargnés, et même protégés. Tout ceci culmina sur la place devant le palais. La princesse Greernell observait le conflit depuis le balcon de sa tour, tandis que Lughan Lux et Z’aar-Kin Kerek faisaient face aux fantassins du Darkafelt. Ce dernier se montra enfin, et s’engagea dans un duel avec son frère. Les épées s’entrechoquèrent et virevoltèrent, sifflant dans les airs.

    Lughan se joignit également au ballet, mais il fut incapable d’empêcher la fatalité qui devait inévitablement se produire : Arkz planta profondément ses lames dans le cœur de Z’aar-Kin Kerek. Hurlant de rage, Lughan se jeta sur le meurtrier de son ami alors que ce dernier tombait à genoux et rendait, dans un hoquet de tristesse, son ultime souffle de vie. Arkz lui rendit un regard aussi troublé, et cette seconde d’inattention lui fut fatale. Il redirigea ses cimeterres sur Lughan, mais celui-ci lança son épée à la transversale, et il brisa le masque d’ébène et déchira le visage de l’Elfe Noir qui, vaincu, fut projeté en arrière, parmi ses troupes.

    La défaite d’Arkz résonna entre tous ses spadassins, qui se rendirent pour la plupart. Jamais le Darkafelt n’aurait perdu un duel… et il s’avérait par conséquent qu’Arkz n’était pas le Darkafelt. Cependant, le corps de l’usurpateur était introuvable parmi les cadavres qui jonchaient les rues de la belle cité. Le général Lux en conclut que le lâche avait survécu à sa blessure, et qu’il était parti mourir dans un coin lugubre, là où la pourriture-même était moins fétide que son âme.

    Jamais personne n’eut aussi tort que Lughan Lux… Car c’était dans bel et bien dans les ombres qu’Arkz avait remporté la bataille. Pendant que toute son armée donnait l’assaut, un mercenaire talentueux, indiqué par l’Émissaire, s’était introduit dans le palais, et avait récupéré le trésor familial des Kerek. Après deux décennies, le trésor était enfin revenu entre les mains d’un être digne de les poser dessus.

     

     

     

    Deux années de calme et de sérénité s’égrainèrent. Arcius Declan avait pris sa retraite depuis quelques temps déjà, et son fils, Arcius Declan II, officiait en tant que capitaine de la garde au palais de Ludmilla. Désormais, il se consacrait à la culture de ses légumes, et à l’éducation de ses quatre autres enfants : Filis, Dulon, Murno et Luna.

    Un jour d’été, Declan reçut la visite d’un étranger. Ce dernier arborait une tenue noire et violette et exhibait, sur son visage, un masque d’acier marqué de motifs noirs qui ne cessaient de s’entrelacer. Ses longs cheveux noirs étaient coiffés en arrière, hormis une unique mèche rebelle qui bouclait devant son visage. Ses yeux à l’iris d’or brillaient tels deux brasiers furieux qui désiraient tout dévorer.

    L’étranger s’était perdu. Declan, dans sa bonté ultime, lui proposa d’entrer chez lui pour discuter du chemin autour d’un verre. La conversation alla bon train quand Declan demanda à l’étranger d’où provenait le masque, car, dans sa vie passée, il était sûr d’avoir déjà aperçu pareil artefact.

    — Dites-moi, étranger, où avez-vous acquis cet étrange masque ? demanda-t-il de sa voix jadis puissante, réduite à un chevrotement pitoyable désormais.

    — C’est un trésor de famille… Il appartenait à mon frère, Z’aar-Kin Kerek. 

    Declan blêmit.

    — Vous vous souvenez de lui, n’est-ce pas ? Vous avez pendu sa mère devant la ville entière. Aujourd’hui, je suis ici pour réaliser la dernière promesse que j’ai faite à Z’aar-Kin. 

    Brusquement, il se leva, et planta une dague dans le ventre de l’ancien capitaine, et lui ouvrit intégralement l’abdomen. Il s’assura que Declan rendait ses derniers souffles de vie tandis qu’il s’occupait du restant de sa famille. Lorsque vint son tour, Luna, la plus petite, qui était âgée de douze ans, lui demanda qui il était. Il prit un instant pour répondre.

    — Z'aar-kin. 

    En dehors d’Arcius Declan II, qui était absent, personne ne réchappa au massacre. Personne. Et la dernière parcelle d’humanité qui habitait Arkz s’éteignit comme une braise sous un vent d’automne.


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