• Le Hollandais Voleur

    Août 2008 : dans la ville de Budva, au Monténégro, une agente du Vatican se lance à la poursuite d'un trafiquant de drogues appelé De Hertog et qui aurait volé une relique au Saint-Siège. Mais comment trouver un homme dont on ignore totalement l'identité ?

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    Le Hollandais Voleur

       Tout le monde se retournait dans la rue pour la contempler. Ses talons hauts de dix centimètres claquaient contre les pavés du trottoir. La démarche chaloupée de ses hanches était un aimant qui attirait tous les regards. La mer de passants s’écartait respectueusement en deux sur son passage et la laissait tranquillement avancer, comme si elle était la réincarnation de Moïse. Elle marchait d’un pas déterminé, sachant précisément où elle devait se rendre. Une adolescente se mit sur son chemin et lui tendit un bout de papier déchiré et un crayon rongé, balbutiant trois ou quatre mots. Elle les prit délicatement, lui fit un sourire rassurant, et lui rendit le papier signé. Le visage de l’adolescente s’illumina alors qu’elle s’en retournait près de sa mère pour lui montrer la signature qu’elle allait certainement mettre dans un cadre le soir-même. La femme prit sur la gauche et entra dans un magasin de thé. L’échoppe rectangulaire était toute petite, à peine vingt mètres carrés. Des étals et des bacs en bois étaient apposés aux murs et présentaient différentes variantes de thés verts, bleu-vert, blancs, rouges et noirs. Les arômes se mélangeaient et assaillaient les narines de la jeune femme.

    — Je peux vous aider ?

         Elle se tourna, et aperçut un jeune homme au comptoir. Elle s’approcha et lui sourit en déposant son sac à main sur la table.

    — Bonjour. Je cherche Luigi Baghesi. Il me semblait qu’il gérait cette boutique.

    — Il est sorti fumer. Il ne devrait pas tarder à revenir.

    — Je vais l’attendre dehors, alors. Merci.

          La jeune femme reprit son sac et sortit sur le palier. Dans le ciel orangé parsemé de nuages gris, le soleil amorçait sa descente vers l’Ouest. Elle soupira en pensant que le père Luigi Baghesi ne s’était toujours pas débarrassé de sa dévotion pour la cigarette. Cela faisait au moins quinze ans qu’elle ne l’avait pas revu. Elle aurait voulu que les circonstances de leur réunion fussent plus joyeuses que celles qui l’avaient amenée jusqu’ici, dans la ville côtière de Budva, au Monténégro. Elle tourna la tête sur le côté. En contre-bas, sur l’iridescente Mer Adriatique se détachait la silhouette de l’île de Sveti Stefan, un petit village de quatre cents habitants transformé en complexe hôtelier par un millionnaire russe. Le vent porta une odeur de tabac à son nez. Elle jeta un œil de l’autre côté et reconnut immédiatement le père Luigi Baghesi, en dépit des quinze années supplémentaires qui s’étaient accumulées sur ses épaules voûtées. Les rides striaient son visage à la barbe blanche, son corps s’était affaissé et émacié. En tant que fervent adepte de l’ordre des Minimes, le père Luigi vivait dans l’austérité la plus complète, et n’avait ainsi jamais changé de vêtements. Sa chemise ouverte sur un t-shirt blanc et son pantalon marron clair, la jeune femme les avait toujours connus. À l’image de leur propriétaire, ils s’étaient effilés et troués, mais il les portait toujours. En le voyant ainsi, la jeune femme ne put retenir un sourire. Elle se précipita à sa rencontre.

    — Mon père ! s’exclama-t-elle. Quelle joie de vous revoir ! Ça fait si longtemps ! Vous n’avez pas changé !

         Le regard hagard des yeux jaunis du vieil homme lui fit comprendre qu’il ne la remettait pas.

    — C’est moi, mon père. Jihanne !

    — Jihanne ? Doux Jésus, c’est bien toi ? Que tu as grandi !

          Il la prit dans ses bras. Il avait toujours ce terrible accent milanais. Le soufre de la nicotine jaillissait de sa bouche à chaque mot qu’il prononçait et s’engouffrait dans les narines de Jihanne.

    — C’est sœur Camille, désormais, répondit-elle en se dégageant.

    — Sœur ? Peu importe, pour moi, tu restes ma petite Jihanne, dit-il dans un sourire qui dévoila toutes ses dents jaunes. Qu’est-ce qui t’amène au Monténégro ?

    — De bien sombres affaires, je le crains, mon père.

          Le père Luigi adopta une mine grave.

    — Allons en parler.

          Il passa la tête dans l’encadrement du magasin de thé.

    — Zoran, je peux te laisser le magasin pour une demi-heure ? Sœur Camille a besoin de me parler d’une affaire très importante. Je fais au plus vite.

    — Ne vous inquiétez pas, mon père, répondit dans un sourire le jeune homme au comptoir. Allez vous occuper de vos affaires.

     

     

     

         Plus ils avançaient dans la rue, plus le père Luigi s’étonnait de voir les passants se retourner après avoir croisé Sœur Camille. Ce sentiment de malaise s’accentua quand ils entrèrent dans un café, le Crven. Le père Luigi appréciait d’ordinaire le Crven, car il disposait dans sa salle du fond de boxes pour les discussions privées. Toutefois, aujourd’hui était un jour spécial, et le vieil homme se sentait terriblement gêné en traversant le café avec sa compagne que tous les consommateurs dévisageaient. Une fois qu’ils furent installés dans l’un des boxes, il ne put s’empêcher de demander enfin la raison de tous ces regards indiscrets. Sœur Camille sourit.

    — J’ai travaillé, enfin, je travaille, pour Victoria’s Secret.

    — Comme styliste ?

    — Comme mannequin.

       La mâchoire et les bras tombèrent du pauvre père. Il avait élevé cette jeune femme presque depuis sa naissance, il l’avait correctement éduquée, dans le droit chemin, dans le respect des valeurs enseignées par le Seigneur. Comment avait-elle pu…

    — C’est un travail de couverture, continua-t-elle.

       Le père Luigi fut encore plus médusé. Brusquement, Sœur Camille baissa le ton et se rapprocha de son ancien mentor.

    — Je travaille pour le Saint-Siège. Pour le compte de Son Éminence le cardinal Czarodziej.

    — Le compte de… Ma fille… tu es une agente de l’Ufficio del Silenzio…

    — Oui.

    — C’était une voie que je ne voulais pas pour toi. Ce cabinet n’apportera jamais rien de bon au Vatican, ma fille. C’est pour cette raison que je l’ai quitté. Trop de sang sur les mains…

    — Le cabinet a changé, mon père. L’Ufficio ne s’occupe plus d’effacer les traces compromettant la véracité des Évangiles. Désormais, nous recherchons et rapatrions au Saint-Siège les reliques des Saints et des martyrs.

       Le père Luigi esquissa une moue désapprobatrice. L’Ufficio del Silenzio, le Cabinet du Silence, existait dans l’ombre depuis des siècles et des siècles. Ses agents étaient sélectionnés parmi les plus fidèles d’entre les plus fidèles. Ils devaient jurer allégeance au Saint Père d’abord mais au cardinal responsable de la cellule avant tout. Luigi Baghesi avait été contacté par le cardinal Czarodziej, et avait servi de chef des opérations sur le terrain. À son époque, les agents de l’Ufficio traquaient et éliminaient tous ceux qui parjuraient la voie du Christ, ce qui était en soi une activité qui ne manquait pas d’ironie.

    — Que fais-tu ici, alors ? demanda-t-il. Tu es venue au Monténégro pour moi, pour mon réseau d’informations… Que veux-tu ?

    — Une relique sainte a été dérobée au Vatican.

    — Quelle relique ?

    — Le corps de Thomas.

    — L’apôtre prétendument frère jumeau du Christ…

    — D’après les examens de l’Ufficio, il s’agirait réellem…

        Le père Luigi la coupa sèchement.

    — Tais-toi. Ne dis rien. Je ne veux pas savoir…

    — … Très bien… Nous avons retrouvé la trace de la personne qui s’est emparée de la relique, jusqu’ici, à Budva.

    — Tu souhaites donc que je t’aide à le retrouver. Tu as une photographie de lui ?

    — Non… Nous ignorons son visage et son nom.  Nous avons attrapé l’un de ses agents, qui a été assassiné sous nos yeux avant de parler. Il a dévoilé uniquement deux mots. De Hertog.

    — De Hertog ? Ça signifie “le Duc” en néerlandais.

    — C’est tout ce que nous savons.

    — Je vais voir ce que je peux faire… Cependant, je vais être très clair. Ce sera la seule fois que je t’aiderai. Je ne veux plus rien à voir avec l’Ufficio del Silenzio. Une fois cette affaire réglée, je te demanderai de partir.

    — Je comprends.

          Le père Luigi se leva.

    — Tu as quelque part où passer la nuit ?

    — Je loue une chambre dans un hôtel près du port.

    — Tu devrais venir chez moi. C’est un peu petit, mais tu ne paieras rien.

    — Non, je préfère qu’on ne nous voie pas trop ensemble, mon père.

    — L’Ufficio t’a inculqué des notions de luxe, on dirait.

          Sœur Camille ferma les yeux pour ne pas s’énerver. Le cardinal Czarodziej l’avait prévenue. Il lui avait dit que le père Luigi serait réticent à l’idée d’avoir à nouveau affaire à l’Ufficio del Silenzio, même si c’était de loin.

    — C’est juste, répondit-elle, que si De Hertog, en admettant qu’il existe, s’attaque à moi, vous ne serez pas visé.

    — C’est trop tard, grommela le vieil homme. Reviens me voir demain au magasin de thé. J’aurai tout ce que tu désires. Tu as un numéro de téléphone ? Laisse-le moi, au cas où.

     

     

     

         Sœur Camille arriva au pied de son hôtel sur les coups de dix-huit heures. Elle se dirigea à la réception, récupéra la clé de la chambre 303, et passa par l’escalier plutôt que l’ascenseur. Une fois dans sa chambre, elle laissa tomber son sac à main sur la moquette et s’écroula sur son lit. Les souvenirs l’assaillirent à ce moment. Elle revit le père Luigi Baghesi la récupérer dans les décombres de sa petite maison au Ghana. Elle le revit dire que jamais elle ne devait se laisser dire qu’elle était différente à cause de ses origines ghanéennes et persanes, qu’elle était tout autant un enfant de Dieu que les autres. Dieu. Elle avait été élevée dans l’amour et la crainte de cet être suprême, le Créateur, le Seigneur. Son intronisation à l’Ufficio del Silenzio lui avait révélé une autre façon de le servir.

       Elle se redressa et s’assit au bord du matelas pour détacher les escarpins de ses pieds. Cela lui fit un bien fou de pouvoir bouger les orteils. Elle se massa la plante un instant. Elle était attristée que le père Luigi ne fût pas capable de passer au-delà de ses griefs envers l’Ufficio. Sœur Camille était pleinement une femme désormais, il pouvait la considérer comme une personne à part entière. Elle soupira. Il était de faire son rapport au cardinal Czarodziej. Elle se leva pour récupérer son sac. Sa main atteignit le téléphone au fond du premier coup. Elle composa le numéro et porta l’appareil à son oreille.

    — Dominus vobiscum.

    — Et cum spiritu tuo. Votre Éminence, je vous contacte pour mon rapport.

    — Oui, ma fille, je vous écoute.

    — Le père Luigi Baghesi a accepté de m’aider, bien qu’il m’a certifié que c’était la dernière fois qu’il désirait être en rapport avec l’Ufficio.

    — Le père Luigi Baghesi a toujours eu des avis très tranchés ! rit le cardinal. Je le reconnais bien là. Poursuivez, mon enfant.

