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Upside Down
Découvrez un morceau de la vie quotidienne de Martha, la femme de ménage aussi dévouée que teigneuse de Vendini !
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Chapitre 1 : Upside Down
Où l'on découvre qu'une femme de ménage fictive est une femme comme les autres.
Antonio Vendini, 29 ans, criminel ambitieux, constata une fois de plus la redoutable efficacité avec laquelle Martha faisait le ménage dans son bureau. En moins de deux heures, la jeune femme avait passé l’aspirateur sur le plancher, nettoyé les vitres, lustré la table et les meubles, exterminé tous les nids à poussière, changé deux ampoules défectueuses, rangé les dossiers par ordre d’importance, rempli le minibar, trié les papiers et, surtout, poli le cadre photo préféré de son patron.
La femme de ménage se tenait désormais devant ce dernier, un grand sourire éclairant son visage, la main gauche planquée dans le dos et la droite tendue en avant pour réclamer son paiement.
Antonio alla chercher son chéquier et un stylo, et s’appuya sur la table pour remplir le dû de Martha.
— Combien, déjà ?
— Soixante-quinze, Monsieur Vendini.
— Soixante-quinze, répéta Antonio en détachant chaque syllabe tandis qu’il inscrivait le montant sur le rectangle de papier.
— C’est ça.
— Mais vous arrivez à vivre, avec ce que je vous donne ?
— Je complète.
— Comment ça ?
— Je travaille aussi pour deux-trois autres personnes qui ont besoin de quelqu’un pour faire le ménage. Vous savez, entre mon cours de dessin, mon abonnement à la salle de sports, le loyer, les courses et les cours à distance, j’ai besoin de quoi épargner, aussi.
— Et voilà, répondit Antonio en lui tendant le chèque complété et signé. Mais rassurez-moi, vous ne comptez pas rester femme de ménage le restant de votre vie, quand même, si ?
— Non ! Bien sûr que non ! Quand j’aurai assez d’argent, je pense que j’ouvrirai une librairie/dvdthèque.
Antonio la raccompagna jusqu’au seuil de la porte.
— Avec le contexte économique actuel, je vous souhaite bien du courage ! Enfin, vous savez que si vous avez besoin d’argent, je peux vous en prêter un peu…
— Ooooh oui, je le sais ! répondit Martha en laissant échapper un petit rire. Vous êtes prêt à tout pour blanchir votre fric !
— C’est mon métier, Martha. C’est mon métier.
Il serra vigoureusement la main de la jeune femme.
— Bon, eh bien, à dans deux jours. Bonne chance, avec votre prochain client.
— Merci. Au revoir, Monsieur Vendini.
— Au revoir…
Antonio referma doucement la porte.
Martha tourna les talons, et descendit l’escalier qui menait à la salle principale du Pirate, le bar musical de Vendini. Elle récupéra sa petite veste en jean qui était pendue à un porte-manteau, l’enfila d’un mouvement félin, prit son sac à main, et se mit en route vers la prochaine maison de sa tournée : une villa en périphérie qui appartenait à un retraité, ancien directeur de banque, nommé Adrian Brasong.
Pour rejoindre la demeure, Martha devait obligatoirement prendre le métro, puis le bus. Sa voiture était actuellement en révision, mais cela n’allait pas l’empêcher de faire son travail. Au contraire, elle considérait que cela rompait le train-train quotidien, et que cela ne pouvait être que salvateur. Elle se rendit par conséquent à la bouche de métro la plus proche, à une centaine de mètres, et décida d’appeler Adrian Brasong pour le prévenir de son arrivée. Elle plongea la main dans la poche arrière de son pantalon, s’empara de son téléphone, puis chercha un instant le numéro dans le répertoire avant d’appeler.
— Allô Monsieur Brasong ? C’est Mademoiselle Merkachvili… Très bien, merci, et vous ? … Super. Je vous appelle pour vous dire que je suis là dans environ… trois quarts d’heure, je pense. Un petit peu plus, peut-être. Oui, à tout à l’heure.
Elle raccrocha et glissa le téléphone dans la poche arrière, et sursauta soudain. Elle venait de sentir des doigts lui effleurer le bas du dos. Elle se retourna précipitamment, mais ne fit face qu’à un flot continu d’hommes pressés et de femmes stressées, qui se fendait en deux sur son passage. Elle avait sûrement dû rêver…
Après un changement de métro et de bus, Martha arriva, comme prévu, environ trois quarts d’heure plus tard, un petit peu plus peut-être, à la demeure Brasong. À chaque fois qu’elle passait le portail, cela lui faisait la même impression de grandeur. Elle s’imaginait toujours comme une dignitaire étrangère qui était invitée dans un palais sur le mont Palatin en remontant le petit chemin de pierres.
Le domicile Brasong était une sorte d’immense hacienda espagnole d’un blanc immaculé aux angles hauts et droits, comme si des cubes avaient été empilés les uns sur les autres pour ne former qu’un ensemble irrégulier de murs et de toits. Cela n’avait rien d’étonnant quand on savait que c’était le grand-père d’Adrian Brasong qui l’avait construite. À l’époque, la famille Brasong se nommait Razón, et était très influente dans la région qui devenait alors petit à petit Sunset Bay. L’ancêtre de Brasong, Quintin Razón, était un gros propriétaire terrien, qui possédait des dizaines d’esclaves et qui faisait d’importants prêts à ses voisins agriculteurs et commerçants. Cependant, la guerre de Sécession allait faire des ravages, et réduire à néant l’héritage de la dynastie Razón. En quelques années, il ne resta plus à la famille Razón que son hacienda en haut de la colline, et un nom déformé.
Tout cela, Martha l’avait appris lors de ses nombreuses discussions avec Adrian Brasong. Elle faisait le ménage, mais lui n’était plus qu’un vieillard cloîtré dans un fauteuil roulant qui n’avait que de trop rares visites. Ainsi, quand elle venait nettoyer sa villa, il l’entretenait de tous les sujets possibles. La météo, bien entendu, constituait à elle seule 50% des conversations, et la maladie un bon 40%, mais de temps à autre, le vieil homme abordait des questions plus actuelles, comme l’économie, l’immigration, la vie de Martha, et, enfin, l’époque à laquelle sa famille était puissante et respectée.
La jeune femme sonna à la porte et attendit que l’on vînt lui ouvrir. Ce fut Thành qui la fit entrer. Thành était l’homme à tout faire d’Adrian Brasong. Ce vieux majordome d’origine vietnamienne était au moins aussi âgé que son employeur, et lui était indispensable: il faisait la cuisine, les réparations, les courses, l’entretien des jardins, et remplissait parfaitement de très nombreuses autres tâches. À part, hélas, une seule. Il ne parlait pas. Thành, par un quelconque coup du sort, était muet. Brasong avait raconté à Martha que Thành avait fui son pays peu après le début de la guerre en 1955, et ce fut par chance qu’il entra au service de la famille. Malheureusement, le vieillard ne s’étendait jamais sur sa relation avec son majordome, mais Martha avait deviné qu’ils tenaient fort l’un à l’autre.
Thành mena la femme de ménage jusqu’à son local de service. Ce n’était qu’un banal placard à balais, qu’Adrian Brasong avait spécialement aménagé pour elle. Elle pouvait y stocker librement ses outils de travail et ses tenues de rechange. Brasong avait même fait clouer un panonceau sur la porte, sur lequel il était inscrit, à coups de gros feutre noir, IVANNEA. À chaque fois qu’elle posait ses yeux sur cet écriteau, Martha souriait. Son véritable prénom était Ivanea, et cette petite faute d’orthographe la touchait, car cela signifiait pour elle que l’on avait pris la peine de la connaître un peu. Seul Vendini l’appelait Martha, à vrai dire. Mais elle ne le prenait pas mal. Elle ne le prenait plus mal. Elle savait que ce n’était pas par méchanceté, seulement par habitude.
Martha se changea rapidement et se mit au travail. Comme toujours, elle commença par la cuisine. Elle procédait constamment à un nettoyage méthodique et approfondi.
Elle n’avait entamé son ménage que depuis quelques minutes quand elle entendit la porte s’ouvrir, précédant un grincement de roues qu’elle avait anticipé. Elle se retourna et sourit :
— Bonjour, Monsieur Brasong.
Aux yeux de Martha, le vieillard ressemblait à une grotesque marionnette de fruits pourris enveloppée dans une robe de chambre usée et épinglée à un fauteuil aux roues bancales. La moisissure qui lui servait de barbe et de restant de chevelure dévorait sa peau duveteuse et encerclait grossièrement deux gros noyaux desséchés. Des bananes décrépites étaient rattachées à son torse frêle en haut et gras en bas, et se terminaient chacune par cinq queues de cerises tordues. Ce chef-d’œuvre de nature presque morte rendit péniblement son sourire à la pétillante jeune femme :
— Bonjour, Mademoiselle Merkachvili.
— Vous allez bien, aujourd’hui ?
— Ah ma fille, si vous saviez… Je ne peux plus rien faire… Mes os me font terriblement mal. Rien que de parler me demande de terribles efforts.
C’était le préambule. Martha venait faire le ménage dans la demeure Brasong tous les trois jours. Et tous les trois jours, depuis maintenant plusieurs années, elle entendait la même introduction, dans les mêmes conditions, à la même heure et au même endroit. Les premières fois, elle s’était inquiétée, et avait proposé au vieil homme de se reposer dans sa chambre, ou bien de lui servir une boisson chaude. Le regard compatissant et désespéré de Thành lui avait fait comprendre que cela n’en valait pas la peine, et que ce n’était pour l’ancien qu’une façon de dire bonjour. Elle avait bien tenté, parfois, de demander autre chose que “vous allez bien, aujourd’hui ?”, mais Brasong revenait invariablement sur le même disque.
Depuis, Martha observait rigoureusement ce rituel. Elle avait appris ses répliques comme sur un plateau de tournage. Elle savait où se placer, elle savait à quel rythme nettoyer, elle savait quoi dire, comment le dire, quand le dire, et elle savait à quel moment le petit réalisateur dans la tête de melon sec de Brasong crierait “coupez !”. Les seules petites variations de script autorisées étaient celles qui suivaient la météo, mais il n’y avait qu’une combinaison de climats limitée, et au bout de quelques mois, Martha les avait toutes enregistrées dans un coin de sa mémoire.
— Le Docteur Hou est passé vous voir ? demanda-t-elle tout en poursuivant son ménage.
— Il ne me trouve rien, ma pauvre. Personne ne me trouve rien ! Pourtant, ce que j’ai, je l’ai, ça se voit. Je ne peux plus bouger sans souffrir, Mademoiselle Merkachvili.
— Heureusement que Monsieur Thành vous tient compagnie.
— Sans lui, je serais déjà mort de faim, et seul. Je bénis le ciel de sa présence chaque jour. Mais lui aussi se fait vieux, rigola-t-il. L’autre jour, je l’ai surpris dans le jardin en train de chercher son chapeau de paille, alors qu’il l’avait sur la tête ! Ça a duré près de vingt minutes !
