• Père et Fils

    Après plus de dix ans de silence, Antonio reçoit des nouvelles de son père, Pasquale Gottino. Sur son lit de mort, ce dernier désire revoir son fils pour lui faire des révélations qui pourraient bien bouleverser sa vie.

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    Antonio Vendini, 29 ans, criminel ambitieux, n’arrivait pas à croire qu’il avait réellement fait plus de six heures d’avion, de la Caroline du Sud jusqu’au Maine, pour une simple conversation. Durant la moitié du trajet, il n’avait cessé de lire et de relire la lettre qu’il avait reçue deux jours auparavant :

    « Tonio,

    Excuse-moi de ne pas avoir pris de tes nouvelles depuis plus de dix ans. J’espère que tu ne m’en veux pas. Les médecins sont formels, Pasquale n’en a plus pour longtemps. Il veut te parler au plus vite. Amène ce que tu sais. Dépêche-toi.

    Je t’embrasse,

    Leslie. »

    Voilà. C’était typique de Leslie. Rien, aucun signe de vie pendant une décennie, et d’un coup, boum ! Une lettre de trois lignes annonçant que Pasquale était mourant et qu’elle lui ordonnait de revenir. Et bien entendu, elle concluait d’un baiser. Typique. C’était toujours de cette façon qu’avait procédé Leslie Gottino. Mais cette sale manie, elle l’avait elle-même héritée de son mari, Pasquale Gottino. Et puis… qui envoyait encore des lettres en 2008 ?

    Tirant sa petite valise d’une main et serrant la lettre dans l’autre, Antonio sortit du terminal de l’aéroport régional Knox County. Il leva les yeux et observa le ciel gris, triste et nuageux. Puis il frémit. Le Maine n’était pas l’État le plus chaleureux de la côte Est. Enfin, il se dirigea un taxi. Le conducteur sortit de son véhicule pour saluer son nouveau client. C’était un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années et qui avait au minimum quarante kilos de trop : un morse anthropomorphe. Il avait le visage bouffi, décoré par une moustache et une barbe à la Van Dyke, et sur lequel était posé une touffe de cheveux poivre-et-sel. Il était vêtu d’un t-shirt gris surmonté d’un petit gilet noir et d’un pantalon sombre très large.

    — Bonjour, M’sieur, fit-il d’une voix rauque à travers sa moustache de morse.

    — Bonjour, répondit Antonio.

    Le chauffeur ouvrit le coffre de la voiture. Le criminel ambitieux déposa sa valise à l’intérieur, puis grimpa à l’avant du véhicule. Le morse referma sèchement la malle, et revint s’asseoir à son volant.

    — Alors, M’sieur, où allez-vous ?

    — À Warren.

    — Hé hé, vous voulez que je vous amène la prison ?

    — Pas exactement, sourit doucement Antonio. Mais commençons en effet par y aller, je vous guiderai après.

    — Très bien, M’sieur. C’est parti !

    Le morse mit le contact, et la voiture, cahotant et crachotant, commença à se traîner sur ses quatre roues sous-gonflées.

    — Direction la prison ! s’exclama joyeusement le chauffeur.

    Antonio esquissa un sourire maussade, et tourna le visage pour regarder le paysage gris et sinistre par la fenêtre. Oui, direction la prison…

    C’était en prison que Pasquale “Getaway” Gottino avait passé ces douze dernières années. Gottino, c’était l’un des anciens capi de Valentino Rose, alors que ce dernier terrorisait encore les campagnes de Sicile. Il avait gagné ce surnom de “Getaway”, l’évasion, non pas parce qu’il parvenait toujours à échapper à la justice, mais parce qu’il était capable de sortir très discrètement de la chambre à coucher de ses maîtresses alors que leur mari s’y trouvait aussi. Dans ses souvenirs, Antonio se rappelait d’un Getaway Gottino immense, au moins un mètre quatre-vingt-dix. Son visage donnait l’impression d’avoir été taillé dans une pastèque décrépite, avec deux petits yeux noirs et un sourire aux dents pourries. Plus que tout, Vendini se souvenait de ses mains, des moules à gaufre format familial capables de fracasser une porte en moins de cinq secondes. Comment cette montagne faisait pour s’enfuir sans attirer l’attention restait un mystère. Même si, aux yeux d’Antonio, le mystère était plutôt la raison pour laquelle les femmes désiraient ardemment lui offrir leur corps.

