• Rashgaroth le Démoniaque

    Grosmanu passe ses journées à aider le vieux forgeron à la boutique. Un jour, le bourgmestre le fait quérir pour un nouveau contrat : enquêter sur un village mis à sac par des pillards dont le chef est en quête d'une revanche...

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    Chapitre 1

    Chapitre 2

    Chapitre 3

    Chapitre 4

    Chapitre 5

     

     

     

     

    Chapitre 1

     

    Comme tous les soirs, le jeune Zugxuqo Uhoipo se couchait tôt. Le soleil avait déjà disparu de l’horizon, et l’enfant en avait profité pour bénéficier d’une bonne et longue nuit de sommeil. Le lendemain, il y avait école, après tout, et ces derniers temps, il travaillait très dur pour que ses parents soient fiers de lui.

    Au pied de son lit gisait un livre ouvert, un conte sur une créature extraordinaire, un mythe que les parents utilisaient (et dont ils abusaient) pour faire peur aux enfants désobéissants. C’était une histoire très inspirée des fables du royaume du Lusdrosa. À Lusdrosa, on racontait aux enfants que s’ils étaient polissons, le Vonraken viendrait les dévorer dans leur sommeil.

    Les parents toraniens relataient à peu près la même fable exagérée à leur progéniture : le Zyrvinor, un monstre massif, velu et cornu, à la gueule garnie de dents pointues. Il venait la nuit distribuer le sommeil aux enfants sages et emporter dans sa grotte ceux qui ne l’étaient pas.

     

     

     

    Scrrr. Zugxuqo ouvrit soudain les yeux et se redressa brutalement. Il avait entendu un bruit anormal. Sa chambre était fébrilement éclairée de la lumière pâle des astres. Le bout de son lit, son placard, son coffre à jouer, le tas de vêtements posé à même le sol prenaient des formes tordues et décrépites. Zugxuqo scruta approximativement sa chambre, et le constat tomba rapidement : il n’y avait rien d’étrange. L’enfant remua le naseau, et se recoucha.

    À peine eût-il clos les paupières que le bruit reprit. Scrrr. Un crissement, ou plutôt, un grattement. Cela ressemblait à un objet que l’on raclait contre du bois. Répétitivement. Régulièrement.

    Scrrr. Zugxuqo pensa qu’il s’agissait de son père, qui devait encore raboter la table car elle était bancale… si tard ? Scrrr.

    Ou bien c’était sa mère, qui… qui… Scrrr.

    Le cœur du petit garçon s’emballa, cogna son sternum. Scrrr. Scrrr. Le grattement s’accélérait ! Scrrr. Scrrr. Scrrr. Mais qu’est-ce que c’était ?! Zugxuqo se redressa à nouveau et bondit dans son lit. Une silhouette noire était dans l’angle de la chambre, face au mur, et respirait lourdement. Scrrr. Scrrr. L’enfant replongea sous ses draps en tremblant. Le Zyrvinor ! C’était le Zyrvinor ! Scrrr. Scrrr. Scrrr. Zugxuqo frémissait, son cœur battait comme un tambour. Scrrr. Scrrr. Est-ce que le Zyrvinor l’avait vu ? Il repensa à toutes les histoires que lui avait raconté son père. Non, pitié, non, il était toujours sage, il travaillait dur, il était gentil, il était… Le bruit avait cessé.

    Zugxuqo se décontracta. La confusion venait de remplacer la terreur. Toutefois, il n’osait se retourner, afin de ne pas croiser le regard du monstre. Il entendit un bruit… la porte de sa chambre s’ouvrit. Au pas pesant sur le sol, il reconnut son père.

    Fou de joie et enfin rassuré, il se redressa une dernière fois pour se jeter dans ses bras. Et se figea devant deux yeux rouges qui brillaient de mille larmes de sang. Puis soudain, le noir. Le noir. Le vide. Et la peur.

     

     

     

    Le lendemain matin, ce fut dans la petite chambre de son échoppe que Jyvkovyr, le forgeron de Zuppiko, fit entrer le docteur Hygxoav. Le médecin Hygxoav provenait d’un village voisin, et avait été appelé par l’artisan afin de régler un petit problème que sa canne ne parvenait pas à résoudre.

    — Le voilà, docteur.

    Le vieux Jyvkovyr montra au docteur Hygxoav un énorme tas de poils affalé sur un lit brinquebalant. La masse velue se soulevait à intervalles réguliers. Une langue rose pendait à l’air libre, tandis qu’un râle continu sortait d’une bouche ouverte à 135 degrés.

    — … Qu’est-ce que c’est ? demanda Hygxoav.

    — À votre avis ?

    — Un souriceau.

    — Un sou…

    — Ça a l’air massif, sale et envahissant : un souriceau.

    — J’aurais fait appel à l’armée si ça avait été une souris !

    — C’est vrai. Mais alors… qu’est-ce que je fais là ?