    — Je dois retourner le voir demain. Il a dit qu’il aurait des informations sur le voleur.

    — Parfait. Recontactez-moi dès que vous aurez du nouveau dans cette sinistre affaire.

         Il raccrocha sans plus attendre. Cardinal Czarodziej. Cardinal Expéditif, plutôt.

     

     

     

       Le lendemain matin, aux alentours d’onze heures, Sœur Camille retourna au magasin de thé du père Luigi. L’employé de ce dernier, Zoran, était encore une fois au comptoir. Il replaçait des sacs et des filtres sur les étagères.

    — Oh, bonjour, ma sœur ! lança-t-il en l’apercevant du coin de l’œil. Le père Luigi est dans la remise, il ne va pas tarder. Regardez un peu autour de vous, en attendant. Si vous trouvez quelque chose qui vous plaît, dites-le moi.

       Sœur Camille déposa son sac sur le comptoir, à côté de la caisse enregistreuse, et fit le tour des bacs. Les arômes agressaient toujours ses narines. La jeune femme se demanda d’ailleurs si ce n’était pas plutôt une parfumerie. Jamais encore elle n’avait senti d’effluves aussi fortes et insistantes.

    — Pourquoi sentent-ils aussi fort ?

    — Quoi donc ? demanda Zoran, qui était retourné au comptoir entre-temps.

    — Tous ces thés.

    — Oh, nous les achetons à une plantation à quelques kilomètres de la ville. Ils sont traités longtemps avant d’être expédiés. Leur saveur est encore plus intense.

    — Tous ? Il y a pourtant des thés très différents.

    — Ils ont acheté des plantes et beaucoup de savoir-faire, à la plantation. Ce sont les fournisseurs de quasiment toute la région. En fait, ce sont les meilleurs du pays…

    — D’accord…

       Le père Luigi sortit de la remise à cet instant. Ses traits étaient tirés et des cernes noirs comme la nuit le maquillaient.

    — Bonjour, mon père, lui dit Sœur Camille.

    — Bonjour, ma fille. Viens, suis-moi. Zoran, reste dans la boutique, s’il te plaît. Je t’appellerai si j’ai besoin de toi.

    — Très bien, mon père, répondit le loyal Zoran.

        Sœur Camille récupéra son sac et suivit son ancien mentor en poussant le rideau qui séparait l’échoppe de l’arrière-boutique. Le local était aussi grand que le commerce, mais avait l’avantage de disposer d’un ordinateur. Cela sentait tout de même l’humidité, et c’était mal éclairé. Sœur Camille ne sentait pas à son aise. Le père Luigi l’invita à s’asseoir sur un tabouret, et elle s’exécuta. Quant à lui, il prit place devant l’ordinateur, un gros engin ridiculement volumineux par rapport aux machines qui étaient fabriquées depuis ces derniers temps. Néanmoins, Sœur Camille était surprise de constater que le vieil homme avait enfin décidé d’adopter la technologie qu’il honnissait tant jadis.

    — Voilà tout ce que j’ai trouvé.

       Il prit une chemise en papier et la donna à Sœur Camille. Elle sourit. Non, il n’avait en fin de compte pas changé d’un poil. La chemise transpirait le tabac. La jeune femme l’ouvrit, et regarda les documents qu’elle contenait.

    — De Hertog, dit Luigi, c’est un trafiquant de drogues. Il utilise l’alias de Dominic Travelian. Impossible de savoir s’il s’agit de son vrai nom ou pas. D’après mes informateurs et les recherches de Zoran, il…

    — Zoran ? l’interrompit Sœur Camille, qui haussa un sourcil interrogateur.

    — Zoran sait y faire avec un ordinateur, dit-il en pianotant dans le vide. Il a mon entière confiance. C’est un jeune homme qui cherche à payer sa dette à la société, et qui le fait du mieux qu’il le peut.

    — S’il a votre approbation, il a également la mienne. Excusez-moi, mon père, continuez, je vous prie.

    — D’après les recherches de Zoran, De Hertog est diplômé de Cambridge, et il possède un doctorat en chimie.

    — Cambridge ? Il est donc Anglais.

    — Ou très riche. Ou les deux. Ne tirons pas de conclusions hâtives.

      Sœur Camille tira une photographie de la chemise. C’était le portrait d’un homme blond en costume qui marchait dans la rue.

    — Dorian Típota, dit Luigi avant qu’elle ne pose la question. Apparemment l’un des associés de De Hertog. Il vit à Budva. Homme d’affaires d’origines grecque et irlandaise. Il possède un hôtel à Sveti Stefan.

    — Vous pensez qu’il blanchit de l’argent pour De Hertog ?

    — C’est une possibilité.

       Sœur Camille tira une dernière photographie de la chemise. C’était une femme en tenue noire, une rousse volcanique aux cheveux bouclés et aux yeux d’émeraude.

    — Kyll Nox, acheva Luigi. Une parfaite inconnue. Pas de casier judiciaire, pas de permis de conduire, pas de passeport… Une femme invisible. Ce qui fait d’elle une suspecte potentielle. Tout ce qu’on sait, et encore, c’est une supposition, c’est qu’elle ferait le lien entre Típota et De Hertog.

    — Vous avez encore autre chose ?

    — Hélas, non.

    — C’est déjà beaucoup, mon père ! Je vous remercie infiniment d’avoir fait tout ça !

    — Qu’est-ce que tu vas faire ?

    — Faire un petit tour sur l’île de Sveti Stefan. Je suis subitement déçue de mon hôtel sur le port, déclara Sœur Camille avec un sourire.

    — Je vais t’accompagner.

    — Non, mon père, ça pourrait être dangereux.

    — Tu joues avec des narcotrafiquants, ma fille. C’est forcément dangereux.

    — Non, vous êtes trop…

         Elle allait dire “âgé”, mais se retint.

    — Enfin, je veux dire, vous n’êtes plus aussi agile qu’avant…

    — Oh, je t’en prie, épargne-moi les évidences. Je vais dire à Zoran de s’occuper de la boutique pour aujourd’hui.

     

     

     

        Sœur Camille et le père Luigi abordèrent l’île de Sveti Stefan deux heures plus tard. La jeune femme se sentait émoustillée à l’idée de mener une mission avec son ancien mentor. Ce dernier ne semblait pas aussi enchanté. Le soleil était haut dans le ciel, si perpendiculaire à la ville que presque aucune ombre n’était projetée. L’île de Sveti Stefan était située à quelques centaines de mètres de Budva, et y était reliée par un pont, mais c’était comme entrer dans une dimension complètement différente. Les rues étaient spacieuses, l’air était frais, les voitures garées étaient des voitures de luxe, de vieux hommes en costume déambulaient avec des jeunes filles à chaque bras. Quand des millionnaires russes avaient investi à Sveti Stefan, ils avaient amené avec eux tout le système de la Sainte-Mère Russie. C’est-à-dire les filles qui vendaient volontiers leurs fesses pour un passeport français ou allemand, les pleins-aux-as qui investissaient dans tout ce qui était vivant ou non et les jeunes qui roulaient en Subaru à contre-sens.

        Sœur Camille et le père Luigi arrivèrent en vue de l’hôtel appartenant à et dirigé par Dorian Típota, l’Acacia. Quelques recherches approfondies effectuées par Zoran avaient dévoilé que Típota était sensible aux charmes des jeunes filles provenant de pays africains. Coup de chance, coïncidence, ou scénario bancal ? Toujours était-il que cela faisait l’affaire de Sœur Camille. Restait à convaincre Luigi Baghesi qu’elle allait devoir user de son corps pour parvenir à ses fins. Et ceci était une toute autre affaire.

    — Ma fille ! se scandalisa-t-il. Qu’ont-ils fait de toi, à l’Ufficio ? D’abord mannequin, maintenant… ça !

    — Mon père, soupira Sœur Camille. Je ne me prostitue pas, je ne vends pas mon corps. C’est simplement de la couverture.

    — Tu es en train de détruire tes vœux ! Oh, Seigneur, plus cette histoire avance, plus je suis convaincu que l’Ufficio del Silenzio n’aurait jamais dû exister ! Je vous en supplie, Seigneur, rendez à cette fille perdue la raison et la foi qui jadis faisaient d’elle la plus respectable des femmes.

    — Mon père… J’ai toujours la foi… Depuis toujours. Je vous en prie, cessez de vous morfondre ! Les temps changent. Il faut s’avoir s’adapter.

    — Au point de renier tout ce en quoi l’on croit ? Non, jamais.

    — Vous dramatisez.

    — Et tu prends ça trop à la légère !

        Sœur Camille ne répondit pas. C’était inutile. Plus elle argumentait, plus le père se renfrognait et se braquait. Elle perdait son temps à tenter de lui faire entendre raison.

        Ils entrèrent dans la propriété de l’Acacia. Des étendues d’herbe verte bordaient le chemin qui remontait une petite colline sur laquelle se dressait fièrement l’hôtel. L’Acacia était un savant mélange de bâtiments traditionnels et plus modernes, qui convenait par conséquent à tous les goûts. Sœur Camille et Luigi entrèrent dans le hall. Derrière les portes automatiques se tapissait un paradis de sol marbré, de murs à colonnes ioniennes et corinthiennes, et d’employées en tailleur aux couleurs du drapeau grec. Sœur Camille pensa ne pas trop se tromper en pronostiquant que le propriétaire était particulièrement fier de ses origines.

        Leur première idée fut de se diriger vers le point d’accueil. Les hôtesses dévoilaient tout des goûts de Dorian Típota : des beautés éthiopiennes possédant un certain embonpoint mammaire, un sourire engageant, et des jambes en fil de fer.

    — Laisse-moi parler, dit le père Luigi.

        Il s’accouda au comptoir de l’accueil, et l’une des beautés éthiopiennes le cribla d’un sourire magnifique.

    — Bonjour…

    — Bonjour Monsieur. Puis-je vous être utile de quelque façon que ce soit ?

    — Oui, je suis le propriétaire d’un magasin de thé à Budva. Nos ventes augmentent de façon exponentielle, et je pensais me tourner donc vers le fournissement à des entreprises. Je désirais savoir s’il était possible de prendre rendez-vous avec quelqu’un chargé de livraison ou de logistique…

        La beauté d’Afrique ferma la bouche et fronça les sourcils. Voilà une requête qui sortait de l’ordinaire. Le vieil homme lui fit un petit sourire innocent. Un petit sourire qui transpirait tant d’innocence qu’il fut impossible pour l’hôtesse de ne pas accéder à sa requête.

    — Je vais appeler un responsable, annonça-t-elle.

    — Merci.

        La jeune femme décrocha un téléphone branché de son côté du comptoir. Elle composa un numéro à deux chiffres, attendit la tonalité, et demanda à une personne de rejoindre le point d’accueil aussi tôt que possible. Elle raccrocha, confirma au père que quelqu’un descendait effectivement des bureaux, et l’invita avec sa compagne à patienter dans le petit salon.

     

     

     

        Sœur Camille et le père Luigi n’étaient assis que depuis deux minutes dans des fauteuils en cuir de Corinthe quand un moustachu dégarni en costume gris les aborda. Il tendit une main aux doigts boudinés au prêtre.

    — Bonjour, je suis le chargé d’approvisionnement. Je m’appelle Harry Hausen.

       Luigi se leva et lui serra la main et se présenta à son tour, aussitôt imité par Sœur Camille. Harry Hausen les invita à le suivre à l’ascenseur du personnel.

    — Harry Hausen ? glissa Sœur Camille dans l’oreille de son ami. Je croyais qu’il travaillait dans le cinéma.