    Le criminel ambitieux secoua la tête, et se rendit compte que le morse était en train de lui adresser la parole.

    — Alors, vous venez d’où ?

    — Sunset Bay.

    — Oh, la Caroline du Sud, hein ? Ça doit vous changer, le climat, ici !

    — Plutôt, oui.

    — Qu’est-ce qui vous amène dans le coin ?

    — La famille. Je suppose. Que je n’ai pas revue depuis longtemps.

    — Ouh, c’est moche, ça. Faut jamais s’éloigner de sa famille.

    C’était vrai. Jamais. Pourtant, la prison déchirait brutalement les liens qui unissaient des frères, des pères et des mères. En 1996, le verdict était tombé : Getaway Gottino, coupable de meurtres, d’extorsion et de trafic de stupéfiants, avait été condamné à perpétuité, et allait purger sa peine dans la prison d’État de Warren. Il n’allait faire que dix ans, car un cancer du poumon avancé s’était déclaré et l’avait rendu très fragile. Ces deux dernières années, il les avait passées dans une résidence surveillée, dans laquelle il bénéficiait de soins pour sa maladie. Plus il y réfléchissait, et plus Antonio se demandait pourquoi il était venu.

    — On est presque à la prison, M’sieur. Je prends où ?

    — Tournez à droite, là.

    Oui, que lui devait-il, finalement, à Pasquale Gottino ? Certes, c’était lui qui l’avait éduqué, il l’avait logé et nourri, mais il l’avait aussi frappé, menacé, brutalisé verbalement, envoyé plus d’une fois à l’hôpital, l’avait constamment rabaissé et avait même essayé de l’empêcher de faire des études… Et ce n’était que le haut de la liste.

    — Prenez à gauche ici. Continuez tout droit jusqu’à la maison rose, là-bas, puis tournez à droite.

    — Compris, chef ! Mais dites-moi, j’ai l’impression de vous connaître. Vous seriez pas apparu à la télé, des fois ?

    — Pas que je sache.

    — Ah bon. Je sais pas, quand je vous vois dans votre costume blanc, avec votre allure bien mise, je comprends que vous êtes un grand monsieur. Vous avez pas un talk-show ?

    — Non non.

    — Bon… Ça me reviendra ! J’ai une bonne mémoire des visages !

    Pasquale allait-il le reconnaître, son visage ? La dernière fois qu’ils s’étaient vus, tous les deux, Antonio avait seulement dix-huit ans. Il en avait désormais vingt-neuf, et il était devenu un adulte fort et résistant. Cependant, la réception de la lettre de Leslie l’avait énormément fragilisé, il le sentait. Il croyait cette page de sa vie définitivement tournée, mais elle revenait le hanter.

    — C’est bon, arrêtez-vous là.

    — Vous êtes sûr ?

    — Tout à fait sûr. Ne vous embêtez pas, je vais prendre ma valise moi-même.

    — Comme vous voulez, m’sieur ! Attendez.

    Quoi encore ? Antonio se força à ravaler un soupir d’agacement. Le morse plongea la main dans son vide-poche, et en sortit une carte de visite, qu’il tendit à son client. Ce dernier la prit en main, et la lut, presque incrédule. Douglas Callahan, taxi. Il était étonnant que cet homme ait pris soin de bien préciser la nature de son service. Quoi, un chauffeur de taxi pouvait-il par hasard, être en fait un agent du FBI sous couverture ? Ou bien c’était un robot construit par les Chinois ? Son imagination allait vraiment très loin.

    Antonio sortit son portefeuille de la poche intérieure de sa veste, en sortit plusieurs billets, et le fourgua dans la main graisseuse du morse.

    — Gardez la monnaie.

     

     

     

    Le criminel ambitieux attendit que le taxi eût complètement disparu de sa vue avant de reprendre son chemin. Il était au beau milieu d’une route bordée de part et d’autre de petites villas cossues toutes identiques, mais il savait exactement vers laquelle se diriger : la seule gardée par un ceinturon de policiers peu commodes.