C’était une anecdote nouvelle. Martha fut prise de court, et ne parvint pas à le dissimuler. Elle s’arrêta net dans ses gestes, et cessa même de respirer. Heureusement, son désarroi passa inaperçu, car Brasong poursuivit :
— Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est le temps. À la météo, ils annoncent de la pluie pour ce soir et pour demain toute la journée.
Martha soupira. Le retour à la normale la soulagea.
— Nous sommes en octobre, Monsieur Brasong. C’est l’automne qui veut ça.
— Tout de même… Vous avouerez que nous sommes en Caroline du Sud. D’accord, ce n’est pas la Floride, mais nous avons du soleil le restant de l’année.
— C’est vrai que cet automne risque d’être plus froid que tous les autres.
— Mais cela ne vous dérange pas, vous. Vous venez de Géorgie. À propos, ça va mieux, votre pays ?
Deuxième petit déraillement mais ce coup-ci, Martha sut répondre. Il était vrai que son pays d’origine avait eu fort à faire avec des attaques russes durant l’été.
— Ça s’est stabilisé, répondit-elle simplement.
— Votre famille vous manque ?
Elle marqua un temps avant de répondre :
— Je suppose. Je pense que oui.
Martha était bientôt arrivée chez elle. Elle venait de passer devant le Pirate, dont la devanture et l’enseigne colorée illuminaient la rue et se reflétaient dans toutes les vitres des bâtiments en face, quand elle sentit tomber quelques gouttes d’eau sur ses cheveux. Mince. Adrian Brasong avait eu raison.
Martha pressa le pas. Il ne lui restait plus que trois centaines de mètres à parcourir, mais cela s’apparentait à un marathon sous l’averse qui s’intensifiait. Elle se maudit d’avoir mis des chaussures à talons hauts ce matin, et de s’être habillée si légèrement. Il avait pourtant fait si chaud en début de journée… Elle parvint devant l’escalier de son immeuble plus vite qu’elle ne l’eût cru, bien qu’elle fût déjà trempée jusqu’à l’os. Ses longs cheveux blonds, d’habitude touffus et bouclés, collaient désormais à son visage – taché de maquillage dégoulinant – et à sa veste en jean qui, elle, s’était imbibée d’eau au point de peser deux kilos de plus. Elle sortit ses clés de la poche de son pantalon d’un geste précipité, juste pour les faire tomber sur le pavé du trottoir.
— Oh c’est pas vrai… pesta-t-elle.
Elle se pencha et les ramassa, et une claque sur les fesses la fit se redresser plus vite qu’un jouet à ressort. Outragée, elle se tourna de moitié, et vit qu’un homme en imperméable, un parapluie à la main, venait de la dépasser. Il ne lui offrait que son dos gris à ses yeux, mais Martha savait qu’il était l’auteur du geste grossier.
— Espèce de pervers ! lui cria-t-elle à s’en déchirer la gorge. Gros porc ! C’est ça, casse-toi ! T’as de la chance qu’il pleuve !
L’homme ne l’entendit pas et poursuivit sa route. Martha laissa échapper un soupir d’indignation mêlée de rage entre ses mâchoires crispées, puis se résolut à enfin rentrer chez elle.
La jeune femme monta les quelques marches qui menaient au perron, et s’abrita de la pluie devant la porte d’entrée en verre. Elle inséra sa clé dans la serrure et la tourna de 90 degrés sur la droite. Puis elle leva les yeux et sursauta de frayeur en apercevant le reflet de l’homme au parapluie. Elle se retourna et il la plaqua contre la porte.
Martha voulait crier, mais aucun son ne parvenait à se faufiler au-delà de l’énorme boule coincée dans sa gorge. Son cœur battait à la vitesse d’une mitraillette. Elle ne parvenait même plus à esquisser un seul geste. Elle demeurait aussi immobile et raide qu’une planche, seulement tenue contre le verre de la porte par la main de l’inconnu en imperméable gris.
— Alors, qu’est-ce que tu vas me faire, maintenant que nous ne sommes plus sous la pluie ? demanda-t-il doucement. Hein ? Tu vas appeler à l’aide ? Ou tu vas porter plainte à la police ? “Monsieur l’agent, aidez-moi, un inconnu m’a mis la main à mon cul de pétasse”. Ou bien tu vas en parler à ton mec ? Si tu changes pas de plumard tous les soirs.
Il écarta les bras.
— Ou tu veux peut-être me frapper ! Alors vas-y, essaie !
La jeune femme était bien trop terrorisée pour tenter quoi que ce fût. Elle tomba sur les genoux, sachant pertinemment qu’elle était impuissante. L’homme au parapluie la tira par les cheveux et elle eut le réflexe de s’attraper aux poches de son imperméable pour se tenir le plus loin possible de sa bouche.
— Pauvre conne, va, cracha-t-il. T’avises plus jamais de m’insulter, t’entends, parce que maintenant, je sais où t’habites.
Il la lâcha, et disparut dans la nuit d’où il était venu. Martha resta par terre, fébrile. Ses entrailles hurlaient de rage, sa tête tambourinait comme un gong de guerre, et ses doigts, si fins et si bien entretenus, étranglaient le portefeuille de l’homme au parapluie.
Martha monta paresseusement les dizaines de marches – précisément 91 – qui la séparaient de son appartement au septième étage, l’ascenseur étant, encore, en panne. Durant cette petite escalade, la jeune femme ne cessa de ressasser l’événement qui venait de se dérouler, répétant encore et encore ce que l’homme au parapluie avait dit, et elle récitant à demie-voix ce qu’elle aurait voulu répondre, et mimant ce qu’elle aurait désiré faire.
Elle entra enfin chez elle, alluma toutes les lumières et la télévision, et poursuivit sa conversation fantasmée sur le fond sonore d’émission de variété. Son corps s’actionnait comme une poupée, bougeant machinalement, tandis que son esprit… son esprit était toujours bloqué dans ces quelques minutes du passé, et persistait à revivre encore et encore cette agression.
L’homme au parapluie l’accompagna dans la salle de bain, il la regarda se démaquiller, il l’aida à se déshabiller, et il se glissa avec elle dans le bac de la douche. Serrée contre lui, contre son ciré gris, Martha le laissa ouvrir le jet d’eau chaude et lui permit de lui savonner le corps. Ses mains épaisses prirent possession du moindre centimètre carré de peau que lui offrait la jeune femme, et elles prirent un savant plaisir à malaxer ses fesses rebondies, à frotter son sexe presque glabre et à pétrir ses seins ronds et doux. Martha serrait les dents pour ne pas hurler. Dans son ventre, un fœtus purulent de rage, d’impuissance et de culpabilité dont elle ne parvenait pas à accoucher grossissait de seconde en seconde.
Elle sortit de la douche et se sécha. Elle passa ses cheveux au sèche-cheveux, ce qui eut pour effet de leur donner une apparence crinière de boules de nœud qu’elle affectionnait tout particulièrement. Cela lui rappelait son enfance en Géorgie. Ensuite, elle partit dans sa chambre enfiler une culotte et un t-shirt Alice Cooper trop grand pour elle, mais qui avait au moins le mérite de dissimuler ses entrailles déformées par la rancœur. Enfin, elle alla se jeter sur son canapé, devant la télévision, et poussa un long soupir de fatigue. L’émission de variété ne s’était toujours pas arrêtée. Deux stars inconnues disaient chacune des méchancetés qui concernaient l’autre, et ce n’était pas le moins du monde intéressant.
Martha jeta un regard à sa fenêtre. Il pleuvait abondamment au-dehors. Une pensée lui traversa l’esprit. Elle avait envie de commander des sushis. Elle avait envie de faire venir un petit livreur boutonneux exploité en scooter, sous le déluge, jusqu’à son immeuble, de lui faire faire monter les 91 marches, de ne pas lui donner de pourboire, et de lui faire répéter toute l’opération dans l’autre sens. Oui, cela lui semblait exultant.
Elle se tira hors du canapé, alors que se terminait enfin l’émission de variété et qu’était annoncée, après une page de publicité, une nouvelle enquête du Commissaire Bichardier. En entendant cela, Martha se précipita sur son téléphone. Pour rien au monde elle ne ratait les enquêtes palpitantes du commissaire Henri Bichardier et de sa fidèle lieutenante Samiah, jeune pakistanaise musulmane amoureuse de Daniella, une juive de treize ans son aînée et veuve d’un galeriste brutalement assassiné par le méchant principal de la saison 1.
Elle prit son téléphone et descendit vertigineusement dans son répertoire. Valence, Valentin, Velocidad Learning, Vendeur Sushis, Vendini… Elle cliqua sur Vendeur Sushis, et porta le téléphone à son oreille. La tonalité résonna, et une voix lui répondit au bout d’une dizaine de secondes :
— Martha, je suis un petit peu occupé, là…
Martha fut sans voix. Deux choses la chiffonnaient. Tout d’abord, le vendeur de sushis la connaissait. Ensuite, il avait la voix de Vendini.
— Martha ? Vous êtes là ?
— C’est… c’est vous, M’sieur Vendini ? Je croyais que vous n’aviez plus de téléphone.
— Jack m’a prêté l’un des siens, j’avais toujours ma carte SIM. Qu’est-ce que vous voulez ? Je suis en plein milieu d’un truc important, là.
— Oh, euh… eh bien…
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle brûlait de lui dire ce qu’il s’était passé il y avait moins d’une heure… mais les mots ne passaient pas ses lèvres. Ils restaient coincés dans la bouche et fondaient sur sa langue comme d’amers M&M’s. En quoi cette broutille aurait-elle intéressé quelqu’un comme Vendini ? Elle avait fait l’erreur de s’être habillée joli aujourd’hui, ce n’était au final la faute de personne.
— Martha ? Vous êtes inhabituellement silencieuse, ça va ?
— Oui oui, je…
— Non, Jack ! Regarde le sens dans lequel va la scie ! C’est ça, de gauche à droite ! Alors, lui, le mets pas dans ce sens-là ! Sinon, la scie se coince dans les os, et ça l’abîme !
— Vous avez un problème ?
— Il était assez important, mais on l’a bien dégrossi, maintenant. Comment ça, où tu mets la tête ? Là-bas, regarde les sacs plastiques. Ah c’est pas vrai, Martha, j’vous jure… Des fois je me demande si vous seriez pas plus efficace que ces quatre mongols. Parfaitement, c’est de vous que je parle ! Mais oui, c’est ça, faites grève ! C’est moi qui vous ai sortis du caniveau, ingrats ! Écoutez Martha, j’ai un sitting improvisé sur les bras. Je vous rappelle.
Antonio raccrocha subitement, laissant la jeune femme seule avec son téléphone alors que le générique de Commissaire Bichardier retentissait.
Une heure plus tard, Martha éclatait en sanglots. Elle dévorait un pot de glace stracciatella et ne pouvait plus s’arrêter de pleurer. Le téléphone sonna alors, elle décrocha presque aussitôt.