    — Je veux savoir si ce gros paresseux est vraiment malade ou s’il joue la comédie.

    — Ce gros paresseux ? Mais… C’est un Toranien ?!

    — Ce n’est pas un Toranien, c’est un fainéant ! Debout, flemmard !

    Le vieillard s’approcha du amas de toison et lui donna un petit coup de canne. La forme ne réagit pas.

    — Allez-y, docteur. Faites vot’ boulot. Moi j’ai des clients à servir…

    Le vieux Jyvkovyr sortit de la chambre, laissant Hygvoax face au tas de poils. Le médecin posa son sac de jute sur une table encombrée, faisant tomber au passage un petit vase en céramique, qui se brisa. Tant pis, il le signalerait en tant que dépassement d’honoraires. Il ouvrit le sac et en sortit un tout petit maillet de bois. Il se tourna vers la masse râlante, et la tapota de tout son long.

    Aucune réaction.

    — Je crois que je vais lui injecter un tonifiant…

    — Injecter ? Avec une seringue ?

    La chose informe fit un bond démesuré et atterrit sur ses deux sabots. Elle rumina brièvement et se cura l’oreille afin de s’adresser au médecin derechef :

    — Je me sens en super forme, tout d’un coup ! Eh, mais c’est pas le vieux Jyvkovyr que j’entends m’appeler là ? Non ? Si si, je crois bien.

    — Mais, enfin, vous êtes malade ! Il faut au moins que je vous ausculte !

    — Quoi ? Ha ha ha, Grosmanu Sabot-d’acier n’est jamais malade, ha ha ha…

    — Mais… et le…

    — Non mais c’est un casse-cornes, Jyvkovyr. Comme j’ai pas d’argent pour réparer tous les… hum… dégâts que j’ai causés je, euh, comme qui dirait, travaille à sa boutique… Enfin de tout rembourser. Enfin, v’voyez, quoi…

    — Mais pourquoi vous faisiez semblant d’être malade, alors ?

    — Il me torture !

    — Ah bon ?

    — Il me fait taffer cinquante heures par semaine, me paie une misère, et encore presque tout passe dans les remboursements, et il me fait faire les tâches les plus ingrates ! Comme si j’étais… comme si j’étais un… J’trouve pas d’mots pour décrire ma condition.

    — Comme un stagiaire.

    — C’est ça !

    Le vieux Jyvkovyr fit soudain irruption dans la chambre. En l’apercevant, Grosmanu poussa un cri qui aurait fait douter de sa virilité à n’importe qui, et se laissa aussitôt tomber par terre.

    — Cesse de faire le mort, Grosmanu ! Je t’ai vu debout ! s’exclama le vieillard en lui infligeant un coup de canne. Lève-toi, il y a des gens envoyés par le bourgmestre qui veulent te voir.

    Grosmanu leva la tête.

    — Envoyés par le bourgmestre ?

    — Ils ont besoin d’un chasseur de primes. Ils veulent te parler. Ils ont une mission importante pour toi, qu’ils ont dit.

     

     

     

    Chapitre 2

     

    Grosmanu parut dans la boutique. Là, deux individus, un Toranien et un Troltigeur, inspectaient les devantures et les étals d’armes et d’armures. Et il fallait dire qu’il n’y avait que cela, des armes et des armures, dans ce commerce : en bronze, en acier, avec ou sans lanières… Jyvkovyr était peut-être irascible et grognon, mais la forge, il savait ce que c’était. Les deux étrangers examinaient minutieusement, mais sans grand intérêt, la manufacture de ces créations, et il devint rapidement clair pour Grosmanu qu’ils n’y connaissaient rien en armement. C’était certainement des fonctionnaires.

    — Messieurs, les interpella-t-il, que puis-je pour vous ?

    — Vous êtes bien Grosmanu Sabot-d’Acier ? lui demanda le Troltigeur, un grand escogriffe aux yeux bien enfoncés sous le l’arcade sourcillière.

    — C’est moi, oui.

    — Monsieur le bourgmestre vous fait demander, dit le Toranien, un autre grand escogriffe aux yeux exorbités.

    — Et qu’est-ce qu’il veut ? Il va enfin me payer les 200 pièces qu’il me doit depuis l’autre fois ?

    — Il désire vous parler de vive voix, c’est tout ce que nous savons.

    — Eh bien vous n’avez qu’à lui dire qu’il peut aller se gratter. Quand j’aurai reçu mon paiement, peut-être que là, en effet, j’accepterai d’aller voir votre patron.

    Le Troltigeur et le Toranien s’échangèrent un regard exaspéré, puis le second sortit une bourse qu’il jeta sur le comptoir.

    — 30 pièces. En acompte.

    — Ah, là on va s’entendre ! se réjouit Grosmanu en prenant la bourse. Très bien, les gars, je prends mes affaires et je vous suis.