    Il se mit en marche, tenant toujours sa valise dans la main gauche et la lettre dans la droite. Chaque pas qu’il réalisait le rapprochait un peu plus d’une confrontation qu’il aurait voulu fuir plus que tout. À l’image de son mentor mourant, s’esquiver pour éviter la retombée des conséquences. Mais Antonio avait grandi, et savait au moins une chose, c’était que son intellect était plus développé que celui de Getaway Gottino. De toute façon, quel mal pouvait bien lui faire un cancéreux en stade terminal ?

    Antonio arriva au niveau de la ceinture de policiers, et fut stoppé aussitôt. C’était prévisible.

    — Vous avez une autorisation ? lui lança d’emblée celui qui semblait être le plus gradé.

    — … Bonjour… Non, j’ai pas d’autorisation, mais…

    — Circulez, alors.

    — Non mais attendez, je…

    — Écoutez, Monsieur, circulez, ou je vais devoir vous écarter de force.

    Antonio soupira. Les mêmes. C’était les mêmes qu’à Sunset Bay. Sauf qu’à Sunset Bay, il avait Nevena Petrova dans la poche. Là, il ne connaissait personne.

    Un homme parut sur le seuil de la maison, derrière le cordon de sécurité. Antonio essaya de le dévisager, mais il demeurait dans la pénombre du perron.

    — Laissez-le passer, Sergent.

    — Mais, Capitaine, protesta l’agent qui venait de houspiller le criminel ambitieux, il n’a pas d’autorisation pour entrer.

    — C’est bon, j’ai dit, laissez-le passer. J’étais averti de sa venue. Contentez-vous de le fouiller, ça suffira.

    — Bon… grommela le sergent en se retournant vers Antonio. Allez, faites-voir votre valise. Fouillez-le, vous deux, ajouta-t-il en pointant du doigt deux de ses subalternes.

    Antonio déposa sa valise par terre, et écarta les jambes et leva les bras tandis que les policiers commencèrent à le tâter de haut en bas. Il sentit leurs mains passer furtivement, mais désagréablement, sur son torse, ses épaules, ses côtes, ses cuisses et ses mollets. Pendant ce temps, leur chef achevait de mettre le contenu de la valise sens dessus-dessous. Cherchait-il des chaussettes explosives ?

    — C’est bon. Vous pouvez passer.

    Le criminel ambitieux dut néanmoins d’abord ranger puis refermer sa valise, avant de reprendre son chemin, non sans jeter un regard noir au sergent trop zélé. Il ouvrit le portail en bois, et remonta le petit sentier de pierres plates jusqu’à la terrasse. Enfin, il arriva au niveau du mystérieux “capitaine”, qui l’avait patiemment attendu. Il pouvait désormais l’observer convenablement. Le “capitaine” était grand et musculeux, un haltérophile de toute évidence. Les cheveux rasés près du crâne, deux yeux perçants et un nez en forme de bec… L’incarnation parfaite du pygargue à tête blanche !

    — Vous êtes Monsieur Vendini, je suppose, glatit-il. Je suis le capitaine Gerald Reckling.

    — Bonjour, capitaine, répondit Antonio en lui serrant la main.

    — Madame Gottino vous attend. Elle ne pensait pas que vous viendriez.

    — Oh, si, je vous assure qu’elle savait parfaitement que j’allais venir. Où est-elle ?

    — Dans le salon, elle vous attend.

    D’un geste de l’aile, le pygargue invita Antonio à entrer dans la villa.

     

     

     

    À peine eût-il posé le pied dans le hall d’entrée que Vendini se crut projeté au moins vingt ans en arrière. Une odeur de renfermé lui assaillit les narines. Les volets étaient tous croisés, laissant ainsi la lumière extérieure à peine filtrer par quelques interstices. Antonio avança un peu plus et déboucha dans le salon. La même odeur de renfermé lui explosa au nez. Le living était presque complètement plongé dans l’obscurité. Seul un filet lumineux s’insinuait dans l’entrecroisement des fenêtres. Néanmoins, le criminel ambitieux n’eut guère de difficultés à s’y retrouver : la pièce était disposée exactement comme dans sa jeunesse, lorsqu’il vivait avec les époux Gottino. Juste à gauche de la porte se dressait une longue commode pleine de tiroirs. Sur la droite, une armoire laquée très ornementée frôlait le plafond. Au centre, un canapé et deux fauteuils disposés en triangle. Et dans l’un de ces fauteuils était assise la silhouette de Leslie Gottino.