— Allô ? fit-elle, la voix chevrotante alors que de nombreuses larmes roulaient sur ses joues.
— Ho, c’est encore pire que tout à l’heure. Je savais bien qu’il y avait un problème.
— Non, vous ne comprenez pas… C’est trop dur…
— Dites-moi tout, Martha. J’en ai vu d’autres…
— C’est… C’est Samiah !
Un silence s’ensuivit.
— Pardon ?
— C’est Samiah ! Pour protéger Daniela du maître-chanteur qui la harcèle depuis l’épisode 13, elle l’a rejetée en lui faisant croire qu’elle l’avait trompée avec Charline !
— Martha, vous vous moquez de moi ? Jamais Samiah ne ferait ça, ce n’est pas dans sa nature, mais alors pas du tout.
— Et pourtant si, c’est ce qu’il vient de se passer ! gémit Martha en avalant une énorme cuillérée de crème glacée d’un trait.
— Je ne vous remercie pas du spoil gigantesque que vous me faites, alors !
— Pardon…
— C’était juste pour ruiner ma vie de la sorte que vous m’aviez appelé tout à l’heure ?
À nouveau, la gorge de Martha se serra, et repensa à ce que l’homme au parapluie lui avait dit. Il avait raison, elle ne pouvait pas se défendre toute seule, et elle ne pouvait pas légitimement porter plainte à la police. Qui l’aurait crue ? Qui l’aurait prise au sérieux ?
— Martha… insista Vendini.
— Non, ce n’était rien.
— Vraiment ?
— Je vous assure. Rien de quoi vous inquiéter.
— Vous avez fini de vous payer ma tête ? Vous avez le ton hésitant, vous n’articulez pas, et jusqu’à présent, quand vous m’avez appelé personnellement, c’était uniquement pour m’engueuler ! Vous n’allez pas me faire croire que c’est juste pour le plaisir d’entendre ma voix.
Martha ferma les yeux et soupira fébrilement ce soupir du dernier moment, ce soupir qui se pousse la seconde précédant le grand saut. Et elle se lança dans le vide.
Pendant plusieurs minutes de chute libre, elle raconta tout à Vendini. L’énorme ballon d’angoisse et de culpabilité dans ses entrailles se dégonflait par à-coups, crevé par les mots qu’elle parvenait enfin à placer sur ses sentiments.
Quand elle eût fini, Vendini demeura muet durant de longues secondes. Martha se demanda s’il n’avait pas raccroché à son insu ; cela faisait un petit moment qu’il n’avait rien dit, lui qui passait son temps à lui couper la parole. Il inspira brusquement très bruyamment, faisant sursauter la jeune femme.
— Je ne m’étais jamais autant retenu de vous interrompre !
Le cœur de Martha se serra. Avait-il au moins seulement prêté attention à ce qu’elle avait dit ? Non, il allait, comme d’habitude, balayer le sujet d’un revers de la manche et passer à quelque chose qui le concernait plus directement. En même temps, que pouvait-il bien faire pour l’aider ?
— Vous avez récupéré son portefeuille, vous m’avez dit, non ?
— Euh oui, répondit Martha, hébétée. Oui oui. Pourquoi ?
— Il y a de l’argent dedans ?
— Aucune idée. Je vais voir.
Elle se leva, et chercha du regard le portefeuille de l’homme au parapluie. Elle ne parvenait pas à se souvenir ce qu’elle en avait fait. Elle le trouva devant la porte d’entrée, gisant sur la moquette, animal éventré par des charognards de poussière. Martha alla le chercher, et vérifia qu’il n’y avait pas d’argent.
— Non. Il n’y en a pas.
— Zut… Amenez-moi ce portefeuille au Pirate, demain dans la journée.
— Quoi ? Pour quoi faire ?
— Demain soir, les garçons et moi, on ira rendre une petite visite à ce charmant gentilhomme.
En entendant cela, Martha sursauta et lui raccrocha au nez. Elle mit quelques secondes à le réaliser puis, le téléphone encore collé à l’oreille, elle sentit ses joues rosir et ne put réprimer un sourire de soulagement.
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Chapitre 2 : Hot Stuff
Où l'on constate qu'un malheur n'arrive jamais seul.
Ah ma fille, si vous saviez.
— Ah ma fille, si vous saviez…
Je ne peux plus rien faire.
— Je ne peux plus rien faire…
Mes os me font terriblement mal. Rien que de parler me demande de terribles efforts.
— Mes os me font terriblement mal. Rien que de parler me demande de terribles efforts.
— Le Docteur Hou est passé vous voir ?
Il ne me trouve rien, ma pauvre. Personne ne me trouve rien. Pourtant, ce que j’ai, je l’ai, ça se voit.
— Il ne me trouve rien, ma pauvre. Personne ne me trouve rien ! Pourtant, ce que j’ai, je l’ai, ça se voit.
Je ne peux plus bouger sans souffrir, Mademoiselle Merkachvili.
— Je ne peux plus bouger sans souffrir, Mademoiselle Merkachvili.
Pour Martha, la routine avait la vie dure. Elle était aussi dure que les os soi-disant si mal en point d’Adrian Brasong. Cela faisait pourtant trois jours qu’elle ne l’avait pas vu – elle venait faire le ménage de la demeure Brasong deux fois par semaine – mais pas un instant elle n’avait eu l’impression de ne pas avoir répété ce dialogue.
Elle répondait machinalement à son vieil interlocuteur. Ses pensées étaient encore obnubilées par l’homme au parapluie. Moins que le premier soir, bien sûr, beaucoup moins, même, mais cet individu demeurait présent dans sa tête. Elle brûlait d’envie d’appeler Vendini pour savoir s’il lui avait effectivement rendu une visite. Antonio était absent quand la jeune femme était venue faire le ménage la veille. Elle n’avait par conséquent pas eu de nouvelles depuis.
Alors que Martha allait répondre, un événement imprévu dans le script se produisit. Thành entra dans la cuisine, ce qui capta immédiatement l’attention d’Adrian Brasong. Ce dernier, d’une main de maître, fit exécuter un demi-tour à son fauteuil et engagea une conversation à sens unique avec son serviteur muet :
— Qu’est-ce qu’il y a, Thành ?
Martha observa le majordome avec de grands yeux. Elle était très curieuse de voir comment il allait répondre. Depuis le premier jour qu’elle était venue faire le ménage ici, jamais elle n’avait vu Brasong et Thành communiquer, en-dehors des brefs ordres polis donnés par le vieillard, que le vietnamien ne discutait, par défaut, jamais.
Thành tourna le dos à son maître, et lui fit signe de le suivre tandis qu’il sortait de la cuisine. Adrian Brasong ne se fit pas prier, laissant, sans y réfléchir à deux fois, Martha seule avec ses produits d’entretien. La jeune femme en resta interdite durant quelques secondes.
Le script avait été drastiquement altéré. Cela arrivait tellement peu que Martha ne sut quoi faire. Sa première intention fut d’appeler Vendini, mais elle avait aussi envie d’avancer le plus possible dans son ménage avant le retour du vieil infirme.
Ce qui la décida fut la sonnerie de son téléphone. Elle le prit en main, et vit, avec une certaine surprise, que le nom de Jack s’affichait sur l’écran.
— Allô ? hasarda-t-elle une fois qu’elle eût décroché.
— Martha, on a besoin de vous, lui répondit la voix rauque de Jack.
— Hein ? Quoi ? De quoi ? Pour quoi ? Eh puis… bonjour !
— Ouais ouais, bonjour. Dites, on a p’tit problème, là, et…
— En parlant de problème, vous avez réglé le mien ?
— Quel problème ?
— Le problème dont j’ai parlé à Monsieur Vendini l’autre soir.
— Quoi, le mec qui vous a violée ?
— Je… ça s’est pas exactement passé de cette façon…
— Vous inquiétez pas, on s’en est occupé bien comme il fallait. Sa femme et son gamin ont bien flippé. Il pourra pas remarcher avant plusieurs mois, mais je suppose que les seuls à qui il manquera seront ses élèves.
Martha ignorait si cela était une bonne chose ou non. Une part d’elle était heureuse de savoir que la justice avait été rendue en son nom, mais d’un autre côté, il s’agissait d’une vengeance personnelle qui avait seulement fait du mal à la famille de cet homme, et qui n’en dissuaderait pas d’autres de la harceler.
Comme elle ne répondit pas, la voix rauque de Jack enchaîna :
— Donc maintenant, faut nous renvoyer l’ascenseur.
— Euh, oui… je suppose… C’est quoi, le problème ?
— Surtout, surtout, ne riez pas.
Martha leva un sourcil intrigué.
— Promis.
— Alors voilà. Comment dire… On a un problème qui se balade dans les bureaux du bar. Il est tout poilu, il a quatre pattes, il mesure 20 centimètres, il a un air terriblement hautain, et il miaule.
— … c’est un chaton, que vous me décrivez, là.
— Non c’est plus gros qu’un chaton. Mais c’est pas un chat chat, encore. C’est un… un chadolescent, en quelque sorte.
— Et… et alors ?
— Et alors on sait pas comment le faire sortir !
— Bon, passez-moi Monsieur Vendini.
— Impossible. Il s’est, euh, enfermé à double tour dans les toilettes car il est allergique aux chats. Ça doit faire 45 minutes qu’il éternue comme un forcené.
La jeune femme éclata de rire. Elle entendit une brève désapprobation de Jack, mais la simple image de ces durs à cuire en train de poursuivre un chaton fuyard entre des chaises la fit s’esclaffer de plus belle.
— Et pourquoi vous avez besoin de moi ? demanda-t-elle pour essayer de se calmer.
— Est-ce que vous avez une idée de la façon dont on pourrait attraper cette sale bête ? Et arrêtez de rigoler ! C’est pas drôle !
— Déjà arrêtez de le poursuivre, vous êtes juste en train de le terrifier, bande de sapajous. Ensuite, essayez de voir s’il a un collier, ou un tatouage.
— Pour voir ça, faudrait déjà qu’on le chope. Franz, attention ! Derrière toi !
— Allô ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Franz ! Franz, je t’en prie, réveille-toi ! Franz ? Franz ! Nooooooooooooooooon !
La communication se coupa sur le dernier cri d’horreur de Jack.
Martha considéra son téléphone d’un regard encore enjoué et, le sourire aux lèvres, le rangea dans sa poche. Adrian Brasong n’était pas encore revenu. Elle décida d’en profiter. Elle saisit son lecteur MP3 dans son autre poche, brancha le câble des écouteurs et plaça les embouts dans ses oreilles, et appuya sur le bouton de lecture.
La basse rythmique d’Upside Down monta jusqu’à ses tympans et elle commença à se déhancher et à danser au son de la voix de Diana Ross. Martha adorait écouter ces chansons de pop en travaillant, car c’était pour elle une façon de s’amuser utilement. Elle adorait s’amuser sans but, mais s’amuser utilement rendait toujours son travail bien plus agréable, d’autant que l’absence de Brasong, manne inespérée, donnait à cet instant un goût délicieux.