    — Moi aussi, répondit le père Luigi. La crise touche vraiment tout le monde.

       Ils empruntèrent l’ascenseur et montèrent jusqu’au neuvième étage. Ils suivirent leur sherpa Hausen dans les méandres blancs et bleus de l’Acacia. Ce fut quand ils arrivèrent au bureau du chargé d’approvisionnement que Sœur Camille songea qu’il était temps pour elle de partir de son côté. Hausen fit entrer Luigi dans son office, mais le mannequin s’arrêta devant lui. Prétextant qu’elle n’était qu’une amie accompagnatrice, elle lui expliqua qu’elle patienterait dans le couloir. Luigi approuva d’un hochement de tête et Hausen lui indiqua le chemin pour atteindre la machine à café la plus proche. La porte du bureau se referma sur son nez. Sœur Camille secoua la tête, faisant tinter ses grosses boucles d’oreille, puis elle se mit en route. Il était temps de trouver le maître des lieux : Dorian Típota.

     

     

     

        La jeune femme erra un moment dans les couloirs de l’étage. Elle trouva par ailleurs deux fois la machine à café, sans le vouloir. Les corridors n’étaient qu’une succession sans fin de blanc à bandes bleues. Les portes n’avaient aucune caractéristique unique. Elles étaient toutes immaculées à poignée de métal. Sœur Camille s’arrêta un instant, afin de tenter de capter un bruit, quel qu’il fût, n’aurait-ce été qu’un fugace murmure. Rien ne parvint à son oreille. Déçue, elle reprit sa non-progression en réfléchissant. À l’Ufficio, elle avait appris des dizaines de façons de trouver ou de reprendre une piste. Déjà, que cherchait-elle ? Des personnes. Où avait-elle le plus de chances de rencontrer des personnes ? La machine à café, mais elle était manifestement abandonnée, elle était passée devant deux fois. Les toilettes. Les toilettes étaient un lieu universel, un lieu où les êtres humains se croisaient sans se voir, comme s’ils circulaient dans des dimensions différentes séparées par des parois de verre. Oui, les toilettes étaient un bon endroit par où commencer. Il ne restait qu’à espérer qu’elles fussent identifiables, d’une part, et qu’elles fussent communes et non uniques, d’autre part.

     

     

     

        Sœur Camille tomba presque par hasard sur le lieu qu’elle recherchait. La porte n’était pas bien différente de toutes les autres : elle portait l’unique inscription W.C. Comme quoi, même les cadors de l’orientation et les membres du personnel qui connaissaient l’immeuble par cœur avaient besoin d’un repère pour visualiser cet endroit qui était si utilisé et pourtant si négligé. Sœur Camille poussa la porte, et dut faire face à nouveau à deux d’entre elles. Elle emprunta celle de droite, les toilettes des femmes. Pénétrer dans le sanctuaire des hommes n’aurait fait qu’attiser la curiosité et les soupçons. La jeune femme replissa sa jupe et posa le pied sur le sol carrelé des latrines féminines. C’était effectivement une salle commune. Il y avait des cuvettes dans différents boxes, des lavabos ancrés dans une table blanche qui allait d’un mur à un autre sans discontinuer, et un immense miroir. Le premier réflexe que la sœur eut fut de vérifier s’il y avait quelqu’un. Négatif. Elle s’enferma alors dans l’un des boxes, et décida de se changer. Elle colla un faux grain de beauté juste au-dessus de sa lèvre supérieure. Elle posa également un bandeau sur son front et le remonta pour repousser ses cheveux en arrière, une paire de grandes lunettes rondes sur son nez, et elle paracheva son déguisement en insérant deux plaques de rembourrage dans son soutien-gorge. Elle termina juste à temps, car elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer, puis des talons aiguilles piquer le carrelage, et enfin l’eau couler dans le lavabo. La nouvelle arrivante avait décidé d’exclusivement se rafraîchir le visage. Sœur Camille tira la chasse d’eau, et sortit du box, pour se figer l’instant d’après en remarquant de qui il s’agissait : la femme à la chevelure volcanique que lui avait montré le père Luigi. Kyll Nox. Elle se reprit aussitôt et se dirigea vers le lavabo pour se laver les mains. La femme était vêtue d’un tailleur noir ouvert jusqu’au milieu de la poitrine, de collants et d’une paire de Louboutin noires également. Elle posa son tout petit sac à main sur la table, et en sortit un tube de rouge à lèvres Chanel dans le but d’effectuer de menues retouches. Sœur Camille l’observait discrètement, du coin de l’œil. Kyll Nox ne donnait pas du tout l’impression de l’avoir remarquée. Elle rangea son tube, reprit le sac à main, et sortit immédiatement. Sœur Camille la suivit aussitôt.

     

     

     

        La filature à pieds était très nettement la plus simple des filatures à mettre en œuvre. Il fallait seulement faire preuve d’assez de silence pour ne pas se faire repérer. Et Sœur Camille était passée maîtresse dans l’art de la poursuite en talons hauts. Elle disposait toujours de petites pastilles en mousse rigide qui amortissaient les chocs et, par conséquent, les bruits. Elle n’eut ainsi aucun mal à suivre Kyll Nox et, si elle la perdit bien de vue une ou deux fois, elle sut toujours la retrouver grâce au picotement de ses talons aiguilles. Enfin, Sœur Camille la vit s’engouffrer par une porte. Une lueur d’espoir ! Elle l’imita avec quelques secondes d’intervalle. Les murs étaient désormais gris à bandes noires et la lumière artificielle plus sinistre. Elle ne cessa pour autant d’avancer, et poussa une autre porte qui donnait sur les escaliers de service, qui partaient en haut et en bas en forme de Z grossier. C’étaient des marches en ferraille, très bruyantes, et les picotements des talons aiguilles de Kyll Nox résonnaient dans toute la cage.

    — Zut, pesta Sœur Camille. Comment savoir si elle est descendue ou montée ?

       Elle se pencha à la rambarde. Pas une ombre en-dessous, pas une silhouette au-dessus. Où était-elle passée, bon sang ? La symphonie de picotements s'étouffa peu à peu, et se termina en point d’orgue par le claquement assourdissant d’une porte lourde. C’était fini, Sœur Camille avait perdu sa piste. Elle jeta un nouveau regard aux étages supérieurs. Peut-être… Elle saisit la rampe et gravit les marches qui montaient, montaient, et montaient, parvenant ainsi au dixième étage.

        Le dixième étage était en tout point identique aux autres en ce qui concernait la décoration : des murs blancs à bandes bleues. Néanmoins, la ressemblance s’arrêtait là, car en lieu et place des corridors à portes, il n’y avait rien. Rien, si ce n’était une sorte d’antichambre qui précédait très vraisemblablement un bureau ou une salle de réunion. Sœur Camille aperçut une cage d’ascenseur sur sa gauche. Bien, elle saurait au moins par où repartir si les escaliers étaient bloqués. Elle fit quelques pas en avant, et découvrit que l’antichambre portait une excroissance reculée, une alcôve carrée qui comportait une table basse autour de laquelle étaient réunies des chaises en plastique. Une petite salle d’attente. Au fond du hall, une porte à double battant arborait une petite plaque en fer sur laquelle il était inscrit les mots “SALLE DE RÉUNION – BUREAU DU DIRECTEUR”. La jeune femme y accola son oreille. Des bruits de pas qui se dirigeaient vers elle. Vite, elle se précipita dans la salle d’attente et prit place sur l’une des chaises, manquant de tomber à la renverse. La porte de la salle de réunion s’ouvrit et en sortit un grand homme en costume bleu marine. Il devait avoir dans la quarantaine. Il avait des cheveux blonds à mèches châtain foncé plaqués en arrière, et une moustache et un bouc.

    — Monsieur Dorian Típota ? hasarda Sœur Camille avec un accent londonien irréprochable.

        L’individu se retourna, interloqué. Ses yeux étaient d’un bleu très clair, presque pâle. Sœur Camille se leva, et vint lui serrer la main.

    — Qui êtes-vous ? Comment avez-vous pu arriver jusqu’ici ?

    — Je m’appelle Shabnan Rezvani. Je suis journaliste pour The Economist.

        Elle plongea la main dans son sac et lui tendit une carte de presse, qui indiquait effectivement Shabnan Rezvani, reporter, The Economist.

    — Je réalise un article sur le commerce florissant des hôtels de luxe aux Balkans, et votre établissement était tout indiqué.

    — Comment êtes-vous montée ? Il faut une clé spéciale pour atteindre cet étage par l’ascenseur.

        Sœur Camille sourit et glissa une mèche de cheveux derrière son oreille.

    — La chance…

        Dorian Típota lui décocha un sourire commercial, enchanté par l’attitude mystérieuse de son interlocutrice. Il la prit par les épaules et montra la porte de la salle de réunion.

    — Je vous en prie, je vais me faire un plaisir de répondre à vos questions. Par ici, je vous prie…

      Il la mena alors dans la fameuse et mystérieuse salle de réunion. Sœur Camille jubilait intérieurement. Monsieur Típota allait certainement être plus facile à piéger que ce qu’elle ne s’y attendait de prime abord. C’était un bon lot de consolation, comparé à la disparition définitive de Kyll Nox.

     

     

     

        Comme dans de nombreux films qui avaient véhiculé ce cliché, la salle de réunion était rectangulaire et étirée. Au centre se tenait une table d’ébène ovale sous laquelle étaient rangées pas moins de dix-huit chaises. De l’autre côté de la table, une baie vitrée remplaçait les murs blancs à bandes bleues dont la simple vue rendait Sœur Camille malade, désormais. Sans cesser de sourire, Dorian Típota tira une chaise et y prit place nonchalamment, déposant ses longues jambes sur la table, et invita la jeune femme à se mettre à son aise. Cette dernière ne se fit pas prier. Le premier réflexe qu’elle eut fut de croiser doucement ses jambes-aiguilles. Le deuxième fut de chercher un bloc-notes et un enregistreur dans son sac, en se penchant sciemment en avant afin que son interlocuteur ne rate pas une miette de son décolleté. Elle se redressa, et vit à sa mine réjouie qu’en effet il n’avait rien manqué.

    — Alors, Mademoiselle…

    — Rezvani.

    — Rezvani. Excusez-moi.

    — Il n’y a pas de mal, même mon rédac’ en chef ne souvient pas de mon nom. Appelez-moi Rez, tout le monde le fait.

        Típota acquiesça d’un vif hochement de tête.

    — Très bien, Miss Rez ! Que voulez-vous donc savoir ?

        Sœur Camille alluma son enregistreur et se cala au fond de sa chaise.

    — Monsieur Típota, votre hôtel de luxe, l’Acacia, se situe sur l’île de Stevi Stefan, à proximité de Budva, au Monténégro. Tout d’abord, quel est votre secret ? La crise ne vous affecte-t-elle pas ?

    — Si, bien sûr, comme tout le monde. Les banques m’ont un peu lâché, je fais de mon mieux pour ne pas licencier des membres du personnel. Pour le moment, la clientèle reste abondante. L’avantage d’une clientèle sélective, c’est que quoi qu’il arrive, il y en aura toujours suffisamment.

    — Vous affichez des chiffres toujours plus élevés. Possédez-vous d’autres établissements qui vous permettraient d’investir dans l’Acacia ?

    — Non, aucun. Mon hôtel offre simplement un service de qualité, alliant rapidité et efficacité.

    — Comme votre service de restauration, par exemple ?

    — Exactement. Nous nous fournissons uniquement chez les meilleurs producteurs locaux, et les employés suivent des formations et des stages très régulièrement dans le but d’améliorer leurs performances.

    — Vous arrive-t-il de recevoir des clients qui, disons, sont moins “nets” que d’autres ?