    Antonio n’en revint pas. Douze ans seulement s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, mais Leslie semblait en avoir pris le double. Elle avait toujours été fine et très anguleuse, mais aujourd’hui elle n’était plus qu’un voile de peau déposé sur un amas d’os. À côté d’elle, une momie aurait fait figure d’athlète olympique.

    Quand elle l’aperçut, Leslie s’extirpa du fauteuil avec difficulté. Antonio pouvait entendre craquer chacune de ses jointures depuis où il se trouvait. Elle s’approcha de lui. Il déposa sa valise, et elle lui prit les mains dans les siennes.

    — Tonio. Tu es venu, souffla-t-elle. Je ne pensais pas…

    — Oui, je suis venu, répondit-il sèchement. Comment va-t-il ?

    — Il est au plus mal. Quelques heures, quelques jours…

    Pasquale Gottino, abattu par un cancer du poumon ? Cela aurait mérité de faire les gros titres de tous les journaux. L’insaisissable Getaway Gottino, qui avait échappé à la police et aux maris outragés, avait été rattrapé par une tumeur qu’il avait lui-même provoquée.

    — Il est dans la chambre, en train de se reposer.

    — Je peux le voir ? C’est pour ça que j’ai fait presque 2000 kilomètres.

    Leslie se tut, et tourna la tête vers l’autre fauteuil de la pièce. Ce fut à cet instant qu’Antonio remarqua qu’une autre personne était présente. Un homme. Celui-ci se leva et vint près de lui. Il était bien coiffé, bien mis, et avait une petite moustache bien dessinée. Un Monsieur bien, en somme.

    — Qu’en pensez-vous, Docteur ? lui demanda Leslie.

    Le Monsieur bien se pinça le bout du nez entre le pouce et l’index et hasarda :

    — Vous devriez attendre un peu, Monsieur Gottino. Votre père n’est pas actuellement en état de tenir une conversation.

    — Je ne m'appelle pas Gottino. Ce n’est pas mon père, le corrigea Antonio.

    — Tonio ! s’indigna aussitôt Leslie en lui adressant un regard noir.

    Antonio dégagea ses mains de celles de la vieille dame. Vieille ? Elle avait à peine cinquante-sept ans.

    — Je veux le voir, tout de suite.

    Il voulait plutôt fuir, dans l’immédiat. Mais plus vite cela passerait, plus vite cela serait terminé.

    — Je suis désolé, garçon, répliqua le docteur, mais c’est impossible. Attendez un petit peu.

    — Attendre ? J’ai attendu douze ans, je pense que Pasquale Gottino peut me faire un peu de place dans son agenda maintenant que son prochain rendez-vous, c’est les pompes funèbres.

    — Antonio ! s’exclama Leslie.

    La vieille femme lui expédia une gifle dans la joue, et Antonio l’encaissa sans brocher, se contentant d’accompagner le geste avec la tête. Il se rendit compte qu’elle n’avait plus aucune force.

    — Je ne sais pas ce qui te prend, continua-t-elle, la voix tremblante. Mais tu vas arrêter de suite ce petit manège.

    — Très bien… je repars, alors.

    Antonio reprit sa valise en main, et tourna les talons. Les doigts osseux de Leslie se posèrent aussitôt sur son épaule.

    — Attends !

    — Il n’a qu’à mourir sans moi.

    — Tu dois le voir une dernière fois.

    — Je ne crois pas.

    — Mais ce qu’il doit te dire est très important. Tu dois me croire. Docteur, ne peut-il vraiment pas entrer ?

    Le Monsieur bien se pinça à nouveau le nez entre le pouce et l’index, puis soupira :

    — D’accord. Très bien. Mais juste quelques minutes, alors.

     

     

     

    Le docteur guida Antonio dans un couloir, et s’arrêta devant une porte fermée. Le criminel ambitieux comprit que derrière se tapissait la confrontation qu’il redoutait au plus profond de son cœur.