Secouant nerveusement ses hanches et balançant sa masse de cheveux bouclés, Martha entama la parade nuptiale des produits d’entretien, alternant savamment caresses sensuelles sur son chiffon et griffures sauvages sur le carrelage des murs. C’était durant des moments comme celui-là que la jeune femme se sentait la plus libre et, finalement, la plus heureuse. Pour elle, le bonheur n’était pas exactement un état permanent, un idéal à atteindre, mais plutôt une succession d’instants agréables et le souvenir qu’elle en avait. Aussi loin qu’elle pouvait remonter dans sa mémoire, le premier souvenir le plus heureux de Martha était d’avoir vu Star Wars enfant. Elle se remémorait encore parfaitement avoir passé une semaine entière à se promener dans sa maison, nue comme un ver, seulement enveloppée dans une nappe blanche, essayant de refaire la coiffure de la Princesse Leïa. Puis elle jetait tout par terre, courait dans la chambre de sa mère enfiler une robe noire, des bottes et des gants, et subtilisait un saladier dans la cuisine pour s’en couvrir la tête, et elle imitait alors, autant qu’elle le pouvait, la respiration rauque de Dark Vador.
Ce furent des temps heureux, avant que la vie ne s’assombrisse et ne prenne un tournant aussi décisif qu’inattendu et craint : la réalité.
Martha sentit deux mains lui saisir les flancs. Elle poussa un cri de frayeur et fit un bond gigantesque. Elle se retourna vivement, le visage rouge de fureur et les mâchoires serrées, arracha les écouteurs de ses oreilles, et s’apprêta à vociférer un cocktail d’insultes à base de noms de singes et de balais mal placés quand elle vit que les mains n’appartenaient à nul autre qu’Adrian Brasong. Un Adrian Brasong sur ses deux jambes, et qui avait rajeuni d’une trentaine ou quarantaine d’années.
À l’instar du modèle original, il semblait que les cheveux avaient exécuté une véritable diaspora du sommet de la tête pour s’installer de façon définitivement sur les joues et le menton : en vérité, c’était une barbe épaisse et noire qui dévorait la moitié du visage de l’homme. Il avait le même gros nez, les mêmes gros sourcils et les mêmes grosses oreilles, mais ses yeux étaient complètement différents. Là où le vieil Adrian Brasong avait deux raisins secs enfoncés dans ses orbites, celui-là avait un regard profond, brillant et… triste. Peut-être était-ce la forme des paupières, tombantes, ou bien son rictus mélancolique, ou les deux, qui lui donnait cet air fatigué ? Ses vêtements étaient usés et élimés de toutes parts, et sa bedaine déformée par l’alcool tirait sur les boutons de sa chemise. Une odeur, mélange de tabac froid et de whisky frelaté, émanant de sa simple présence, causa un haut-le-cœur à Martha.
Encore sous le coup de la surprise, la jeune femme coupa confusément son lecteur MP3 et, sans un mot, reprit son ménage. Elle sentait les yeux malades du faux Brasong parcourir son dos, et elle se dit que c’était un moindre mal car elle ne voulait pas croiser son regard. Elle entendit la porte s’ouvrir, et reconnut le son typique des roues du fauteuil du Brasong original.
— Ah, tu es là, Steven. Thành a monté tes affaires dans ta chambre. Mademoiselle Merkachvili…
Martha pivota lentement, comme les passages secrets qui s’ouvraient en grinçant dans les vieux châteaux, et afficha un sourire crispé.
— Voici mon fils, Steven Brasong, indiqua Adrian en présentant son sosie rajeuni.
Le sourire de la jeune femme se transforma subtilement en grimace désenchantée. Steven la dévisageait de haut en bas en silence, mais elle n’aurait pu affirmer que c’était bien elle qu’il observait tant son regard paraissait vide.
Le vieillard se frotta les mains et esquissa un rictus mêlé d’amusement et de culpabilité, typique des enfants qui viennent d’accomplir un méfait dont ils savent qu’ils ne devraient pas être fiers.
— Steven va s’installer définitivement à Sunset Bay, et j’ai pensé que, comme vous êtes une jeune femme sociable, vous pourriez l’aider à redécouvrir la ville… en commençant par un restaurant, par exemple. Disons ce soir, à 20 heures, au Bialann.
Steven essaya de protester.
— Tais-toi, Steven. Ça fait plaisir à Mademoiselle Merkachvili.
Brasong Junior répliqua, embarrassé que Martha devait avoir à peine 25 ans, lui 40, et que cette lubie subite était ridicule.
— Steven, coupa sèchement Adrian.
Steven Brasong se renfrogna et enfonça les mains dans ses poches en détournant la tête de son père, et Martha vit qu’une rage sourde grondait dans ses yeux vitreux. La jeune femme venait de vivre une discussion qu’elle n’aurait jamais pensé entendre. Le plus fou était qu’ils avaient tous deux parlé d’elle comme si elle n’était pas là.
— Je suis désolée, Monsieur Brasong, hasarda-t-elle, mais j’avais moi-même prévu quelque chose pour ce soir…
Ce qui était faux, bien entendu, mais la simple vue de Steven la révulsait. Elle s’en sentit coupable, car ce n’était pas de la faute de cet homme – ce n’était la faute de personne – mais s’imaginer un instant en sa compagnie, en tête-à-tête, lui donnait envie de vomir.
— Ah ? s’enquit le vieil Adrian sur un ton faussement intéressé. Qu’allez-vous faire ?
— Eh bien je… je… bégaya Martha. Je… je vais boire un coup au Pirate. Je dois y retrouver mon petit copain. C’est ça, mon petit copain. Un homme très dangereux, ajouta-t-elle à l’attention de Steven, en prenant soin d’insister sur le mot dangereux.
— Ivanea, puis-je vous parler un instant ? Seule.
Martha fut choquée d’entendre le vieillard prononcer son prénom. C’était une première ! Elle essaya de voir dans ses yeux s’il plaisantait, si tout cela n’était qu’une farce idiote savamment élaborée par un ancêtre en roue libre vers la sénilité, mais elle s’aperçut que son regard était dur et froid.
Adrian sortit de la cuisine – après une nouvelle manœuvre de son deux-roues – et Martha le suivit machinalement, à l’instar d’un petit chien sur les talons de son maître. Elle était trop hébétée pour avoir conscience de ce qu’il se passait, bercée par cette étrange sensation d’être saoule.
Le vieillard traversa la moitié de la salle à manger avant de s’arrêter. Martha pila derrière lui, attendit qu’il se retourne puis, s’apercevant qu’il n’allait pas le faire, le contourna pour se mettre face à lui.
— Écoutez-moi, Ivanea…
Elle se retint de rétorquer qu’elle ne faisait que cela.
— Steven vient de passer un moment difficile. Il a perdu son travail, sa femme l’a quitté, et il passe son temps à fumer et à boire. Donc s’il vous plaît, vous allez me faire le plaisir d’accepter ce dîner au restaurant avec lui ce soir.
Martha en eut le souffle coupé. Cela lui rappela la fois où Vendini l’avait utilisée comme cobaye pour tester la résistance d’un gilet de kevlar. Elle avait eu des crises d’asthme pendant plus d’une semaine. La même sensation d’enclume s’écrasant contre sa poitrine à la vitesse d’un avion venait de la percuter à l’instant.
— Je… Pardon ? répondit-elle en secouant sa crinière blonde. Enfin, je veux dire… Je… Je… Euh… Hein ?
— Ce soir, vous allez donner du bon temps à mon fils.
— Non, excusez-moi, j’arrive pas à saisir, là…
— Vous me prenez de court, Ivanea…
— Non, c’est vous qui me prenez de court ! Je rêve, ou vous êtes en train de me rencarder avec votre fils ?
Brasong allait répondre mais Martha le coupa d’un geste sec de la main.
— Écoutez, Monsieur Brasong. Vous êtes gentil, je vous aime bien, mais je ne vous connais pas, et je connais encore moins votre fils. Je suis convaincue que c’est un garçon très gentil, et je trouve que tout ce qui lui est arrivé est très triste, mais pour être honnête, je n’en ai rien à faire. Vous n’avez aucun droit sur ma vie privée, et vous n’avez pas à m’arranger un coup d’un soir avec Junior, c’est clair ?
Le vieillard lui attrapa fermement la main qu’elle agitait devant son visage et ne la lâcha plus.
— Je ne vous ai pas dit que vous pouviez choisir. Steven m’est revenu, je n’ai pas beaucoup été là pour lui, maintenant je ne le lâcherai plus. Peu m’importe s’il doit m’en coûter une petite femme de ménage pour le rendre heureux. Vous comprenez ? Je ne vous demande pas de l’épouser, je vous demande de faire preuve de bonne volonté. Je vous paierai un supplément si vous le voulez, je m’en moque.
Martha était outrée. Elle découvrait ce tout nouvel aspect de la personnalité d’Adrian Brasong, et cela l’horrifiait.
— Je ne vais pas vous mentir, Ivanea. Entre vous et mon fils, ça sera toujours Steven.
La jeune femme dégagea sauvagement sa main des doigts osseux du vieil homme. Son visage était rouge de colère, et les pointes de ses cheveux tressautaient tant son corps battait fort.
— C’est toujours non, répondit-elle.
— En ce cas, je pense qu’il est inutile que vous reveniez dans trois jours pour faire le ménage, rétorqua froidement Brasong.
Elle pensait qu’il ne pouvait pas atteindre un nouveau fond. Elle s’était trompée sur toute la ligne. Sa bouche était ouverte de consternation. À ce moment, son corps entier était crispé. Une petite voix lui hurlait de gifler ce cadavre en sursis.
Mais elle n’en fit rien. Elle se contenta de baisser la tête, résignée. De cet argent, elle en avait besoin. Ce n’était qu’une sorte de prostitution déviante, et elle se demanda si elle pourrait encore se regarder dans un miroir après cette soirée.
Silencieusement, elle commença à se diriger vers la cuisine pour achever son travail.
— Vous avez fait le bon choix, commenta Brasong, en lui donnant une petite tape sur les fesses, un rictus aux lèvres.
Elle sursauta et virevolta. Sa main était levée, prête à s’abattre sur la face ridée du vieillard, prête à lui arracher ce sourire satisfait des lèvres, prête à lui décoller la tête du cou.
Son cœur explosait, son visage était cramoisi, ses dents étaient serrées à s’en casser, et son maquillage dégoulinait sur ses joues à cause d’un flot de larmes amères. Sa main tremblait dans les airs, se crispant de plus en plus, ressemblant à des serres de rapace.
Elle finit par laisser échapper un cri de rage, et reprit son chemin en trombe, claquant derrière elle la porte de la cuisine.