    — Que voulez-vous dire ?

    — Des gens comme, par exemple, si vous suivez les informations, Katsuo Hitogoroshi, le chef d’un syndicat du crime sur la côte Est des États-Unis, ou bien des narcotrafiquants tels De Hertog.

        Les pupilles de Dorian Típota se rétrécirent considérablement.

    — Pas à ma connaissance, répondit-il faiblement. Et puis vous pensez bien que, si je le savais, je serais tenu au secret professionnel.

        La sonnerie d’un téléphone, caractéristique de la réception d’un SMS, retentit.

    — Excusez-moi, dit Típota.

        Il plongea la main dans sa poche et prit son téléphone en main. Le contenu du message le fit blêmir.

    — Veuillez m’excuser, dit-il à nouveau, mais je vais devoir écourter cette interview. Un problème avec des syndicats. Vous savez ce que c’est… Je suis vraiment désolé.

    — Il n’y a pas de mal, Monsieur Típota. Je vous comprends…

        Ils se levèrent en même temps et Sœur Camille lui serra vigoureusement la main.

    — Pour repartir, prenez l’escalier et descendez au neuvième étage. De là, vous pourrez reprendre l’ascenseur.

    — Merci, Monsieur Típota. Ç’a été un véritable plaisir que de vous rencontrer.

    — De même, Miss Rez, de même.

        Il lui tendit sa carte de visite.

    — Pour me recontacter, si jamais vous en avez besoin.

    — Je n’y manquerai pas.

        Elle rangea ses affaires, reprit son sac, sortit du bureau et attendit que la porte se refermât dans son dos pour pouvoir exprimer sa frustration d’un claquement de doigts. Bon, elle avait au moins appris qu’il y avait effectivement un lien entre De Hertog et Típota, sans parler de la présence trop intrigante pour être fortuite de Kyll Nox. Et, en serrant la main du directeur, elle lui avait discrètement accroché une puce-GPS à l’intérieur de la manche de la veste. Tout n’avait pas été en vain…

     

     

     

        Sœur Camille retrouva le père Luigi Baghesi à l’extérieur de l’hôtel. Il avait visiblement achevé son entretien avec Harry Hausen bien avant que sa jeune compagne en eût elle-même terminé avec Dorian Típota.

    — Alors ? s’enquit-il sitôt qu’ils se furent mis en route pour retourner au magasin de thés.

    — Pas grand-chose, mais c’est un pas grand-chose très instructif. Kyll Nox était à l’hôtel.

    — Oooh, en effet. Ce n’est pas rien.

    — Autre chose, il est clair et net que Dorian Típota est lié d’une façon ou d’une autre à De Hertog. Mais il a reçu un message “juste au bon moment” qui l’a empêché de m’en dire plus. Soi-disant une affaire de syndicat, mais je suis sûre que la pièce dans laquelle nous étions était sur écoute. Et de votre côté, mon père ?

    — Harry Hausen était intéressé à l’idée d’un contrat. Il m’a expliqué que, jusqu’à présent, la direction de l’hôtel s’était toujours opposée à tisser une relation, quelle qu’elle soit, avec la plantation de thé.

    — Bizarre, Típota m’a certifié qu’il se fournissait pourtant exclusivement chez les plus fins producteurs de la région… Pourquoi éviterait-il la plantation ? Ce serait tout dans son intérêt.

    — À moins que la plantation ne cache quelque chose qui compromettrait forcément Típota…

    — Comme par exemple un trafic de stupéfiants dirigé par De Hertog.

    — C’est pourtant impossible, la plantation est soumise à un contrôle de qualité mensuel. N’importe quelle enquête aurait révélé la présence de substances étrangères ou nocives pour la santé.

    — J’ai placé un traceur sur Típota. Je n’ai qu’à allumer mon ordinateur, et on sera au courant de ses moindres déplacements.

    — Quelle est la prochaine étape du plan ?

    — Visiter le bureau de Típota ce soir. Voir si je peux y dénicher quelques indices supplémentaires. Si je trouve quoi que ce soit qui étoffe la piste de la plantation, ce sera ma prochaine destination. Mais pour l’instant, il faut que je fasse mon rapport au cardinal Czarodziej, acheva-t-elle en sortant son téléphone.

       À la mention de ce nom, le père Luigi se renfrogna. Il pressa sensiblement le pas et commença à abandonner Sœur Camille en arrière.

    — Je retourne au magasin. Zoran doit avoir besoin de moi. Transmets mes respects à l’Éminence.

        La jeune femme arrêta de marcher et le laissa partir seul devant. Il était toujours aussi inutile de tenter de le raisonner. Le père Luigi avait vécu des expériences qui auraient brisé n’importe quel autre homme, elle le comprenait. Ses années de service à l’Ufficio del Silenzio avaient réduit sa foi en miettes, et il désirait conserver ce qu’il en restait. Sœur Camille réalisa soudainement que sa présence mettait son vieil ami à rude épreuve… et qu’elle était peut-être en train de le détruire. Cette révélation lui creva le cœur. Son téléphone toujours en main, la bouche entrouverte, elle était plantée au milieu du chemin telle un arbre qui ne trouvait pas sa place dans la forêt.

    — Zut… Qu’est-ce que je suis en train de foutre ?

        Elle ne se rendit pas compte que cela faisait plus de trente secondes que la sonnerie de son téléphone retentissait.

     

     

     

        Elle avait besoin de se changer les idées. Sœur Camille avait une réelle nécessité de ne plus penser au cas De Hertog pour quelques heures. La jeune femme était partie faire un tour sur le port de Budva. Les clapotis de l’eau claire, l’odeur du sel marin, les bateaux qui tanguaient au gré des vagues, les plaintes occasionnelles des goélands… C’était une atmosphère que Sœur Camille trouvait très apaisante. Bien plus loin, derrière elle, se dressait le chantier naval de la compagnie Nénufar, une multinationale maritime spécialisée dans le transport de conteneurs.

        Sœur Camille prit place à la terrasse d’un café. Elle se trouvait presque au bord de l’eau. Au large, la silhouette noire d’un cargo rentrait au chantier. La sœur commanda un thé noir. Elle se sentait bien, ici. Une brise agréable lui caressait la nuque. Le serveur lui apporta une petite théière en terre cuite dans laquelle infusait déjà un sachet de thé, et une tasse accompagnée d’un biscuit et de deux carrés de sucre. Elle posa les mains sur la théière et eut l’impression que l’eau à l’intérieur avait été chauffée au lance-flammes tant la paroi d’argile était ardente. Elle ôta le couvercle afin d’humer les arômes du liquide noirci. Un parfum dit classique aurait flotté au gré de la vapeur jusqu’aux narines de la jeune femme. Ce parfum-ci se rue hors de son repaire, tel une cohorte de furieux cosaques, et assaillit ses narines à coups de carabines et de sabres. Prise au dépourvu, Sœur Camille reposa immédiatement le couvercle d’une main et se frotta le nez du dos de l’autre. Encore ! Qu’avaient donc tous ces thés à se comporter de façon aussi sauvage ? Une seconde… Cela corroborait plusieurs théories. C’était sûrement les mêmes thés que ceux du magasin du père Luigi. Ils provenaient donc de la plantation. Les arômes étaient certainement relevés à cause d’une toxine, ce qui expliquait que Típota refusait systématiquement de commercer avec ces producteurs-là. Sœur Camille déposa l’argent pour la consommation non-consommée et disparut aussitôt, sans remarquer que son téléphone sonnait à nouveau.

     

     

     

        Elle entra comme une furie dans le magasin de thés, parvenant ainsi à faire bondir de peur le pauvre Zoran. Déposant son sac sur ce qui était désormais son emplacement attitré sur le comptoir, elle agrippa le jeune homme par le t-shirt.

    — Où est le père Luigi ?

    — Ma sœur ! Qu’est-ce qui…

    — Répondez-moi, Zoran ! C’est important ! Où est le père Luigi ?

    — I-il n’est pas là ! Il est sorti !

    — Où ? Où, Zoran ?

    — Je l’ignore ! Il m’a dit qu’il serait de retour dans la soirée !

    — Il est quelle heure, là ?

    — Presque deux heures de l’après-midi.

      Sœur Camille relâcha l’infortuné jeune homme et, les poings sur les hanches, erra hasardeusement jusqu’au milieu du magasin, le regard perdu dans le vide, tentant d’assembler les pièces du puzzle. Elle stoppa petit à petit et esquissa un sourire.

    — Luigi Baghesi, espèce de vieux renard futé…

    — Qu’y a-t-il, ma sœur ?

        La jeune femme revint au comptoir, et expliqua tout ce qu’elle pensait au garçon concernant Típota, la plantation, et les arômes de thé.

    — Je suis persuadée que le père Luigi s’est rendu à la plantation lui-même, conclut-elle. Je ne vois que ça. Mais j’y pense… Dites-moi, Zoran, vous avez bien dû sentir une différence, non ?

    — Une différence, ma sœur ?

    — Oui, d’arômes. Jamais un thé, aussi traité soit-il, ne sent aussi fort que ça. Encore, un thé, je veux bien… Mais tous ?

    — Je ne sais pas, ma sœur. Le père Luigi m’a embauché il y a six mois, les herbes avaient déjà cette, euh… personnalité. Je pensais que c’était naturel, je suis pas encore un grand connaisseur, je suis plutôt café.

    — Six mois ? Ça fait donc plus de six mois que les toxines sont distillées… Aucun client n’est jamais venu se plaindre, par exemple, d’effets secondaires ?

    — Pas à ma connaissance.

    — Tout ça cache quelque chose…

    — Mais, ma sœur, je croyais que vous étiez ici pour récupérer une importante relique du Saint-Siège.

        Sœur Camille ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Elle venait de se rendre compte qu’elle avait en effet perdu de vue l’objectif pour lequel elle était venue au Monténégro.

    — C’est vrai, Zoran. C’est vrai, répondit-elle. Mais la plantation est certainement liée à De Hertog, et c’est une piste impor…

    — Vous le pensez, ou vous le voulez ?

    — Un peu des deux, je crois. Je dois récupérer cette relique, mais je ne peux décemment pas laisser un homme perverti par le Mal répandre la mort sur son passage. Le père Luigi ne permettrait pas que ça arrive.

    — Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ?

    — Oui… Il m’a élevée, vous savez. Je lui dois tout. Il a dit qu’il reviendrait dans la soirée, c’est bien ça ?

    — Oui oui.

    — Vous avez mon numéro de téléphone ?

    — Le père Luigi me l’a laissé au cas où.

    — Très bien. Si à dix-huit heures, vous n’avez pas de nouvelles, contactez-moi. Je suis à l’hôtel du port, chambre 303.

    — Je n’y manquerai pas, ma sœur.

        Sœur Camille revint vers le jeune homme et lui posa la main sur l’épaule. Cela le surprit plus qu’autre chose.

    — Ne vous inquiétez pas, Zoran… Le père Luigi est un vrai dur. Ce sont ceux qui vont lui chercher des crosses que je plains.

    — Je ne suis pas inquiet, ma sœur. Ne vous en faites pas pour moi.

        La jeune femme prit son sac, adressa un dernier sourire à l’employé, et sortit du magasin. Direction : l’hôtel du port.

     

     

     

        En entrant dans sa chambre, Sœur Camille sentit un brusque sentiment de doute lui tomber sur les épaules. Une sorte de sensation inexplicable, qui la fit frissonner et vriller de la tête aux pieds. Une voix dans sa tête lui reprochait de ne pas être immédiatement partie retrouver le père Luigi à la plantation de thé. Elle était persuadée qu’il savait parfaitement ce qu’il faisait, mais… à son âge… les choses avaient changé, il fallait l’admettre. En plus, il sentait le tabac à des kilomètres, il ne pourrait pas passer inaperçu. Quel casse-cou, ce père Luigi.