    — Voilà, annonça gravement le Monsieur bien. C’est ici. Ne le fatiguez pas trop. Si quelque chose va mal, venez me chercher.

    — Je n’y manquerai pas, docteur.

    Le docteur repartit, laissant Vendini seul devant la porte. Tenant toujours sa valise, il alla pour poser sa main libre sur la poignée, mais quelque chose le retenait. Un fil invisible accroché à ses doigts l’empêchait d’ouvrir. Le voulait-il réellement ? Souhaitait-il vraiment entrer et affronter ce qui l’attendait ? Il pouvait encore repartir et ne jamais revenir, ce n’était pas comme si quelqu’un était en mesure de l’arrêter. Cependant, fuir… cela aurait été faire exactement comme Getaway Gottino. Et Antonio s’y refusait. Il tourna la poignée, et entra dans la chambre à coucher.

    Comme toutes les autres pièces de la maison, la chambre était plongée dans la pénombre. Un lit était collé au mur opposé à la porte, et était entouré de nombreuses machines : un électrocardioscope, un appareil respiratoire, une pompe à morphine, une poche de perfusion pendue à une perche… Et dans le lit gisaient les restes de l’homme qu’était jadis Pasquale Gottino. Cet individu terrifiant d’un mètre quatre-vingt-dix et de cent kilos, et dont les mains étaient des battoirs de fonte, avait désormais l’apparence d’un fossile qui reposait sous une épaisse couette, un masque à oxygène lui dévorant le visage. Sa tête était légèrement surélevée par un édredon, afin qu’il puisse voir immédiatement qui entrait. Gottino ôta fébrilement son masque, et toussa aussitôt.

    — Tonio, c’est bien toi, ragazzo ? Tu es venu…

    Qu’avaient-ils tous à constamment pointer l’évidence, aujourd’hui ?

    — Oui, c’est moi, Pasquale.

    Antonio referma délicatement. Gottino se redressa lentement et s’adossa douloureusement contre le montant. Chaque effort de ses muscles se traduisait par une grimace sur son visage. Vendini put l’observer plus attentivement. Qui que fût cet homme cloitré dans son lit et branché à tous ces appareils, ce n’était plus que l’ombre brisée de celui qu’il avait jadis été.

    — Je ne pensais pas que tu viendrais, ragazzo…

    — Ne m’appelle pas comme ça.

    — Assieds-toi.

    — Non.

    Getaway serra les dents et plaqua le masque à oxygène sur sa bouche pendant quelques secondes. Antonio déposa sa valise, et croisa les mains dans le dos. Son cœur allait exploser à tout instant, il le sentait.

    — Alors, ce… Zodanov ? demanda Gottino entre deux toux.

    — De quoi tu me parles ?

    — Tu crois que je ne lis pas les journaux ? Peter Steel, ça te dit rien, peut-être ?

    — Oh, ça. J’ai rien fait, c’est la police qui a juste bien fait son boulot, pour une fois.

    — À d’autres, ragazzo. C’est ton empreinte, cette affaire. Tous ces plans compliqués pour rien… Tout ce temps perdu, toutes ces machinations inutiles.

    — Évidemment.

    — Quoi ?

    — Non mais, juste un “je suis content de te voir en vie, Tonio”, ça aurait suffit. Mais même ça, c’est proscrit, hein ? Pas d’amour chez les voyous, pas vrai ?

    — Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que si, je t’aime, ragazzo.

    — Ne m’appelle pas comme ça.

    Gottino fourra à nouveau son visage dans le masque. Antonio restait immobile, à observer celui qui avait fait office de figure paternelle durant toutes ses années.

    — Tu as toujours ce troquet, là… le…

    — Le Pirate.

    — Et tu sors toujours avec cette fille… Comment elle s’appelait… Julianne ?

    — Giulia. Non. On a eu une… rupture difficile.

    À coups de voitures piégées.

    — Dommage. Elle était jolie. Et dis-moi, comment va Don Rose ?

    — Toujours très bien, je suppose.

    — Comment, tu supposes ?

    — J’ai quitté son service.

    — Tu as quoi ?

    Gottino fut à nouveau pris d’une sévère quinte de toux, et il lui fallut encore une fois plusieurs secondes de masque à oxygène pour la calmer.