Martha arriva avec une bonne demi-heure de retard à son cours de dessin. Elle n’avait pas décoléré, et se rejouait mentalement la scène du matin. Elle était tellement furieuse qu’elle avait manqué se faire renverser par deux voitures sur le chemin, qu’elle s’était coupée à l’index droit – le doigt arborait désormais fièrement un pansement “Vendini”, fruit de l’une de ses nombreuses et vaines tentatives de commercialiser les aventures du criminel ambitieux – qu’elle avait fait tomber son téléphone dans la cage d’escalier de son immeuble, l’obligeant à redescendre trois étages pour le récupérer, et qu’elle avait involontairement effacé l’enregistrement du dernier épisode de Commissaire Bichardier.
Leroy, l’animateur du cours de dessin, accueillit joyeusement la jeune femme et l’invita s’asseoir parmi ses camarades artistes en herbe autour des tables disposées en U. Elle s’exécuta en silence, laissant Leroy reprendre son discours sur la vénalité de l’homme moderne et sur le dragon à abattre qu’était la société de consommation. Leroy était le genre de jeune homme branché, fun, et toujours à contre-courant, constamment révolté, en lutte et critique. S’il arrivait à Martha d’adhérer à certaines de ses idées, elle venait surtout à son cours parce qu’il était un excellent dessinateur, et parce qu’il savait bien discerner et encourager les talents de chacun. Elle trouvait dommage qu’il fût tant endoctriné par ses pensées anticonformistes, car cela se répercutait par conséquent dans les conseils qu’il prodiguait.
Martha s’assit à la place que réservait toujours Paul O’Bannon à côté de lui. Elle repéra la tête blonde de son collègue et vint le rejoindre. Tout comme Leroy, Paul était un jeune homme branché et fun ; en témoignaient sa barbe de trois jours, ses cheveux coiffés en catogan, son pantalon serré orange clair, et sa chemise bleue ouverte sur une demi-douzaine de colliers et pendentifs aux origines et significations diverses. Il ne partageait toutefois pas les mêmes vues politiques que l’animateur, car Paul avait travaillé dans une banque jusqu’à encore récemment – la crise avait frappé, bien que cela ne l’empêchât pas de vivre décemment, à la grande stupéfaction de Martha.
— Ça va ? chuchota-t-il avec un sourire charmeur alors que la jeune femme prenait place.
— Ça va, répondit-elle machinalement. J’ai beaucoup raté ?
— Non, ça fait plus d’une demi-heure que le Commandant Indigné parle des failles du système…
Commandant Indigné, c’était le surnom moqueur que Martha et Paul avaient octroyé à Leroy, pour des raisons évidentes. Les deux camarades voyaient leur enseignant comme un officier militaire chargeant seul les osts d’immondes bêtes du marketing.
— Et toi, ça va ? demanda Martha sur le même ton.
— On fait aller… répondit maussadement Paul.
Martha savait ce qu’il allait répondre. Depuis plusieurs semaines maintenant, Paul déprimait. Christie, l’une des élèves du cours de dessin avec laquelle il avait intimement sympathisé, avait été retrouvée assassinée environ un mois plus tôt. Christie avait pour habitude de joindre les deux bouts chaque mois en se prostituant, et elle était apparemment tombée sur un client un peu trop entreprenant et violent. C’était la version officielle, mais Martha savait, grâce à Vendini, que la vérité était plus sinistre et mystérieux, car le corps de Christie n’était pas complet : il lui manquait une main et un pied, tranchés net.
Dès lors, Paul s’était rapproché de Martha, et même si elle ne pouvait pas encore dire si elle était capable de le supporter longtemps, elle trouvait sa compagnie agréable.
Quand Leroy eut terminé son monologue, il rejoignit Martha. Il commençait toujours son tour de table par elle, pas parce qu’elle était plus douée, ou plus en difficulté que les autres, mais parce qu’elle était la seule femme de moins de soixante-dix ans. À part Christie, mais Christie était morte.
La jeune femme avait conscience de cet état de fait, et surprenait souvent le regard du Commandant Indigné lorgner sur son décolleté. Cela l’agaçait parfois, mais elle le savait trop coincé et inoffensif pour tenter quoi que ce fût. Elle se contentait donc de l’ignorer. Alors qu’il se dirigeait vers elle, elle sortit ses affaires de dessin, ainsi que le dernier portrait sur lequel elle travaillait. Elle n’en était pas fière : le nez était trop tordu, les yeux trop différents, et le sourire figé. En revanche, elle était très satisfaite de ses ombrages.
Ce fut le seul aspect que critiqua Leroy.
Ensuite, il conseilla à la jeune femme d’ajouter divers membres à son portrait, ainsi que de nombreux objets de la vie quotidienne, et enfin de mélanger les techniques de dessin, afin de dénoncer plus activement la société d’hyperconsommation.
Et il s’en alla de l’autre côté de la pièce, car Frédéric, 42 ans, caissier, ne savait pas comment rattraper sa nature morte : le portrait de sa mère.
Paul glissa alors à l’oreille de Martha :
— Le Commandant est irrécupérable.
— À qui le dis-tu…
— Ça va ? Je te sens toute tendue.
— Ouais, ça va… Je passe juste la pire semaine de ma vie.
— À ce point ?
Martha lui raconta dans les grandes lignes ce qu’il lui était arrivé depuis ces trois derniers jours, et Paul conclut :
— Eh ben, tu parles d’une mauvaise semaine… T’as vraiment pas de chance, oui !
— Je te le fais pas dire…
— Tu pourrais porter plainte contre ton patron.
— Qui, Brasong ? Il n’y avait que moi et lui, c’est sa parole contre la mienne, et je pense pas qu’on accorde beaucoup de crédit à une simple femme de ménage…
— Tu n’as personne à qui en parler, quelqu’un qui pourrait t’aider ?
Martha songea une nouvelle fois à Vendini, mais balaya vite l’idée. Elle ne pouvait pas toujours l’appeler à son secours, et elle ne pouvait pas éternellement l’envoyer régler ses problèmes. Et puis… aller filer la frousse de sa vie à un vieil infirme ? L’idée était tentante, mais déraisonnable.
— Tu sais, rien que le fait d’en parler avec une amie devrait t’aider à y voir plus clair. Non ?
— Y a pas à y voir clair… C’est juste malhonnête, je suis impuissante face à ça.
— Je sais, mais même. Parler avec une autre femme devrait t’aider à te sentir au moins moins seule. Je suis sûr que tu n’es pas la seule dans ce cas.
— Tu dis ça comme si c’était une bonne chose.
— Non ! Euh je veux dire, oui. Euh non. Enfin…
Il fit un sourire gêné.
— J’m’en sors pas là…
Une fois que Martha fut définitivement rentrée chez elle, elle regarda l’heure sur son téléphone. Elle avait encore trois gros quarts d’heure avant de se rendre à son rendez-vous forcé. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle allait vraiment le faire simplement pour garder son travail. Cela la rendait malade de savoir qu’au final, elle se prostituait comme Christie.
La jeune femme s’affala dans le canapé, laissant ses affaires de dessin s’étaler sur la moquette, et après quelques minutes de néant, elle décida de suivre le conseil de Paul, et d’appeler une amie.
Son choix s’arrêta sur Judy, parce que c’était celle qu’elle fréquentait le plus : Judy travaillait au Pirate en tant que serveuse. C’était une jeune femme du même âge que Martha, d’origine indienne, avec laquelle elle partageait beaucoup de points communs, le premier d’entre eux étant qu’elles utilisaient un faux nom parce que Vendini considérait que leur véritable patronyme était impossible à prononcer. Ainsi Judy se nommait-elle en réalité Pragyaparamita Choudhary.
Martha considérait Judy comme l’une des plus belles femmes qu’elle ait jamais rencontrées, et, en tant que serveuse, elle avait souvent eu maille à partir avec de trop nombreux clients. Cela rassurait Martha de savoir qu’elle n’était pas la seule dans ce cas-là, mais, d’un autre côté… c’était une triste chose de savoir qu’elle n’était effectivement pas la seule dans ce cas-là.
Le téléphone à l’oreille, elle se tourna sur le dos, posant sa tête sur l’accoudoir du canapé. La voix claire et chantante de Judy lui répondit au bout de quelques sonneries.
— Hey, Martha. Tu peux plus te passer de moi, on s’est vues hier à peine.
— Salut Judy. Je te dérange ?
— Non, je suis dans la rue, je vais au boulot. Il y a un problème ?
— Il t’arrive d’avoir des problèmes avec des mecs un peu lourds ?
— Comment ça, au boulot ? Ou tu parles de ceux qui te mettent la main au cul dans la rue ?
— En général.
— Ça arrive, oui. Enfin, y a pas que des mecs, hein.
— Ah bon ? s’étonna Martha.
— T’as des lesbiennes qui sont sans-gênes, aussi, tu sais. Mais pourquoi tu me parles de ça, tout à coup ?
Martha lui conta dans les grandes lignes le marché sordide à sens unique imposé par Adrian Brasong et, comme elle s’y attendait, Judy du mal à la croire.
— Il est complètement gâteux, ton vieux ! s’exclama-t-elle.
— Je sais, c’est complètement irréel, mais c’est vrai.
— Je suis désolée, Martha, mais j’ai vraiment du mal à l’imaginer.
Il était vrai que Judy, contrairement à Martha, n’était pas au courant de tout ce que faisait Vendini pour gagner sa vie. Elle vivait dans un monde dit “normal”, loin de tout individualisme poussé à l’extrême. Ainsi, la femme de ménage ne pouvait pas en vouloir à son amie.
— Certains loups se déguisent en agneaux, parfois répondit-elle distraitement.
— C’est vrai que je vois pas pourquoi tu inventerais un truc pareil… C’est juste… wow, c’est juste impensable ! Bon écoute. Si ce que tu dis est vrai – et même si je n’y arrive pas, je n’ai pas à en douter – il n’y a qu’une seule chose à faire.
— Quoi ?
— Ne pas y aller.
— Mais je vais perdre mon travail !
Une fois de plus, contrairement à Martha, Judy était citoyenne américaine. La femme de ménage n’était que détentrice d’une carte verte. Si elle perdait un employeur et ne parvenait pas à en retrouver un pour justifier son séjour à Sunset Bay, elle serait obligée de retourner en Géorgie. Et son pays étant encore sous la menace d’une invasion russe, cela lui semblait un destin peu agréable. Même les 75 dollars trihebdomadaires de Vendini ne pourraient pas l’aider.
— Tu l’as déjà perdu. Tu comptes retourner chez Brasong dans trois jours après cette humiliation ? Car c’est une humiliation, Martha ! Purement et simplement. Tu comptes vraiment retourner chez lui, pour faire son ménage, et supporter son regard ?
— … Non… répondit Martha d’une petite voix.
— Si tu y retournes, tu t’avoueras vaincue. Tu y retourneras en disant “C’est bon, mettez-moi la laisse autour du cou.” Et t’auras plus qu’à te faire tatouer son numéro derrière l’oreille, te faire mettre une puce sous-cutanée et te faire castrer. Tu as encore la chance de t’en sortir la tête haute. Alors fais-le.
— Mais je vais perdre mon travail ! répéta Martha, un ton au-dessus.
— Mais tu auras gardé ta dignité. Et c’est ça, le plus important.