        Sœur Camille se laissa tomber sur le lit. Elle se surprit elle-même à se sentir exténuée. Alors que ses activités de la journée n’avaient pas été particulièrement éprouvantes. Aussi, afin de se détendre, elle décida de se faire un thé. Elle parvint à se relever et à tituber jusqu’à une toute petite étagère, sur laquelle étaient posées une tasse et une bouilloire écaillée. D’une main, elle remplit la bouilloire dans la salle de bain tandis que de l’autre, elle choisissait le thé qui convenait le plus à son humeur. Bien entendu, elle s’agaça de n’y voir surtout que des infusions. Et de mauvaise qualité, en plus. Elle choisit par conséquent, et essentiellement par défaut, le sachet qu’elle considérait comme le plus affreux : English Breakfast. Dieu qu’elle abhorrait ce parfum ! Si Satan n’avait créé qu’une seule chose, c’était certainement cette saveur. Elle fut même tentée de renoncer à son envie, mais elle avait besoin de s’éclaircir les idées… Elle alluma la bouilloire et attendit quelques instants avant de verser l’eau frémissante dans la tasse. Elle rajouta le sachet de l’enfer, l’autorisa à infuser durant deux minutes précisément, puis le retira aussi sec et plongea trois morceaux de sucres au fond de la décoction maléfique.

        Elle se glissa sur une chaise et prit la tasse à deux mains. Le thé sentait mauvais et fort. Un mélange déséquilibré de thé noir de Ceylan, et d’épices variées, qui n’avaient rien à faire dans du thé noir. Sœur Camille sirota quelques gorgées et fut alors vrillée depuis l’intérieur par le dégoût. Ce thé était véritablement révulsant, il n’existait pas d’autre terme pour le qualifier ! La jeune femme secoua la tête et se gratta le menton. Elle remarqua que sa main était devenue rouge. Donc elle se leva et aller chercher un poireau dans la salle de bain, et le frotta directement sur la gorge. Ensuite elle… Elle se reprit. Qu’était-elle en train de faire avec cette savonnette en main ? Elle n’eut pas le temps de s’interroger plus que cela, car on frappa à la porte. Vite, elle alla entrouvrir et s’aperçut qu’un kangourou, vêtu d’une chemise à pois, attendait derrière. Sans traîner, l’animal bondit à l’intérieur de la chambre et s’accrocha au lustre.

    — Descends de là ! ordonna Sœur Camille. Descends tout de suite, ou j’appelle… j’appelle la police !

        Le kangourou sauta sur le lit et pointa la jeune femme de la patte en hurlant :

    — YOU ! I wanna take you to a gay bar ! Let’s start a war ! Start a nuclear war at the gay bar, gay bar, gay bar, WOW !

        Au même instant, une sonnerie retentit. Sœur Camille se rendit compte qu’il s’agissait de son portable, et décrocha immédiatement.

    — Allô ?

    — On estime la vie humaine à un environ un million et demi d’euros. Vous, vous valez zéro.

    — Je vous demande pardon ?

    — Ça n’a aucun rapport, mais k exposant l’infini, c’est l’infini. Alors pourquoi on peut le diviser ?

    — Hein ?

    — Les auteurs du développement économique sont excessivement 1) peu nombreux et 2) peu connus. Les uns sont français, les autres sont morts. Il y en a même qui meurent le vingt-quatre décembre, c’est marrant.

    — Arrêtez !

    — Ma sœur.

    — Stop !

    — Ma sœur, réveillez-vous !

        Le téléphone la gifla soudain.

     

     

     

        Sœur Camille ouvrit les yeux, et mit quelques secondes à réaliser qu’elle était allongée sur le lit. Elle se redressa de moitié. Sa joue la brûlait.

    — Qu’est-ce qu’il s’est passé… ?

    — Vous étiez en train de vous agiter.

    Elle tressaillit et tourna la tête : Zoran était assis sur une chaise et l’observait, tout timide.

    — Qu’est-ce que vous faites là, Zoran ? Comment êtes-vous entré ?

        Le jeune homme montra la porte de la chambre du doigt. La serrure avait été enfoncée à coups de pied.

    — Je suis venu comme vous me l’aviez demandé.

    — Demandé ? J’ai rien demandé, moi…

    — Vous m’aviez dit de venir vous trouver au cas où le père Luigi ne reparaissait pas sur les coups de dix-huit heures.

    — Et quelle heure est-il ?

    — Dix neuf heures. Un peu plus.

    — Oh, ma tête…

    — Je vous entendais crier, donc je suis entré de force. Vous vous agitiez sur le lit, je ne savais pas quoi faire… je vous ai giflée, finit-il par avouer en rougissant et en se frottant les bras.

        Sœur Camille se tâta la joue. En effet, il ne l’avait pas manquée !

    — Vous déliriez ! se justifia-t-il aussitôt. Pitié, pardonnez-moi…

    — Ne vous inquiétez pas, Zoran…

        Elle se leva du lit et se massa rapidement le crâne. Des centaines d’aiguilles lui déchiquetaient le cerveau en une symphonie lancinante de souffrance.

    — Il s’est réellement écoulé quatre heures ? Ooh, ma tête…

    — Que fait-on pour le père Luigi, ma sœur ?

    — Le p… Zut… Je vais aller le chercher.

    — Toute seule ? Vous n’y songez pas, vous n’êtes pas en état ! Il vaut mieux aller voir la police ! Rapporter sa disparition et…

    — Une disparition n’est considérée comme telle qu’à partir de vingt-quatre heures d’absence sans nouvelles… Vous vous y connaissez en informatique, Zoran ?

    — Euh, oui, un peu… C’est la raison pour laquelle le père Luigi m’a trouvé…

    — Comment ça ?

    — Je… je dealais pour pouvoir payer mes études, et l’hôpital pour ma mère. Elle est atteinte de la maladie d’alzheimer.

    — Oh, je… je suis désolée…

    — Pourquoi ? Ce n’est pas de votre faute, ce n’est de la faute de personne. On l’a mise en maison de retraite, elle y est bien traitée. Je vais la voir une fois par semaine.

    — Je suis vraiment désolée, Zoran.

    — Ne vous en faites pas. Je vais vous aider du mieux que je peux, je sais qu’elle approuverait. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?

    — Je vais vous montrer mon matériel. Vous allez m’assurer un contact radio permanent. Vous aurez un visuel satellite de la zone et…

    — Comment pouvez-vous avoir tout ça ?

    — Le cabinet qui m’emploie s’active à user de toutes les ressources possibles pour euh… pour effectuer ses tâches. Je vais me rendre à la fameuse plantation de thé. Je trouverai le père Luigi, et je le ramènerai, Zoran.

    — Très bien, ma sœur.

        Sœur Camille récupéra son téléphone et constata qu’elle avait désormais quatre appels manqués. Numéro masqué.

    — Zoran… C’est vous qui avez essayé de me contacter ?

    — Pardon ? Non, ma sœur, je n’ai pas votre numéro, comment aurais-je pu ?

    — J’ai quatre appels en absence, numéro inconnu.

    — Si c’était important, il vous aurait laissé un message, non ?

    — C’est vrai… Mais quatre appels, tout de même…

    — Alors il vous rappellera sûrement.

     

     

     

         Sœur Camille avait revêtu une tenue qui relevait davantage de la fiction d’espionnage que de la réalité : combinaison grise unie ultra-moulante, cheveux noués en chignon, bottes et gants noirs, le tout recouvert de vêtements “civils” et, sur l’épaule, un petit sac-à-dos terne qui renfermait divers outils d’infiltration.

    — Que transportez-vous là-dedans ? s’enquit Zoran, assis à la table, devant l’ordinateur de la jeune femme.

    — Un grappin, des outils de crochetage, un pistolet tranquillisant… De quoi mener cette mission vite et bien.

    — On se croirait dans un James Bond.

    — La réalité est souvent plus mêlée de fiction que ce que l’on voudrait le croire, mon ami. Bon, je vais aller chercher le père Luigi. Vous avez compris comment vous occuper de tout ça ? demanda-t-elle en montrant l’ordinateur d’un geste de la main.

    — Oh, oui, je crois ! répondit Zoran dans un sourire malicieux. Je vous guiderai du mieux que je pourrai.

    — Bien. Mettez cette oreillette, acheva Sœur Camille en lui tendant un petit rectangle noir en plastique. De cette façon, nous serons en contact permanent.

    — Vous êtes bien sûre de vouloir faire ça, ma sœur ? Vous pourriez… vous savez… y laisser la vie…

    — Je suis prête à aller jusqu’au bout du monde pour le père Luigi, Zoran.

    — Je vous envie… Vous êtes tellement courageuse. Je sais que c’est idiot, mais… Si jamais les choses tournent mal… Pour moi, j’entends… Pourrez-vous aller voir ma mère et le lui dire ? Elle s’appelle Kovilijka. Kovilijka Nikovic.

        Sœur Camille voulut lui sourire, mais ne parvint qu’à esquisser l’ombre d’une petite moue désolée. Elle lui posa une main réconfortante sur l’épaule.

    — Ne vous inquiétez pas, Zoran. Tout va bien se passer, faites-moi confiance.

        Elle baissa les yeux pour éviter de croiser son regard inquiet. Elle ne voulait pas avoir à porter le fardeau de sa détresse en plus de la sienne propre. Et, sans attendre la réaction du jeune homme, elle sortit de la chambre. Direction : la plantation de thé, où elle était certaine que tout allait désormais se jouer.

     

     

     

        La jeune femme arpenta les rues à pas rapide, tentant de conserver son souffle. Zoran lui avait indiqué le lieu où la plupart des camions de livraison étaient entreposés avant de repartir vers leurs maisons-mères respectives. De là, elle n’aurait qu’à en “emprunter” un afin de rejoindre la plantation.

        Ce fut en fait plus facile à faire qu’à dire. Grâce aux conseils qu’elle recevait depuis son oreillette, Sœur Camille n’eut aucun mal à se faufiler dans le centre de redistribution des transports et à monter à bord de l’un d’entre eux en partance pour le complexe agricole. Elle put alors profiter de la durée du trajet, assise au fond de la remorque vide, pour respirer un peu et hiérarchiser ses priorités (elle devait se l’avouer, elle n’avait guère réfléchi avant de se lancer dans cette croisade insensée). Objectif numéro 1, trouver et sauver le père Luigi. Objectif numéro 2, récupérer la relique de Thomas, frère présumé du Christ. Objectif facultatif, localiser De Hertog et le mettre hors d’état de nuire.

        Cette dernière pensée parasita dans son esprit. Vraiment, en était-elle capable ? Détruire un agent du Mal pour permettre aux gens de garder leur foi en un avenir meilleur, n’était-ce pas bêtement manichéen ? Et qui était-elle, elle, pour s’octroyer ainsi le droit de juger du destin d’une personne ?

    — Pardonnez-moi, Seigneur, murmura-t-elle en joignant les mains et en fermant les yeux. Je ne vous décevrai pas…

        Mais, en fait… Elle ignorait complètement si De Hertog était au Monténégro, ou même s’il existait réellement ! Il se pouvait aussi que… Son téléphone vibra dans sa poche. Numéro masqué. Encore. Cinq appels en une journée, c’était soit une extraordinaire coïncidence, soit quelque chose de très important qu’elle avait inconsciemment décidé de mettre de côté. Qui était-ce ? Que voulait-il ? Qu’avait-il de si urgent à lui communiquer ? Toutes ces réflexions sans issue s’amoncelaient dans un coin de sa tête, et elle ne prêta plus attention au téléphone, si bien qu’elle ne répondit pas non plus à ce cinquième appel.