    — Tu es fou, ragazzo !

    — Je me suis mis à mon compte, maintenant.

    — Mon Dieu…

    — Tu m’excuseras d’en avoir eu assez de me faire tirer dessus par les trois quarts de ma ville ! Donc oui, je suis parti, je travaille pour tout le monde maintenant, comme ça on n’essaie plus de me descendre à chaque coin de rue.

    — Quelle honte… Quelle honte, quelle honte, quelle honte…

    — Quoi qu’est-ce qu’il y a, encore ?

    Antonio s’approcha du lit.

    — Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Tu as craché au visage de Don Rose ! Tu lui as manqué de respect !

    — De respect ? De respect ! C’est toi qui m’as mis dans ses pattes, quand t’es parti en taule !

    — C’était une marque de confiance du Don, que de t’avoir accepté ! J’aurais pu te laisser crever dans la rue ! Et regarde-toi, regarde ce que t’es devenu grâce à moi ! Un homme qui s’habille bien et qui a suffisamment à manger tous les jours ! C’est grâce à moi, ça !

    — Grâce à toi ? Dis-moi que je rêve. Tout ce que tu as fait toute ta vie, c’était me houspiller, me frapper, m’humilier et me rabaisser !

    — C’était pour ton bien ! J’ai fait de toi un vrai homme ! C’est le désir de tout père !

    — TU N’ES PAS MON PÈRE !

    Antonio se tut soudain et écarquilla les yeux. Il réalisait qu’il venait de hurler à s’en arracher la gorge. Même Gottino semblait avoir été pris de court.

    — Tu n’es pas mon père… répéta doucement Vendini, plus pour se convaincre lui-même.

    — Qui t’a élevé ? Qui t’a donné à manger ? Qui t’a donné un lit, un toit ? C’est moi, ragazzo. Que tu le veuilles ou non, ça fait de moi ton père.

    — Un père qui vit grâce à de l’argent gagné malhonnêtement. Un père qui vit grâce au meurtre, grâce au mensonge, tu trouves ça normal, toi ? Bon sang, un père qui se fait les copines de son fils, c’est normal ?!

    — Et regarde aujourd’hui le résultat. Tu es exactement l’homme que tu étais censé devenir.

    — Oh, je t’en prie ! Ne commence pas avec ces conneries de prédestinations ! Je ne suis pas “l’élu d’une prophétie” qui permettra à une bande de gangsters de trouver la rédemption.

    — Non, ton sang appartient à la Famille. De ta naissance, jusqu’à ta mort. Cela a toujours été comme ça dans nos règles, et cela sera toujours comme ça. En te séparant de Don Rose, tu trahis ton sang, et tu craches sur notre honneur. Tu condamnes ta famille, ragazzo !

    — Qu’est-ce que tu racontes ? Je suis vivant, au moins.

    — Et pour combien de temps, hein ? Assieds-toi, je vais t’expliquer.

    Antonio se renfrogna… mais obtempéra. Il recula et alla s’asseoir dans le fauteuil qui faisait face au lit. Il croisa les jambes et posa ses bras le long des accoudoirs.

    — Qu’est-ce que tu sais, sur ton père ? Enfin, ton vrai père ? demanda Gottino.

    — Rien que ce que tu m’as jamais dit. Qu’il m’a abandonné avec ma mère quand j’avais six ans, parce qu’il était pourchassé par la police et la mafia, et qu’il t’a fait jurer de m’élever.

    — Il est temps que tu saches, ragazzo, que ce n’est pas totalement vrai.

    — Wow, sans blagues.

    — Ton père et ta mère se sont vraiment fait assassiner quand tu avais six ans.

    Un silence s’installa durant quelques petites secondes, avant d’être brisé par une quinte de toux de Gottino. Ce dernier prit à nouveau plusieurs bouffées de son masque à oxygène, puis reprit :

    — Tu n’as pas l’air…

    — Quoi ? Choqué ? Estomaqué ? Horrifié ? Ça fait plus de vingt-ans que ça s’est passé, et mes parents ne sont jamais manifestés depuis. Donc, oui, je m’étais plutôt fait à l’idée qu’ils avaient fini par se faire avoir. Pour moi, ça ne fait aucune différence. C’était ça, ce que tu devais me dire impérativement ?