Martha ne répondit pas. Elle était en proie au doute. Elle serait en effet rongée par la honte la prochaine fois qu’elle verrait Adrian Brasong, et elle savait qu’elle démissionnerait peu après. L’ennui, c’était que Brasong la payait bien. Elle pouvait essayer de tenter le coup, voir si elle tiendrait longtemps. Si ce n’était pas le cas, elle aurait au moins eu le temps de mettre un peu d’argent de côté, avant de trouver un autre employeur qui la paierait autant, sinon plus que le vieil infirme.
— Je dois y aller, Martha. Je viens d’arriver au bar. Si le patron me voit téléphoner, même si c’est à toi, il me tue.
— Ouais, je comprends. Merci Judy.
— Tu veux que je te rappelle à ma pause ?
— Non, ne t’en fais pas, ça ira. Merc…
— Oh Monsieur Vendini ! Hein ? Oh euh oui, je raccroche, je…
La tonalité de fin de communication cogna contre le tympan de Martha, qui grimaça. Elle posa le bras sur le dossier du canapé, et poussa un profond soupir. Elle regarda l’heure sur le téléphone. Il ne s’était même pas écoulé dix minutes.
Le conflit en elle faisait toujours rage. Elle voulait désespérément conserver ce travail, parce qu’elle savait pertinemment qu’il lui serait très difficile d’en trouver un autre. Cependant, Judy avait raison : suivre les directives de Brasong revenait à se déshonorer et à bafouer tout ce qui faisait d’elle une femme. Rester dans la honte et vivre décemment. Partir la tête haute et risquer de repartir en Géorgie.
Dans tous les cas, elle était perdante.
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Chapitre 3 : You Sexy Thing
Où l'on confirme que l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même.
La femme de ménage resta enfoncée dans son canapé jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’heure de non retour, celle à laquelle elle devait prendre une décision définitive et s’y tenir. Elle se cacha le visage dans les mains et poussa un cri étouffé. Son incapacité à faire un choix la rendait folle.
— Au secours, Obi-Wan Kenobi. Vous êtes mon seul espoir…
Elle s’extirpa de son cocon douillet, et se dirigea dans la salle de bain, où elle s’inspecta devant le miroir, dans la pénombre, la seule lumière provenant du séjour. Son reflet lui fit peur tant elle eut du mal à se reconnaître. Elle ressemblait à un fantôme, une image du passé crasseuse et craquelée. Et ce spectre livide la regardait avec sévérité.
Martha soupira une nouvelle fois et baissa les yeux. Son lavabo était sale. Elle avait l’impression que tout cherchait à lui faire passer une mauvaise journée.
— Ok, grinça-t-elle. Je vais jouer le jeu. Je vais aller à ce foutu resto. Puis j’y retourne une dernière fois pour me faire payer. J’arrache la tête de Brasong, et je m’en vais.
Elle sourit. Cela lui semblait un excellent compromis. Judy avait raison. Elle n’allait pas se laisser marcher, ou plutôt rouler, sur les pieds par un infirme gâteux et autoritaire. En matière de vieux autoritaire, son propre père lui suffisait amplement.
Cependant, elle n’allait pas pour autant passer une mauvaise soirée. Elle retourna chercher son téléphone, qu’elle avait laissé glisser dans l’un des replis du canapé, et tapa un SMS à destination de Paul, lui proposant de la rejoindre vers 23 heures pour regarder la rediffusion de quelques épisodes de Commissaire Bichardier.
Puis elle jeta à nouveau le téléphone dans les replis magiques du canapé – qui s’empressèrent de happer le petit engin technologique – et se dirigea à nouveau vers la salle de bain. Elle se déshabilla d’un geste, se démaquilla rapidement et se lava tout aussi vite. Une fois propre, elle se rendit dans sa chambre pour se préparer. Elle décida de revêtir une tenue simple et androgyne : des sous-vêtements neutres, un chemisier blanc qu’elle rentra dans un pantalon taille haute noir, des chaussures à talons plats. Pas de bijoux. Elle retourna une troisième fois dans la salle de bain, rejeta du pied les affaires sales qui traînaient sur le carrelage blanc, et remaquilla son visage juste comme il le fallait pour paraître présentable.
Martha s’était préparée en moins d’une demi-heure. En temps normal, elle aurait considéré ce temps digne de figurer dans un livre des records, mais les conditions étaient biaisées : elle avait uniquement fait en sorte d’être prête, propre, sûre d’elle-même.
Cela lui rappela ses entretiens d’embauche et ses examens oraux. Il lui avait été souvent reproché de ne pas être assez féminine parce qu’elle venait en tailleur pantalon, pas en tailleur jupe, et parce qu’elle parlait de sujets considérés comme masculins. On lui avait même conseillé de mettre une petite fleur dans les cheveux ! Cela l’avait agacée plus d’une fois, et elle n’avait jamais hésité à répondre vivement pour recadrer ses interlocuteurs, allant jusqu’à sortir de la pièce en claquant la porte après avoir distribué une gifle magistrale.
Enfilant une veste de tailleur, Martha se demanda comment elle avait pu changer à ce point.
Elle arriva devant le restaurant Le Bialann pile à l’heure prévue. Elle n’avait jamais cru à ce qu’elle appelait “cette bêtise de quart d’heure de politesse”. Il n’y avait pas de quart d’heure de politesse. On arrivait à l’heure, ou on n’arrivait pas à l’heure.
Steven Brasong était du genre à ne pas arriver à l’heure.
Steven Brasong était du genre à croire à cette bêtise de quart d’heure de politesse.
Steven Brasong arriva avec vingt minutes de retard. Martha considéra qu’il avait été si poli avec elle qu’il méritait qu’elle paye l’addition. Brasong vint dans une voiture noire conduite par Thành. Il descendit du véhicule, laissant le majordome aller se garer quelque part plus loin dans la rue, et rejoignit Martha d’un pas rapide. Au premier coup d’œil, la jeune femme eut du mal à le reconnaître, car il avait complètement rasé la forêt vierge qui envahissait la moitié de son visage. Il avait ce crâne sans cheveux, ces oreilles décollées, ce gros nez sous lequel se dessinait un sourire timide typiques des monstres de foire… Elle culpabilisa aussitôt de le trouver encore plus laid qu’avant, jugeant qu’il ressemblait à un troll. Et ses habits étaient loin de jouer en sa faveur également. Il portait un costume tellement raide qu’il était évident qu’il l’avait acheté le jour-même. Les épaules de sa veste se finissaient en angle droit, et tous les boutons étaient fermés, lui donnant l’apparence d’un épouvantail affublé de friperies étriquées.
Martha s’efforça à le prendre en pitié, mais la rancœur était le seul sentiment qu’elle parvenait à formuler en elle. Si Steven Brasong n’était pas revenu chez son père aujourd’hui, la routine aurait poursuivi son cours, et la jeune femme n’aurait pas eu à subir cet instant de disgrâce.
Avec maladresse, Steven lui tendit le bras pour qu’elle y passe le sien, mais elle le lui refusa par un silence glacial, et le précéda en entrant dans le restaurant.
Brasong Junior se présenta au serveur à l’accueil, qui les conduisit alors à une table jouxtant la grande baie vitrée et joliment décorée d’une nappe en tissu blanche et d’une petite lampe à l’abat-jour rosi. Ils y prirent place, on vint leur porter les menus. Martha en profita pour se cacher derrière le sien sitôt qu’elle l’eût en main. Steven lui dit de ne pas se priver d’un plat qu’elle aurait voulu à cause du prix, car son père paierait. La jeune femme se contenta de lire la plaquette dépliante en travers. Elle se fichait bien de manger un plat cher ou gratuit, rien au monde ne pouvait la débarrasser de l’homme en face d’elle. Elle se dit qu’elle se devait au moins de faire bonne figure et de se montrer moins hostile à l’égard de cet individu qui ne lui avait, après tout, causé aucun tort.
Martha ouvrit la bouche, mais fut interrompue dans son geste par un serveur armé d’un calepin électronique et d’un stylet qui vint prendre leur commande.
— Bonsoir, dit-il d’une voix claire, bien que nasillarde, comme s’il était enrhumé, bienvenue au Bialann, Mademoiselle, Monsieur. Avez-vous fait votre choix ?
Cette voix interpella tout de suite Martha, qui, toujours cachée derrière son menu, n’osait cependant lever le regard pour voir de qui il s’agissait, de peur de croiser celui de Brasong Junior. Ce dernier répondit qu'ils n'avaient pas encore arrêté leur choix.
— Un apéritif peut-être ? insista le serveur.
Steven commanda une bière, et demanda à Martha ce qu’elle voulait, alternant maladroitement vouvoiement et tutoiement.
— Euh… bégaya Martha, se cachant toujours plus derrière sa petite pancarte plastifiée.
— Je vous conseille le coca light, Martha, proposa le serveur. Il n’est pas très cher dans ce resto.
La jeune femme battit des paupières bêtement, la bouche entrouverte. Deux choses la chiffonnaient. Tout d’abord, le serveur connaissait son nom. Ensuite, il avait la voix de Vendini. Elle parvint à relever les yeux, et c’était effectivement Vendini, travesti en garçon de restaurant, qui lui souriait. Il avait le nez rouge d’irritation, et ses cils étaient chargés de larmes, signes que la crise d’allergie causée par le chaton fuyard ne s’était pas encore apaisée.
— Alors une bière et un coca light, conclut Vendini en tapotant le carnet électronique du bout du stylet. Ça marche, je vous apporte ça tout de suite.
Il les salua d’un petit rictus dont lui seul avait le secret – un sourire charmant et candide qui dissimulait habilement ses pensées – et s’en fut comme il était venu.
Inquiété par le ton désinvolte sur lequel le serveur s’était adressé à sa compagne, Steven s’enquit de son identité et de la relation qu’il entretenait éventuellement avec elle. Martha lui fit seulement signe qu’elle revenait le voir bientôt, et sortit de table à vive allure.
D’un pas pressé, à mi-chemin entre la précipitation et la course, elle rejoignit Vendini, qui, désormais caché dans un recoin réservé au personnel de l’établissement, s’entretenait vivement avec un autre serveur responsable de la sonorisation, lui reprochant son mauvais goût en matière de musique. Martha remarqua seulement à l’instant que les enceintes fixées au plafond de la salle principale crachaient en boucle les derniers tubes de Britney Spears et de Rihanna. Pour conclure son argumentation sensée et rationnelle, Antonio allongea le DJ improvisé d’un crochet du droit en pleine figure, et s’occupa lui-même de substituer Evil Ways à Womanizer sur les ondes.
— Qu’est-ce que vous foutez ici ? l’aborda Martha.
— Qui ? questionna Antonio, puis il jeta un œil autour de lui pour vérifier que Martha s’adressait bien à lui.
— À votre avis…
La porte du personnel derrière Vendini s’entrouvrit, et Jack, Franz, Alan et Romuald passèrent la tête par l’embrasure. Martha pensa aussitôt aux sept nains de Blanche-Neige.