     

     

     

        Le cahotement typique d’un moteur qui se coupe tira Sœur Camille de ses songeries. Se plaquant contre la paroi de la remorque et retenant son souffle, elle guetta les bruits de pas du conducteur qui s’enfonçaient dans la terre et s’éloignaient petit à petit du véhicule. La jeune femme tendit l’oreille après quelques secondes. Silence complet. Elle laissa ses vêtements civils à l’intérieur, ouvrit la portière en tôle et se glissa à l’extérieur. Elle se trouvait dans une sorte de parking grillagé à ciel ouvert, où se trouvaient une dizaine d’autres gros véhicules. La lune était haute dans le ciel couleur bleu de minuit. Des nuages grisés glissaient comme des valises sur un tapis roulant devant les étoiles. Profitant de la couverture d’ombre, Sœur Camille se faufila jusqu’à une entrée. Fermée.

    — Zoran, murmura-t-elle à son oreillette, j’ai besoin d’un peu d’aide.

    — Tout de suite, ma sœur, attendez juste une seconde… Voilà. D’après les images satellites, vous êtes bien à la plantation. C’est un grand bâtiment en forme de U à l’envers. Le hangar à camions se situe au sommet de la branche de droite, c’est là où vous êtes.

    — Il y a un autre moyen d’entrer ?

    — Sortez du hangar, passez à l’extérieur du U et longez le mur. Au bout d’une trentaine de mètres, il y a une échelle qui mène sur le toit. Allez-y, je vous dirai la suite une fois que vous y serez.

       Sœur Camille escalada le grillage et retomba de l’autre côté gracieusement et silencieusement. Elle longea le mur, conformément aux consignes de Zoran, et arriva très vite au pied d’une échelle. Elle monta les barreaux deux-à-deux et se retrouva en un instant sur le toit. Les tuiles branlaient sous ses pieds.

    — Zoran ? J’y suis.

    — Très bien. Alors…

    — Dépêchez-vous, je tiendrai pas longtemps comme ça. Le toit n’a vraiment pas l’air solide.

    — Oui oui oui. Vous voyez l’arrondi du U ?

    — Non, il fait trop sombre.

    — Mince… Alors, dos à l’échelle, continuez sur votre droite. Pas loin, vous devriez trouver un puits de jour.

    — Un quoi ?

    — Un conduit de lumière. C’est un tuyau qui traverse la structure pour diffuser de la lumière à l’intérieur d’un bâtiment. Cherchez un dôme transparent.

    — Mais je rentrerai, là-dedans ? Ça doit être minuscule.

    — D’après les images que j’ai devant moi, ça fait approximativement un mètre de diamètre.

        Accroupie, Sœur Camille avança aussi prudemment et rapidement qu’elle le pouvait. Soudain, elle trébucha et tomba sur la hanche. Des tuiles voletèrent et ricochèrent jusqu’au bas de l’édifice. La jeune femme retint son souffle et se concentra. Le vacarme se dissipa lentement, et s’ensuivit un silence durant lequel la religieuse crut que sa tête allait exploser. … Il n’y eut pas de conséquence autre que le bondissement de son cœur. Elle se redressa. Elle avait l’impression que quelqu’un lui avait donné un coup de marteau dans la hanche. Mais peu importait, elle devait sauver son mentor et ami. Le dôme transparent du puits de soleil lui apparut alors à seulement quelques mètres. Elle le rejoignit à quatre pattes. Le bulbe proéminent était fixé par quatre grosses vis, et seul un matériel de pointe était en mesure de les ôter sans dégâts ni bruit.

    — Zoran, je ne peux pas passer. Le couvercle est hermétiquement fermé par d’énormes écrous. Il me faut une autre entrée.

    — Vous pouvez casser la vitre.

    — Ça attirerait l’attention. Qui sait sur quoi je vais tomber en descendant ?

    — Attendez, je regarde.

    — Vous avez trouvé les plans du complexe-même ?

    — En cherchant un peu et en craquant deux-trois codes, oui.

    —… Vous m’épatez, Zoran.

    — Là ! Vous n’avez rien à craindre, il y a une gros plateforme juste sous la sortie du conduit, les bris de verre tomberont dessus.

    — Mmh… Non, je préfère une autre issue, Zoran. Ça m’a l’air trop risqué.

    — Dépêchez-vous ! Le père Luigi ne peut pas attendre, ma sœur ! Les secondes que vous perdez à discuter peuvent lui coûter la vie !

        Sœur Camille s’étonna du brusque changement de ton de Zoran. Voilà que ce frêle garçon avait des accès d’autorité.

    — Excusez-moi, reprit-il à travers l’oreillette. Je… C’est l’inquiétude. Je suis sincèrement désolé.

        La sœur ne répondit pas. Elle posa son sac à dos contre le couvercle arrondi, et sortit son pistolet tranquillisant. Cela devrait faire l’affaire. L’empoignant par le canon, elle donna plusieurs coups de crosse contre la vitre. Le verre se brisa au bout du quatrième impact. Précautionneusement, Sœur Camille agrandit l’ouverture qu’elle venait de pratiquer et rangea son arme pour la remplacer par son grappin. Elle l’accrocha au rebord du conduit, remit son sac sur l’épaule, et descendit furtivement le tunnel vertical en rappel. La corde fut juste assez longue pour lui permettre de la lâcher à deux mètres de la plateforme. Elle tomba sur les pieds, mais se rééquilibra avec une main… Et un éclat de la vitre lui lacéra la paume de la main au travers du gant. Elle retint un cri de douleur et comprima immédiatement la blessure. Elle s’écarta du conduit et chercha dans son sac une compresse qu’elle s’appliqua aussitôt et attacha à l’aide de deux bandes adhésives.

    — Ma sœur ? s’inquiéta Zoran. Tout va bien ? Je ne vous entends plus.

    — Ça va, Zoran, répondit la sœur en grinçant des dents. Je me suis juste coupée, c’est tout.

    — Vous êtes blessée ?! s’étrangla-t-il. Laissez tomber, j’appelle la police immédiatement.

    — Non !

    — Pourquoi vous obstinez-vous ?

    — Parce que nous ne pouvons rien prouver face à des gens comme De Hertog.

    — S’il existe.

    — Raison de plus. Où je vais, maintenant ?

    — Descendez l’échelle. Il y aura une autre plateforme. Continuez, prenez l’escalier, et emprunter la troisième porte sur votre droite. C’est un couloir qui vous mènera au centre du complexe.

        Sœur Camille s’exécuta. Elle fit exactement comme Zoran dit, et se retrouva effectivement dans un long couloir. Elle le parcourut à pas de loup, et déboucha dans un vaste hangar. Des chaînes de production fonctionnaient à plein rendement, éclairées par des néons blafards. Des ouvriers s’activaient à mettre des produits dans des tubes, des éprouvettes, et actionnaient des leviers dans tous les sens. La jeune femme longea les murs, dans l’ombre.

    — Zoran, vous me recevez ? C’est un centre de raffinement d’opium… Le père Luigi avait raison.

        Elle arriva au pied d’une échelle, qu’elle grimpa. Une porte s’offrit à elle. Elle l’ouvrit, et vit, au centre d’une petite pièce, à la lumière d’une seule ampoule, le père Luigi. Il était ligoté à une chaise, tout tuméfié et couturé.

    — Zoran, je l’ai trouvé !

        Sœur Camille se précipita vers son mentor et déposa son sac contre un pied de la chaise. Ce dernier leva fébrilement la tête et reconnut son impétueuse amie.

    — Jihanne, murmura-t-il.

    — Pas maintenant, mon père, rétorqua-t-elle en défaisant ses liens. Je vais vous sortir d’ici, vous allez voir.

    — Jihanne… C’est un piège…

     

     

     

        La lumière inonda brusquement la pièce, aveuglant les deux amis. Sœur Camille mit la main devant ses yeux, et aperçut des silhouettes entre ses doigts. La plus grande d’entre elles l’empoigna et la souleva comme plume. C’était un véritable colosse ! Barbe fournie et cheveux bouclés teints en vert, tenue d’exécuteur de la mafia. Il la projeta contre un mur, et elle s’écroula lourdement au sol.

    — Bonsoir, Miss Rez.

        Cette voix… Elle fit un effort surhumain pour redresser la tête. Dorian Típota ! Au côté de Kyll Nox et de deux autres hommes.

    — Vous êtes décidément très curieuse, pour une journaliste de The Economist.

        Le colosse la releva d’une main et la plaqua contre le mur. Elle poussa un cri. Dorian Típota approcha, les mains dans le dos et un sourire commercial aux lèvres.

    — Et vous… articula Sœur Camille, vous êtes un salopard, Típota.

    — Oh, je sais. Mais vous pouvez m’appeler par mon véritable nom : Hubrecht De Hertog.

    — C’est donc vous…

    — Eh oui ! À votre avis, qui pouvait être assez riche et influent pour avoir une mainmise pareille sur cette ville minable ?

        Le colosse lâcha la sœur, et s’écarta du chemin de De Hertog. Ce dernier s’accroupit, et rangea une mèche de cheveux de la femme derrière son oreille.

    — Il est dommage qu’une aussi belle femme que vous se soit engagée dans les ordres. Vous êtes si obtuse.

    — Vous n’êtes qu’une ordure…

    — Vous ne comprenez pas ?

        Il se redressa.

    — Avez-vous la moindre idée du prix du cannabis dans ce pays, Miss Rez ? Huit dollars au gramme ! Huit ! Les Monténégrins payent une fortune pour un peu de bon temps ! Je ne fais que rendre service à ce pays !

    — Mais… pourquoi le thé ? Vous droguez tous les gens de la ville !

    — Une commande spéciale, passée par Mademoiselle Nox, ici présente. C’est un simple dérivé d’amphétamine. L’amphétamine diminue la sensation de fatigue, et augmente les capacités physiques et cérébrales. Budva me sert de zone test, et je rends service à tous ces gens qui ont des problèmes dans leur vie, c’est tout. Et puis, je m’en fiche. De Hertog ne se drogue pas !

    — Ça suffit, le coupa Kyll Nox. Finissez-en, De Hertog.

    — Oui, très chère ! Tout ce que vous voudrez !

        Soudain, un autre homme entra dans la pièce, complètement affolé.

    — Patron ! s’écria-t-il. Les flics… les flics sont là !

        Les flics ? Zoran… Il les avait appelés, finalement… Sœur Camille lui en fut reconnaissante !

    — Pas de panique, rétorqua De Hertog. Nox, emmenez le vieux à bord du Laurier. Je reste ici avec le Lemming pour finir le cas de cette récalcitrante iranienne.

    — Ne vous plantez pas, De Hertog, l’avertit Nox. Monsieur Nimic éprouve une faible tolérance à l’échec.

    — Ne vous en faites que pour votre escapade, Mademoiselle Nox !

        Kyll Nox fit une grimace de désapprobation. D’un geste, elle ordonna aux hommes qui l’accompagnaient de s’emparer du père Luigi et, ensemble, ils sortirent et disparurent définitivement du champ de vision de Sœur Camille. De toute façon, celle-ci avait d’autres chats à fouetter pour le moment.

        Le Lemming (elle n’arrivait pas à croire que c’était vraiment le nom de l’exécuteur…) l’agrippa derechef et la tendit à De Hertog. Ce dernier lui caressa la joue.

    — Vous avez joué votre dernière carte, Shabnan Rezvani.

        Il dégaina un couteau italien et le glissa sous le nez de la jeune femme.

    — Je suis vraiment attristé que vous n’ayez rien compris à toutes ces charades, mon amie.