    — Non mais écoute-moi…

    — Fais vite.

    — Comment se nommait le chef du clan des Russes ?

    — Qui, Korsakoff ? Aris Korsakoff ?

    — Korsakoff… rumina Gottino.

    Antonio fronça les sourcils, et se pencha en avant, en dépliant les jambes. Quoi, Getaway Gottino connaissait-il Aris Korsakoff, un caïd du crime géorgien qui n’était autre que le grand-père de sa femme de ménage ? D’accord, il devait l’admettre : cela l’intriguait. Bien joué, Getaway.

    — Et donc… ? enchaîna Vendini.

    — Avant, Don Rose se nommait Valentino Superbia.

    — Attends, tu pars sur une histoire complètement différente, là !

    — Ferme-la et écoute-moi. À l’époque, ça remonte à bien avant ta naissance, Valentino Superbia était un capo sous les ordres d’Agostino Rose. De moins l’était-il quand je l’ai connu. Superbia a toujours été très ambitieux, et dépourvu de scrupules.

    — Dis, t’es gonflé. Tu me bassinais avec le respect que je lui devais, tout à l’heure.

    — Je respecte Don Rose, mais je ne reconnaîtrai jamais sa légitimité.

    — … En fait tu en as une trouille bleue.

    — Ne sois pas ridicule ! Bref… Superbia convoitait la place d’Agostino Rose. Il a donc commencé à monter ses propres affaires dans l’ombre, notamment en s’alliant à un autre petit caïd, un camorriste : ton père, Vittorio Vendini. Laisse-moi te dire qu’avec ton père, on était des vrais chefs… Personne ne nous cherchait.

    — Je sais, soupira Antonio. Je sais. Tu me l’as répété vingt mille fois. Je sais.

    — Ton père était un homme très intelligent, et c’est en partie grâce à lui que Superbia est devenu Don Rose.

    — Attends, tu m’as fait venir te voir juste pour me raconter ce que je sais déjà ? Écoute, ça suffit, je m’en vais.

    Antonio se leva. Gottino tendit la main vers lui, comme pour essayer de le retenir par des rênes invisibles, mais ne put aller bien loin sans trop tirer sur la poche à perfusion.

    — Attends ! s’étouffa-t-il. Ne pars pas !

    — Ça suffit, Pasquale. J’ai grandi, maintenant. J’ignore ce que tu tiens tant à me raconter, mais ça ne sert à rien. Je me fous du passé. Surtout d’un passé dont je ne fais pas partie.

    — Tonio !

    Les mots de Gottino restaient bloqués dans sa gorge, et du sang giclait à leur place. L’électrocardioscope commençait à s’affoler.

    — Tonio ! Ne pars pas !

    — Adieu, Pasquale.

    — Non ! Tonio !

    Antonio récupéra sa valise, et ouvrit la porte de la chambre. La voix enrouée de Gottino l’interpella encore. Il n’arrivait plus à prononcer un mot sans être interrompu par une violente quinte de toux.

    — Attends, Tonio ! Tu ne peux pas… Il y en a un autre !

    Antonio ne l’écoutait plus. Le passé était mort… Et Gottino en faisait partie, dorénavant. À mesure qu’il avançait dans le couloir, la voix de son ancien mentor se faisait plus faible.

    — Tu n’es pas le dernier !

    Il fut bousculé par le Monsieur bien, par Leslie, et par deux infirmiers, qui se ruèrent tous dans la chambre. Le criminel ambitieux s’arrêta et ferma les yeux. Une boule épaisse s’était formée dans sa glotte. Une boule épineuse et immobile, qui lui déchirait la chair et l’empêchait de respirer.

    C’était trop tard… mais il aurait voulu lui dire au revoir.


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  • Commentaires

    1
    Marie-Gaëlle
    Jeudi 19 Juin 2014 à 18:45

    mamma mia! sombre histoire de famille, qui j'en suis sûre ne lâchera pas Antonio aussi facilement :) J'aime et je partage, tiens!

    2
    Jeudi 19 Juin 2014 à 23:13

    Ha ha, merci beaucoup !

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