— Salut Martha, dirent-ils tous les quatre de concert.
— Qu’est-ce que vous foutez tous ici ? répéta-t-elle, sévère.
— On travaille ici, enfin ! s’effaroucha Vendini.
— Ah oui ?
— Depuis… trente minutes ? Peut-être quarante. On est en CDD d’un client. On travaille jusqu’à ce que vous partiez.
— Bien sûr. Et en plus vous vous faites payer, je parie…
— Quoi ? répliqua-t-il aussitôt, outré. Vous nous prenez pour quoi, Martha ?
Il fit une pause, et reprit :
— Franz, fais-moi penser à envoyer les doigts du gérant à l’hosto. Ils en auront besoin pour les lui recoudre.
Martha s’enfouit le visage dans les mains.
— Vous êtes impossible !
— Je préfère le terme de tenace.
— Maintenant dites-moi ce que vous foutez ici !
Vendini sortit un mouchoir de sa poche, et se frotta le nez, bien qu’il n’eût pas éternué, et s’essuya le coin des yeux. Puis il prit Martha par les épaules, lui fit décrire un tour à 180 degrés, et la poussa en avant dans la salle principale.
— Notre travail !
La jeune femme était aussi confondue que furieuse. Même si elle ignorait pourquoi elle était en colère, elle avait très envie de l’être ! Elle retourna à la table de Steven Brasong, et frissonna en voyant le regard vide et vitreux de l’homme. Elle se rassit, rouvrit son menu, et l’inspecta derechef. Choisir un plat fut une véritable épreuve car du coin de l’œil, elle devinait Vendini et ses hommes en train de faire les pitres auprès des clients. Pour en finir, elle posa son doigt au hasard sur la plaquette, et constata son choix de facto : l’entrecôte à la sauce poivrée, accompagnée d’une petite salade et d’un gratin de pommes de terre.
Ce fut le jeune et fougueux Romuald qui apporta leur apéritif – un verre de coca light et un de bière réunis autour d’un bol d’olives noires – et qui repartit avec la commande de leurs plats de résistance et d’une bouteille de vin rouge. Martha se dit que contre la mauvaise fortune, le bon cœur était souvent le meilleur remède, et se força à aborder Steven. Après tout, qu’elle le veuille ou non, ils devaient passer une petite partie de la soirée ensemble.
— Dans quel secteur travailliez-vous, Monsieur Brasong ?
Steven fut surpris qu’elle lui adressât la parole, et se contenta de répondre en ouvrant simplement la bouche. Ses lèvres formaient un parfait petit o hébété. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes, interminables pour Martha, qu’il parvint à lui avouer qu’il avait travaillé plus de quinze ans en tant que responsable de communication dans une chaîne de magasins d’équipement sportif. Il avait perdu son emploi au début de l’année et n’était jamais parvenu à rebondir. Il lui retourna alors la question.
— Eh bien, je suis simplement femme de ménage… Mais je suis des cours de commerce à distance. De marketing et de communication, plus précisément.
— Touuuuut se passe bien ? intervint Vendini en surgissant de nulle part.
Il se pencha par-dessus la table, à 90 degrés, rompant ainsi tout contact visuel entre Steven et Martha.
— Oui, merci, Antonio… répondit sèchement la jeune femme, s’efforçant à prononcer le prénom de Vendini pour signifier son agacement.
— Parfait !
Il s’évanouit aussi brusquement que ce qu’il était apparu. Steven s’enquit une nouvelle fois de son identité auprès de son interlocutrice.
— C’est mon euh… c’est mon cousin ! s’exclama-t-elle hâtivement. Mon grand cousin. Il est un peu, euh… spécial. C’est ça, oui. C’est pour ça que je ne voulais pas venir ici au départ.
Elle partit d’un rire gêné. Brasong n’insista pas. Ils continuèrent à discuter d’études, de travail, puis de divers sujets, dont le cinéma, la musique, le sport… Martha était impressionnée par la qualité d’expression et par l’ouverture d’esprit de Steven. Elle s’en voulut encore plus de continuer à ressentir de l’animosité à son égard.
Ils furent interrompus une nouvelle fois par Alan qui, droit et digne, déposa sur la table leurs plats et la bouteille d’alcool. La langue de Martha commença à se délier plus volontiers. Steven lui servit un verre de vin, s’en distribua pour lui-même, et ils reprirent leur conversation.
— Non, je m’appelle Ivanea. Ivanea Merkachvili. C’est juste mon cousin qui m’a surnommée Martha. Allez savoir pourquoi.
Elle jeta un coup d’œil fugitif à Vendini. Il était en train de houspiller un client auquel il avait apporté un coca light à la place d’un coca classique.
— Mais on s’y fait. Ce n’est pas dit avec méchanceté.
Steven lui demanda alors si elle préférait qu’il l’appelle Martha. Ce fut une question inattendue.
— Non, répondit-elle après quelques secondes de réflexion. Appelez-moi Ivanea, Monsieur Brasong.
Il lui rétorqua aussitôt qu’en ce cas, elle devait l’appeler par son prénom également. La femme de ménage remarqua qu’il avait déjà avalé pas moins de trois verres de vin et se rappela avec inquiétude ce que lui avait dit Adrian Brasong : Steven buvait et fumait beaucoup ces derniers temps. Pour se rasséréner, elle se souvint que son propre père aussi buvait et fumait beaucoup sans qu’il eût jamais souffert des conséquences.
— Je vous débarrasse ? proposa Jack, qui passait fortuitement par là.
Martha se donna une tape sur le front. Le gang était aussi discret qu’un banc de requins tournant autour d’un radeau de naufragés. Steven le renvoya poliment aux cuisines en lui priant de lui rapporter une bouteille de rouge.
— Vous n’aviez pas l’air ravi que votre père vous impose ce rendez-vous, je me trompe ?
Steven rougit, mais peut-être était-ce à cause du vin ? Il s’excusa du comportement d’Adrian et répondit que leur différence d’âge le mettait mal à l’aise. Il attrapa au vol la bouteille amenée par Jack et se servit une bonne partie de son contenu. Le regard de Martha s’assombrit, et son sourire d’allégresse s’effaça en faveur d’un sourire gêné. Allait-il vraiment boire tout cela ?
Le repas se poursuivit, et elle termina son plat, les yeux fixés sur son entrecôte à la sauce poivrée qui, bizarrement, était devenue plus intéressante que son interlocuteur. Ce dernier avait commencé à parler de façon incohérente et cryptique, tutoyant et vouvoyant en une même phrase, lançant des blagues lourdes et gênantes, riant fort. Martha sentait peser sur elle le regard courroucé des autres clients. Son malaise s’accrut quand Franz, déguisé en serveur d’une autre époque, vint à la table et leur demanda de faire moins de bruit. La jeune femme sourit pour masquer sa honte, et toucha la main de Steven afin de l’inciter à parler moins fort, mais il la repoussa vivement.
— S’il vous plaît, Steven… Parlez moins fort… Les gens nous regardent…
Il ne l’écoutait pas, s’était enfermé dans une bulle autocentrée. Martha comprit qu’il était temps de partir. Elle se leva. Steven s’interrompit. Elle enfila sa veste, prit son sac à main, tourna les talons, et s’en fut.
Elle avait traversé la moitié de la salle à manger quand les serres noueuses de Steven se refermèrent sur son poignet. Cela lui fit mal. Elle fit volteface. Steven lui demanda de rester. Martha lui répondit par un regard glacial. Steven lui implora de revenir à table. Elle se dégagea férocement.
— Laissez-moi tranquille…
Vendini accourut pour s’interposer. Steven Brasong le dominait d’au moins quinze centimètres. Il lui ordonna de s’écarter, mais Antonio n’en fit rien. Il le poussa même en arrière. Steven l’empoigna, Antonio l’empoigna, Alan vint retenir Steven, Jack et Romuald vinrent retenir Antonio, Franz prit Martha par les épaules et la reconduisit à l’extérieur.
Ils furent accueillis par la fraîcheur des nuits d’octobre. La femme de ménage frissonna et se frictionna les bras. Franz la poussa un peu en avant, comme un oiseau qui incite son enfant à prendre son premier envol.
— Allez-y, Martha, rentrez chez vous, dit-il avec un sourire paternel.
De tous les hommes de main de Vendini, Franz était celui que Martha trouvait le plus attachant. Il était vieux, il était ridé, il avait ce regard chaleureux, il avait ce toucher rassurant… il n’avait rien du vulgaire malfrat, rien de la petite frappe.
La jeune femme pressa doucement la main décharnée du vieil homme, trouvant au contact de sa peau sèche un réconfort qu’elle n’attendait pas, et se mit en route.
Martha arriva devant son immeuble un peu avant 22h30. Sur le trajet, elle n’avait cessé de se demander comment Vendini et sa troupe avaient géré le problème “Brasong Junior”. Elle espérait qu’ils ne lui avaient pas fait trop de mal, Steven n’était pas réellement responsable. D’ailleurs, pensa-t-elle, il n’était pas responsable de beaucoup de choses. Il n’avait aucun contrôle sur sa vie. Martha en était venue à avoir pitié de lui.
Elle gravit les marches du perron et s’arrêta devant la porte d’entrée du bâtiment. Elle était entrouverte ; une grosse pierre l’empêchait de se fermer complètement. Martha soupira. C’était encore un coup de la mère Zarzicky. La vieille Madame Zarzicky trimballait toujours cet imposant caillou avec elle et s’en servait de cale-porte. Disputée de nombreuses fois à ce sujet par le propriétaire, elle arguait que débloquer la serrure et pousser la porte dans le même temps était trop difficile pour une femme de son âge. Elle promettait ensuite de ne plus recommencer, mais on pouvait être sûr de revoir cette satanée pierre entraver les deux battants de la porte dans l’heure qui suivait. Si la roche était là, c’était synonyme que la mère Zarzicky était sortie.
Martha poussa la porte et laissa le caillou là où il se trouvait. Elle savait d’expérience qu’il ne fallait pas l’enlever de sa place, autrement la vieille Zarzicky sonnait chez tous les habitants de l’immeuble jusqu’à ce que le coupable se dénonce, après quoi elle le sermonnait pendant une heure entière. Si le Diable était parmi les humains, il n’aurait pas choisi meilleur costume, pensait Martha.
La femme de ménage entra dans son appartement au moment-même où son téléphone émit une petite sonnerie. Elle fouilla dans son sac et, après de longues secondes de recherche, put regarder l’écran de son smartphone. 1 nouveau message de Paul O’Bannon. Elle l’ouvrit :
Salut Iva ! Je suis désolé, je viens de voir ton mensonge – Martha supposa que le correcteur automatique avait fait des siennes – et si c’est toujours ok, je suis là dans 10mn !
La jeune femme sourit, et lui répondit que la proposition était toujours valable et qu’elle l’attendait. Elle ponctua son message de trois smileys souriants. Cette nouvelle la ravit. Dix minutes. Cela lui laissait tout juste le temps de se mettre à l’aise et de préparer deux-trois boissons et bêtises à grignoter.