    — C’était vous qui m’appeliez… n’est-ce pas ?

    — Oui… et non ! Voyez-vous, toute la subtilité de De Hertog est dans son nom. De Hertog signifie le duc, en néerlandais. Or, il n’a jamais existé de duc aux Pays-Bas.

    — Et vous avez drogué mon thé… Pourquoi ?

        De Hertog lui adressa un regard confus.

    — Je crois que vous divaguez face à la mort, très chère. Je n’ai jamais…

        Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase car elle lui expédia son pied entre les jambes. De Hertog s’écroula à genoux, et Sœur Camille lui envoya un deuxième coup, dans la mâchoire cette fois-ci, ce qui l’expédia directement aux pays des rêves. Le Lemming la jeta par terre et lui écrasa son énorme talon sur la poitrine.

    — Ça y est, pensa-t-elle, c’est fini. Seigneur, j’ai échoué… Je…

        La porte s’ouvrit en claquant et révéla le père Luigi, armé d’un pistolet. Sans aucune sommation, il pressa la gâchette à trois reprises. Le colosse fut projeté en arrière. Il tenta de se relever… mais glissa inexorablement jusqu’au linoléum, d’où il ne se releva pas. Le vieillard accourut aussitôt auprès de Sœur Camille.

    — Tu vas bien, Jihanne ?

        Pour toute réponse, elle toussa si fort qu’elle crut s’arracher les deux poumons.

    — Ça va… finit-elle par dire. Vous l’avez…

    — Non, j’ai pris ton pistolet tranquillisant.

    — Comment vous êtes vous sorti de là ?

    — La police. Elle est en train de saisir les lieux. Mais Nox s’est enfuie.

    — Ce n’est pas grave… Nous avons contrecarré ses plans. Au moins.

        Le père Luigi la prit sous le bras et l’aida à se lever. Enfin, c’était terminé.

     

     

     

        Sœur Camille et le père Luigi, drapé chacun d’une épaisse couverture, purent, depuis l’arrière d’un véhicule de police, assister à l’arrestation du colosse Lemming et de De Hertog. Celui-ci, apercevant la jeune femme de loin, l’interpella.

    — Miss Rez ! Vous êtes là ! Dites-leur que c’est une horrible méprise ! Je ne suis pas un trafiquant de drogues ! Je suis innocent ! Je tiens seulement des hôtels ! Je vous en supplie ! Dites-le leur !

        Ses hurlements s’évanouirent au fond d’un fourgon carcéral qui démarra aussitôt et disparut dans les ténèbres de la nuit. Sœur Camille se surprit à ne pas être émue le moins du monde par sa détresse. Elle regarda son mentor. Il affichait également un air dur et insensible, tel un mur de barbelés. Étaient-ce là les conséquences du travail de l’Ufficio del Silenzio ?

    — Tout se termine ici, conclut le père Luigi dans un soupir.

    — Oui…

    — Et tu n’as même pas trouvé ce que tu étais venue chercher à l’origine.

    — Non… Mais vous avoir retrouvé en vie est pour moi la meilleure des choses qui pouvaient arriver, mon père…

        Le vieil homme sourit et s’alluma une cigarette.

    — Tiens, où est Zoran ? s’enquit la jeune femme.

    — Je l’ignore. Je vais demander.

        Le père Luigi alla trouver un policier. Il lui parla quelques instants. Ce fut suffisant pour que sa mine se décompose. Quand il revint vers Sœur Camille, ses yeux étaient rougis et embués de larmes.

    — Qu’y a-t-il ? demanda Sœur Camille, bien qu’elle sût déjà ce qu’il allait dire.

    — Zoran… Zoran les a accompagnés. Il s’est pris une balle perdue… Il est mort sur le coup…

    — Oh non… Non… Non non non non…

        En sanglots, elle se leva d’un bond et se dirigea comme une fusée vers le policier qui avait annoncé la terrible nouvelle. Elle l’attrapa par les épaules et le secoua jusqu’à ce qu’il avoue où se trouvait le corps du jeune homme. Ensuite, elle se précipita vers la camionnette qui embarquait les cadavres, et ce fut tout juste si elle eut le temps de voir le visage de Zoran avant que le body bag noir ne se ferme. Elle tomba à genoux, et martela le sol de ses petits poings.

    — Non ! Non ! Non !

        Le père Luigi la rejoignit à ce moment. Il lui posa une main paternelle et réconfortante sur la tête. La jeune femme lui enserra la jambe, comme un doudou.

    — Je suis vraiment désolé, Jihanne… C’était vraiment un brave garçon… Sa mère va être dévastée…

        Sa mère… Sœur Camille se passa la main sur les yeux et ravala un sanglot.

    — Je… Je lui annoncerai demain…

     

     

     

        Le lendemain matin, Sœur Camille et le père Luigi se rendirent à la maison de retraite Maki, où était logée Kovilijka Nikovic. Ils se dirigèrent automatiquement vers l’accueil et demandèrent à voir la vieille dame. La préposée leur répondit d’attendre un instant car elle allait vérifier si ladite vieille dame était en état de les recevoir. Juste quand l’employée disparut, Sœur Camille sentit son téléphone vibrer au fond de son sac. Elle s’en empara et regarda l’écran.

    — Il faut que je prenne cet appel, mon père, dit-elle.

    — Vas-y, je t’attends.

        Elle sortit de la maison de retraite et décrocha. De loin, le père Luigi la voyait au début enchantée, puis estomaquée, et enfin outrée. Elle se secoua dans tous les sens, gesticulant sa rage, tapant du pied, agitant le poing. Il ne pouvait entendre ce qu’elle disait, mais elle était folle de rage. Elle raccrocha très violemment, vraisemblablement au nez de son interlocuteur, et rentra dans le bâtiment.

    — Qui était-ce ?

    — Ah, vous, ne commencez pas, hein ! répondit sauvagement Sœur Camille.

    — Mais, je…

    — C’était le Cardinal Czarodziej, voilà, vous êtes content ? Il me retire la mission ! Il a dit qu’il a été contacté par notre financeur et d’autres personnes et que je dois rentrer à Rome au plus tôt. L’affaire est enterrée, et Zoran est mort pour rien…

    — Nous avons arrêté De Hertog. Cela n’a pas été en vain…

    — Oui, nous avons arrêté un homme. Mais chaque jour, des dizaines prennent le relais. Chaque jour, des centaines naissent…

    — Ne laisse pas ces pensées obscurcir ton jugement, Jihanne… Profite de chaque jour qui se présente à toi et sois fidèle à tes convictions. Tu verras que le monde n’a pas encore fini de tourner.

        La préposée d’accueil reparut et les guida jusqu’à la chambre de la mère de Zoran. Une fois à sa porte, elle leur conseilla de ne pas rester trop longtemps pour ne pas la fatiguer, mais le père Luigi la rassura en l’informant qu’ils ne comptaient pas s’attarder. Ils entrèrent.

     

     

     

        Assise dans un fauteuil roulant, le regard vide perdu dans les images qui se succédaient dans la télévision devant elle, Kovilijka Nikovic était une dame d’au moins soixante-dix ans. Frêle, maigre, voûtée, des yeux noirs comme ceux de son fils. Sœur Camille s’accroupit et lui caressa la main.

    — Madame Nikovic…

        Pendant ce temps, le père Luigi inspectait la chambre en tentant de faire abstraction du son excessivement élevé du journal télévisuel matinal. Il s’agissait d’une toute petite chambre, mais tout ce qu’il y avait de décent pour une personne âgée.

    — Kovilijka, poursuivit Sœur Camille. Vous m’entendez ?

        Le regard du père Luigi fut attiré par des cadres de photographies posées sur un meuble. La première photo représentait un mariage, certainement Kovilijka dans ses vingt-deux ou vingt-trois ans, et son époux. La deuxième, bien plus récente, dépeignait Kovilijka et une belle jeune femme qui était portrait craché plus jeune.

    — Kovilijka, j’ai une terrible nouvelle à vous annoncer…

        Le speaker de la télévision ne cessait de parler. Un mot tira l’oreille du père Luigi. Típota. Il fit volte-face. Le journal parlait de la saisie de la veille.

    — Dorian Típota, célèbre homme d’affaires, continuait le présentateur, est inquiété dans cette affaire. Des études poussées lors de sa garde-à-vue ont cependant révélé que Monsieur Típota souffrait de troubles psychologiques. Il s’est avéré qu’il avait été sujet à une longue exposition au LSD, et que cette addiction a sévèrement endommagé sa psyché. Les autorités affirment qu’en aucun cas Dorian Típota ne peut être considéré comme responsable de ses actes.

    — Kovilijka… votre fils… il est…

        La porte s’ouvrit alors et une belle jeune femme entra. C’était la jeune fille qui figurait sur la deuxième photographie !

    — Eh bien Maman… Tu as de la visite ?

        Sœur Camille se leva immédiatement.

    — Ma… Maman ?

    — Qui êtes-vous ? demanda la jeune femme en tendant la main pour la lui serrer.

    — Je… euh… Une connaissance.

    — Maman ne vous embête pas, j’espère. Hein, Maman ?

    — Dites-moi, Madame, fit le père Luigi, de plus en plus sceptique, je n’arrive pas à me souvenir de votre nom… Désolé, mon âge…

    — Ne vous inquiétez pas ! J’ai l’habitude avec Maman ! Elle croit qu’elle a un fils qui s’appelle Zoran !

         Les visages de Sœur Camille et du père Luigi se décomposèrent en un quart de seconde.

    — Mais il n’y a que moi, continua la jeune femme. Je suis Zora Nikovic.

    — Vous…. bégaya Sœur Camille. Vous êtes fille unique ?

    — Oui oui. Pourquoi ?

    — Oh Seigneur ! Il faut que je… Il faut que…

        Elle sortit en trombe de la chambre, le père Luigi sur ses talons.

     

     

     

        Une fois dans le couloir, elle ne cessa de courir qu’une fois sortie de l’établissement gériatrique. Elle se malaxa le visage et se tira les cheveux. Zoran… Nikovic… Zoran Nikovic n’existait pas. Zoran Nikovic n’avait jamais existé.

        Voyez-vous, toute la subtilité de De Hertog est dans son nom. De Hertog signifie le duc, en néerlandais. Or, il n’a jamais existé de duc aux Pays-Bas. Hubrecht De Hertog… Hubrecht était un dérivé d’Hubert, qui signifie esprit brillant. De Hertog ne se drogue pas ! Mais Típota, si…

        Soudain elle sursauta. Son téléphone sonnait à nouveau. Elle le regarda. Numéro masqué. Sixième appel en numéro masqué. Elle décrocha. Enfin.

    — A-allô ?

    — Allôôôô ? Vous êtes bien Sœur Camille ? De l’Ufficio del Silenzio ?

    — Qui… Qui est à l’appareil ?

    — De Hertog, allons ! Vous savez que ça fait six fois que je vous appelle, quand même ? Vous alors, vous avez le don de faire poireauter les gens !

        Sœur Camille ne savait pas quoi répondre. De toute façon, elle n’aurait pas pu en placer une car son interlocuteur ne se taisait pas.

    — Alors, ma sœur, vous avez enfin pu mettre les pièces du puzzle en place, à ce que je vois.

    — Vous êtes Zoran Nikovic.

    — Peut-être. Ou peut-être pas. Je suis De Hertog, je suis et je ne suis pas à la fois. Enfin, je suppose. C’est ce qu’on dit le plus souvent pour faire style ! Enfin, je vais faire bref car, vous voyez la dernière rediffusion du dernier épisode de la saison 4 de Doctor Who va bientôt commencer, et j’ai pas envie de la rater.