Et effectivement, dix minutes plus tard, tout était prêt. Le canapé avait été déplacé à bonne distance de la table basse pour pouvoir atteindre à volonté sodas, alcools, chocolats, biscuits et autres douceurs ; l’écran de la télévision avait été orienté pour qu’aucune lumière ne se reflète dessus ; tous les accessoires typiquement féminins qui pouvaient terrifier un homme avaient été cachés dans un coin inaccessible ; Martha avait jeté tous les vêtements qu’elle portait, et ceux qui traînaient par terre, dans la corbeille de linge sale, et avait enfilé un simple t-shirt et un jean.
Elle avait hésité un moment avant d’enlever son soutien-gorge. Envoyer des signaux involontaires sur son éventuelle facilité sexuelle était la dernière chose que la femme de ménage souhaitait. Cependant, une baleine traversait un bonnet et lui griffait la peau, et tous ses autres soutiens-gorge étaient sales. Finalement, Martha avait jugé que sa poitrine était trop menue pour que cela se remarque.
On frappa à la porte. La jeune femme s’y précipita, pieds nus, l’ouvrit d’un grand geste, et se décomposa.
C’était l’abominable tête de troll de Steven Brasong.
Martha s’était statufiée. Elle était figée sur place, les yeux écarquillés, la respiration coupée. Brasong ne tenait pas bien debout. Il s’aidait de l’encadrement de la porte. Il exhalait une odeur de vin piquante. Il demanda s’il pouvait entrer, et sans attendre la réponse écarta Martha de son chemin pour aller se vautrer dans le canapé. Une fois qu’il y fut confortablement installé, il attrapa une bouteille de Four Roses, et s’en versa de grandes lampées directement dans le gosier. Enfin, il invita son hôte à prendre place à côté de lui.
Le cœur de la jeune femme oscillait entre l’affolement et l’emportement. Aujourd’hui, les Brasong avaient décidé de ruiner sa vie professionnelle et personnelle, et voilà à présent qu’ils venaient jusque chez elles. Ils envahissaient son îlot perdu, son bunker de personnalité, son quartier général de féminité. C’en était trop. Cette journée infernale n’allait donc jamais prendre fin ?
D’un pas tremblant, elle se dirigea vers Steven et montra d’un doigt rageur la porte d’entrée.
— Sortez immédiatement de chez moi ! éclata-t-elle.
Steven tourna vers elle sa tête de chien malade. Martha sentit ses joues rosir. La pitié qu’elle avait pu temporairement ressentir à son égard avait complètement disparu. Seule subsistait une amertume profonde.
Il ne bougeait pas. Elle ne bougeait pas. Quiconque aurait pénétré dans l’appartement à cet instant les aurait confondus avec des statues de cire.
— Vous m’avez entendue ? Sortez d’ici tout de suite ! Je vous préviens, je… je… j’appelle la police !
Steven ne réagissait pas, se contentait de la fixer de son air de rascasse asphyxiée. Lui prêtait-il attention ? Entendait-il seulement ce qu’elle disait ?
Elle se rapprocha et l’attrapa par le col de sa chemise raide.
— Sortez. Maintenant, grinça-t-elle, les mâchoires fermement serrées.
En guise de réponse, Steven l’agrippa par les cheveux, et l’embrassa brusquement. Leurs dents s’entrechoquèrent avec fracas. Avant que Martha ne pût réagir, il la fit basculer sur le canapé, une main enserrant sa nuque tandis qu’une autre se glissait sous son t-shirt.
Les doigts râpeux griffaient son cou. La paume calleuse se referma rudement sur son sein gauche. Martha ne put retenir un gémissement de douleur, mais il fut étouffé presque immédiatement, quand Steven colla ses lèvres aux siennes et enfourna sa langue dans sa bouche. Les relents de vin suintèrent dans sa gorge, lui donnant une nausée instantanée. La main quitta sa poitrine et se dirigea sur son pantalon.
Cela suffisait.
Martha ferma les yeux et laissa libre cours à sa rage. Elle referma les dents sur les lèvres de Steven et, puisant au plus profond de sa frustration, de sa colère, de sa honte, délivra la plus spectaculaire gifle qu’elle était capable d’asséner. La claque résonna jusque dans le couloir, et l’homme en fut étourdi. Elle se dégagea et se mit le plus loin possible de lui. Il se leva, et désormais la seule chose qui pouvait la protéger, c’était ce canapé immobile. Elle aurait voulu s’enfuir, mais Steven se trouvait sur le chemin vers la porte.
Martha serra les poings. Sa crinière blonde était en bataille, ses mâchoires crispées, les babines retroussées, les dents apparentes. Elle avait adopté une posture plus bestiale, et foudroyait Steven du regard.
— Sortez… de chez moi… haleta-t-elle.
Steven s’essuya la bouche, et constata qu’il saignait. Il rétorqua à la jeune femme qu’il savait qu’elle avait envie et qu’il lui plaisait.
Martha se saisit d’une bouteille de Nemiroff en métal, et la brandit à deux mains.
— C’est mon dernier avertissement !
Elle commença à contourner le canapé, et Steven l’aurait imitée si une main ne l’avait pas retenu. Il se retourna, et Paul O’Bannon lui donna un coup de poing dans le nez. Martha en profita pour accourir et l’achever d’un redoutable revers de vodka.
Le troll tourna sur lui-même et s’écroula sur la moquette, inconscient. La jeune femme lui cracha dessus.
— Ghame mshvidobisa.
Martha posa la bouteille sur la table basse et se craqua la nuque. Paul l’observait avec des yeux ronds comme des soucoupes.
— Quoi ? fit-elle sur un ton agressif.
— Eh ben… euh…
— Quoi, tu n’as plus envie de regarder Commissaire Bichardier ?
Paul resta bouche bée.
— Tu viens de matraquer un toquard avec une bouteille de vodka !
— Et je n’ai pas envie d’en parler.
— Mais enfin, il faut aller porter plainte à la police ! Il a essayé de te violer, non ?
— J’ai pas envie d’en parler, je te dis. Attends, dis-moi… Tu étais caché dans le couloir depuis longtemps ?
— J’attendais simplement le moment où tu aurais été hors de danger. Je voulais juste…
— Tais-toi, l’interrompit-elle sèchement. Sinon je crois que je t’assomme aussi.
À ce moment, Jack, Antonio – encore déguisés en serveurs – et le fidèle Thành déboulèrent dans l’appartement, essoufflés et le visage rouge, ce qui signifiait qu’ils avaient vraisemblablement escaladé les 94 marches qui séparaient l’appartement du rez-de-chaussée à toute allure.
— Et voilà la cavalerie, commenta Martha.
— Je suis d’accord, ça fait pièce de théâtre, concéda Vendini, plié en deux alors qu’il reprenait sa respiration.
— Wouh, y avait quoi, deux cents marches au moins, non ? lança Jack à Thành.
Le majordome haussa les épaules en esquissant une moue dubitative.
— Ah oui… J’avais oublié… le serviteur muet…
Vendini se dirigea vers Martha, jetant au passage Paul contre un mur parce qu’il se trouvait sur son chemin, et lui posa les mains sur les épaules. Puis il la serra contre lui. Martha fut surprise par cette soudaine démonstration d’affection et même si elle savait que dans une autre situation, cela ne l’aurait pas dérangée, elle le repoussa gentiment.
— Je suis désolé, Martha. On a été retardés par le Bernardo vietnamien.
Il lui expliqua qu’après leur altercation au restaurant, Steven avait été pris d’une sorte de crise de folie. Il avait rejoint son majordome, l’avait frappé et lui avait volé la voiture pour rejoindre Martha. Il s’était avéré que Thành avait eu l’idée d’enregistrer l’adresse de la jeune femme dans le GPS intégré au tableau de bord, au cas où il aurait fallu la ramener chez elle. Expliquer ceci, ainsi que prouver au gang de Vendini qu’il était de leur côté – Thành, bien qu’ami de Brason Senior, ne tolérait pas ce que Martha devait endurer – avait causé le retard avec lequel ils furent arrivés.
— Et voilà l’histoire, conclut Antonio. Mais je vois que vous avez déjà réglé le problème comme une grande.
— Oui, elle s’est débrouillée toute seule, intervint Paul, qui se glissa aux côtés de la jeune femme.
Le visage de Vendini se durcit.
— C’est qui, çui-là ? demanda-t-il sans même accorder un regard à Paul.
— C’est…
Mais il s’était déjà désintéressé du sujet, puisqu’il leur tournait le dos et observait le corps de Steven. Il s’accroupit et le tâta.
— Mmh… Évidemment, on pourrait le jeter dans une poubelle au pied de l’immeuble… Mais ça serait un peu trop facile. Ça va attirer les gens.
— On n’a qu’à le jeter dans la baie, proposa Jack.
— J’aimerais bien.
Thành croisa les bras en signe de désaccord.
— T’as une meilleure idée ? cria Jack.
— Jack, il est muet, pas sourd.
— Oh.
— Bon, on va déjà l’embarquer, on avisera plus tard. Thành, venez prendre les pieds, s’il vous plaît. Jack, les bras.
Les deux hommes obtempérèrent, firent comme ordonné, et traînèrent la masse inerte de Steven dans le couloir. Antonio leur emboîta le pas, mais s’arrêta au moment de refermer la porte de l’appartement derrière lui.
— Au fait Martha, je sais pas pourquoi il y avait une pierre au milieu, en bas, mais je l’ai virée. On n’a pas idée de laisser des cailloux comme ça n’importe où. J’vous jure, y a des gens qui tiennent pas à la vie, dans ce monde…
Il disparut et Martha attendit que le bruit de ses pas disparaisse avant d’agir. Elle alla s’asseoir dans le canapé, replia les genoux contre la poitrine, et alluma la télévision. Paul resta debout un instant, ne sachant que trop faire. Il fit un pas vers la sortie, mais se ravisa et vint finalement s’asseoir à côté de son amie.
— T’es sûre que tu ne veux pas en parler ?
— Archi-sûre.
Un silence comblé par une publicité s’installa. Puis il reprit :
— Et ce mec habillé en serveur, c’est ton…
— Patron.
— Ah. Ok… Ton patron, qui travaille dans…
— Dans la restauration.
— Oh. Euh… ok…
— C’est gentil, Paul, je trouve super que tu essaies de me parler, et je suis désolée de pas être réceptive. Mais là, je veux juste me changer les idées. Le prends pas mal, j’ai juste besoin… besoin de ne plus y penser.
— Donc tu préfères…
— Qu’on regarde Commissaire Bichardier.
— Qu’on regarde Commissaire Bichardier… Parfait…
Elle lui donna un petit coup sur l’épaule.
— Fais pas la tête.
— Je fais pas la tête.
Elle sourit, et coinça une mèche de ses cheveux entre son nez et sa lèvre supérieure. Puis elle imita le grommèlement du commissaire fictif :
— Par la très sainte moustache de Dieu, Samiah !
Il éclata de rire, et elle éclata de rire à son tour.
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