        … Elle avait bien entendu ce qu’elle avait entendu ? Il avait bien dit ce qu’il avait dit ? Elle crut à une farce, mais la façon dont il l’avait interpellée ne laissait aucun doute possible sur son identité.

    — Je suis prêt à vous remettre la relique que vous étiez venue chercher, ma sœur. Vous m’avez correctement diverti, ce sera votre récompense.

    — Je vous ai diverti ? Écoutez-moi bien, sale ordure. Je vais vous trouver, et je vais vous faire passer un sale quart d’heure !

    — Aaaah-ta-ta-ta-ta ! Le jeu n’est pas terminé, ma sœur !

    — Des gens sont morts !

    — Ils sont arrivés au terminus plus tôt, c’est tout. Écoutez-moi bien, ma sœur, je ne vais pas me répéter. Vous me trouverez en compagnie de Mademoiselle Nox et de votre fichue relique sur le fils du nénuphar.

    — C’est du charabia ! Ça n’a aucun sens !

    — Vous avez une heure. Cinquante-neuf minutes et cinquante-neuf secondes. Cinquante-huit. Cinquante-sept…

        Sœur Camille fracassa son téléphone au sol. Elle fut rejointe par le père Luigi, qui lui ordonna immédiatement de se tempérer. Il s’alluma une cigarette, qu’il agita sous le nez de la jeune femme.

    — Je ne t’ai pas élevée de cette façon, ma fille ! l’admonesta-t-il.

    — Forcément, tout ce que vous faites, c’est vous détruire les poumons avec ces satanées clopes !

        Elle lui arracha la cigarette des doigts et l’écrasa du talon.

    — Alors maintenant, vous allez me trouver la réponse à cette foutue énigme, car j’en ai plus qu’assez qu’on me prenne pour une bimbo sans cervelle !

    — Quelle énigme ?

    — Vous me trouverez sur le fils du nénuphar.

        Le père Luigi s’alluma une nouvelle cigarette et en tira une longue bouffée avant de parler.

    — Nénufar est une compagnie navale basée ici, à Budva. Elle est spécialisée dans le transport de cargaisons.

    — Et son fils ?

    — Un cargo baptisé Le Laurier. Ils voulaient m’y emmener hier.

    — On peut y être en combien de temps ?

    — À tout casser… une bonne demi-heure.

    — Il est complètement stupide, ce De Hertog, en fait…

    — Tu trouves ? J’ignore ce qu’il t’a dit, mais il est parvenu à te faire complètement perdre raison. Et un individu qui agit aussi facilement sur la capacité de discernement d’une inconnue n’est pas à prendre à la légère, ma fille.

       Il recracha un nuage de fumée. Sœur Camille se tut. Le vieillard n’avait pas tort. Il avait même totalement raison. Désormais, prudence était le maître-mot.

     

     

     

        Le chantier naval Nénufar était un bâtiment carré. Ses murs gris sombres tagués et ses dockers renfrognés firent sentir au duo de religieux qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Sœur Camille avait récupéré son pistolet tranquillisant, juste par mesure de sécurité, et le père Luigi ne pouvait l’en blâmer.

        Leur taxi avait refusé de s’arrêter devant le building, il leur fallait donc parcourir une centaine supplémentaire de mètres à pieds. Une tâche plutôt aisée, si l’on ne comptait pas les marins et les loups de mer bâtis sur le modèle armoire normande. Cicatrice au menton, cigarette, chemisette de matelot, tatouage, dents en or… Tous les clichés du boucanier étaient réunis dans ce chantier.

        Sœur Camille n’en pouvait plus, en fait. L’odeur d’asphalte lui agressait les narines, et les sifflements des ouvriers et leurs compliments crus sur ses fesses lui déchiraient les tympans. Le père Luigi lui parlait pour tenter de conserver son attention, mais ce fut en vain. Elle finit par attraper l’un des dockers et par lui mettre son poing dans le nez. Ironiquement, celui-ci ne lui avait rien dit.

     

     

     

        Ils traversèrent le sinistre bâtiment et arrivèrent sur les docks, au bord de l’eau. Un imposant navire noir, rouge, et blanc leur bloquait la vue sur l’horizon. Le clapotis des eaux et le reflux des vagues ne faisaient même pas bouger l’immense navire, sur le flanc duquel il était inscrit en énorme lettres blanches : LE LAURIER. Le père Luigi aperçut une passerelle non loin. Ils l’empruntèrent et débouchèrent sur le pont en fer du cargo. Les dizaines de silhouettes qui s’y affairaient stoppèrent net en les voyant. Sœur Camille reconnut avec dégoût les hommes de main de Kyll Nox, et le colosse barbu aux cheveux verts qui répondait au terrible nom de Lemming. Il avait donc été relâchée…

    — Vous êtes bien en avance ! leur héla-t-on.

        Ils tournèrent la tête et se protégèrent du soleil avec la main. Kyll Nox avait paru au bord de la passerelle de commandement.

    — De Hertog nous a lancé un défi, nous l’avons relevé ! annonça Sœur Camille.

    — Je sais. Si vous voulez bien m’accompagner.

        Elle leur fit signe de la rejoindre. Ils se concertèrent tous deux du regard. Prudence, prudence et re-prudence. Lentement, sur leurs gardes, ils se frayèrent un chemin parmi les marins et empruntèrent l’escalier qui montait jusqu’à la cabine du commandant. Nox s’y trouvait déjà, assise dans un divan, à côté d’un téléviseur. Elle les invita à s’asseoir dans un autre divan, qui lui faisait face, et ils s’exécutèrent.

    — Où est De Hertog ? l’interrogea aussitôt Sœur Camille.

        En guise de réponse, Nox alluma le téléviseur. L’image du buste d’un homme leur apparut. Il était vêtu d’une chemise vert sombre et d’un gilet et d’une cravate noirs. Son visage était très habilement dissimulé dans l’ombre.

    — Ma sœur, mon père, dit-il, la voix grésillant.

    — C’est une farce ?! s’étrangla Sœur Camille.

    — Parce que je ne suis pas sur le bateau ? Oui, j’ai menti. Je suis un très vilain garçon. Mais, vous savez, il ne faut jamais croire un menteur déguisé en enfant de chœur.

        Il ricana.

    — D’ailleurs, poursuivit-il, la relique de Thomas n’est pas à bord non plus. Je vous ai simplement attirée ici pour vous parler. En véritable face-à-face.

    — Sortez de l’ombre, Zoran. Nous savons que c’est vous, dit le père Luigi.

    — Zoran ? Mais Zoran est mort ! On ne revient pas aisément après une balle en pleine tête. Même le Christ a mis trois jours, et lui, c’était juste aux poignets !

    — Qui êtes-vous alors ?

    — De Hertog. Simplement De Hertog. C’est surtout un titre honorifique, que je me transmets de moi à moi-même en passant par je.

    — Il y a des choses que je ne comprends pas… C’est bien vous qui aviez drogué mon thé, hier, non ? Pourquoi ?

    — Oh, ce n’était qu’un peu de kétamine ! Rien de bien méchant, juste… amusant.

    — Et pourquoi me harceler au téléphone ?

    — Pour le fun, bien sûr ! Pour quoi d’autre, d’après vous ?

    — Et… et la relique de Thomas ?

    — Vous vous en doutez, je suis le meilleur dans ma catégorie. Hé, je fais partie du top 10 des trafiquants les plus riches d’après Forbes-Mafia 2007 ! Donc, forcément, mes honoraires ne se calculent pas en dollar, mais en objets rares… Plus rare est l’objet, meilleur sera le service. J’ai une image de marque à respecter, ma chère.

    — Mais que nous voulez-vous, à la fin ?! éclata Sœur Camille.

    — Vous engager.

        Silence de mort, qui était plus ou moins de circonstance si l’on se référait aux grimaces que tiraient le vieil homme et la religieuse.

    — Pas le vieux, non. Le vieux, il est trop vieux. Mais vous, ma sœur… Vous, vous êtes… wahou… Dégourdie, jeune, vigoureuse… Mademoiselle Nox et moi en avons longtemps discuté.

    — Vous êtes complètement dingue… Nous n’avons rien en commun ! Vous êtes un meurtrier et un terroriste !

    — Ah non ! Je ne suis pas un vulgaire tueur. Le marché de stupéfiants n’est rentable que si des gens vivants le font fonctionner. C’est la loi de l’offre et de la demande, purement et simplement. En revanche, bien sûr que nous avons des choses en commun. Nous aimons que les choses soient bien faites et nous sommes déterminés, ma sœur. Karl Marx n’a-t-il pas dit que la religion est l’opium du peuple ? Je préfère penser que désormais, l’opium est la religion du peuple, mais, l’important, c’est que nous soyons liés l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Je vous propose un avenir, ma sœur. À mes côtés, vous serez invincible.

    — Assez de sottises ! s’exclama le père Luigi.

        Il se leva d’un bond et pointa le pistolet de sa compagne sur la tête de la rouquine.

    — Va-t-en, Jihanne. Fuis.

    — Mon père, ricana De Hertog, c’est un pistolet tranquillisant, vous ne ferez pas grand-mal à quiconque.

    — Vous n’en savez rien. Elle n’a pas été entraînée à tuer, moi si. Fuis, maintenant, ma fille !

        Sœur Camille se leva, ne sachant que faire. Mais il était sûr et certain qu’elle allait refuser l’offre de De Hertog, et qu’ils allaient mourir ici tous les deux. Kyll Nox se mit sur pieds à son tour et tendit la main devant le vieillard.

    — Fuis, Jihanne. Pour l’amour du Ciel.

        La jeune femme sortit de la cabine en courant. Elle dévala l’escalier, et était presque arrivée au bord du navire quand elle entendit un rugissement terrifiant et des flammes infernales s’expulser de toutes les issues de la cabine. Toutefois, elle ne réfléchit pas plus loin et sauta dans l’eau avant que les hommes de main ne réagissent.

     

     

     

        L’écran de De Hertog s’était brutalement assombri. Il soupira, et ferma le clapet de son ordinateur portable. Il prit délicatement son téléphone en main et composa un numéro. La tonalité résonna une fois, deux fois, trois fois. Enfin, quelqu’un décrocha.

    — J’espère que vous ne me dérangez pas pour rien, De Hertog.

        La voix était volontairement trafiquée. Impossible de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, ou bien de déterminer son âge.

    — Votre dernière cible s’est avérée plus endurante que prévu. Votre chien de chasse à la main trop lourde, ça va certainement coûter des mois de réparation…

    — Il s’agit de mon cargo, en quoi cela vous inquiète-t-il ?

    — Je croyais que vous vouliez cette femme dans votre équipe de fous furieux.

    — Et vous avez parfaitement rempli votre rôle. Il y a autre chose que j’aimerais vous demander, cependant, De Hertog.

    — Oh, mais, hé hé hé, je ne suis que votre humble serviteur !

    — Il y a aux Etats-Unis une ville appelée Sunset Bay. Il y réside un individu que je voudrais voir rejoindre mon projet… Avez-vous entendu parler d’un dénommé Antonio Vendini ?

        De Hertog baissa le téléphone un instant et inspecta sa chambre. Des pans de murs entiers étaient couverts de coupures d’article, de photographies agrandies et de posters mentionnant ou représentant le fameux criminel ambitieux. Le premier et seul criminel ambitieux au monde…

    — Euh… Oui, reprit De Hertog. Peut-être…

    — Bien. Alors votre cible sera un jeune garçon avec lequel il entretient une relation difficile. Il se nomme Grey Wahrheit…

    — Je m’en occuperai dès que je poserai le pied à Sunset Bay. Vous pouvez compter sur moi, Monsieur Nimic.

     


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