     

     

     

    Le soleil de la fin de matinée agressa les yeux de Grosmanu tandis qu’il sortait de la forge de Jyvkovyr, accompagné des deux émissaires du bourgmestre. Le chasseur de primes avait revêtu une petite armure de maille, gracieusement prêtée par le forgeron, et s’était équipé de sa fidèle arbalète, et de la hache cérémonielle qui avait appartenu, il y avait quelques semaines encore, au prophète de la Kabbale, celui-là même qui avait voulu lui couper la tête dans le but d’honorer son sinistre dieu de la mort.

    Ainsi harnaché, Grosmanu se mit en route vers le bourg, escorté de part et d’autre par les agents du bourgmestre. À la sortie du village, il croisa Gukxoqu Uhoipo, le père du jeune Zugxuqo. Il ne comprenait pas cette mode de donner des noms imprononçables à ses enfants. C’était l’une des choses qu’il abhorrait en Toranie, les noms imprononçables. Le père de Zugxuqo se jeta à ses sabots, et Grosmanu prit peur. Le visage de Gukxoqu était décomposé, déformé par les sanglots, la panique et le désespoir.

    — Grosmanu ! s’écria-t-il. Je vous en prie ! Zugxuqo a disparu ! Aidez-moi à le retrouver ! Je vous en supplie !

    Grosmanu fut désemparé. La détresse de ce père l’horrifiait. Mais l’escogriffe n°1, le Troltigeur, repoussa Gukxoqu d’un coup de pied.

    — Écarte-toi, villageois ! Les affaires du bourgmestre ont toute priorité.

    — Je vous en conjure ! s’accrocha le père désemparé. Je vous donnerai tout ce que j’ai, tout ! Je veux juste que vous retrouviez mon petit bulgrof ! Pitié !

    — Hors de notre chemin, minable, gronda l’escogriffe n°2.

    Les deux émissaires étaient décidément bien à cran ! Quel que fût le problème rencontré par le bourgmestre, il devait être conséquent ! Ou bien ils abusaient purement et simplement de leurs privilèges. Toujours fut-il que Gukxoqu s’accrochait fermement aux jambes de Grosmanu. Ce dernier était déchiré par le regard désespéré du père.

    — Écoutez, Gukxoqu… hasarda le chasseur de primes. Je… Je vais m’occuper de ce que veut le bourgmestre, et dès que j’ai fini, je vous aiderai à retrouver Zugxuqo, d’accord ? Je ne peux pas faire mieux…

    Il lui adressa un sourire qui se voulait compatissant, mais qui traduisait plutôt son malaise.

    — Je suis vraiment désolé… Mais promis, je vous aiderai, dès que je le pourrai…

    Les deux escogriffes saisirent Gukxoqu sous les bras, et le jetèrent sur le côté. Le Toranien complètement abattu resta prostré sur le sol à sangloter.

     

     

     

    Sur la route qui longeait le chemin de fer, Grosmanu ne cessait de repenser à la détresse du père de Zugxuqo. Cette impuissance l’avait profondément bouleversé. Il se haïssait de ne pas avoir eu le cran d’accepter, de ne pas avoir tenu tête aux escogriffes et de… en parlant des deux casse-pieds… où étaient-ils passés ?

    Grosmanu se retourna et remarqua qu’en effet, ses “accompagnateurs”, qui le talonnaient, étaient restés plantés sur le chemin, loin derrière lui. Plus précisément, ils étaient tétanisés.

    — Mais qu’est-ce que vous fichez ? tonna le chasseur de primes en revenant vers eux. Vous vous êtes pris un arbre invisible ?

    Ils ne répondirent pas. Grosmanu agita la main devant leur regard vide. Aucune réaction. Ils fixaient quelque chose, un fourré, un point, non loin, et n’en détachaient pas leurs yeux. C’était à peine même s’ils respiraient.

    — Oh, vous avez mangé un doncule raidissant ? Qu’est-ce qu’il y a ?

    L’escogriffe n°2 leva un doigt tremblotant en direction d’un buisson.

    — Nous avons entendu le grondement d’une bête féroce… Par là…

    Grosmanu suivit son indication, et soupira.

    — C’est Georges.

    — Georges ?

    Soudain, répondant à cette appellation incongrue, dans un cri qui déchira les cieux, surgit du fourré un émeu commun au plumage gris-noir et dont la tête était ornée de trois plumes vermeilles.

    — CÔT ! rugit-il.

    Les deux escogriffes prirent peur et se réfugièrent l’un dans les bras de l’autre.

    — Salut, Georges, fit Grosmanu.

    — Côt !

    — Désolé, j’ai pas le temps de me battre, aujourd’hui.

    — Côt ?

    — Non, je dois aller voir le bourgmestre. Il a un boulot pour moi.

    — Côcôcôt ? Côt ?

    — Je suis désolé mon vieux, mais faut qu’je vive, moi !

    — Côôôt… gémit l’animal.

    — Mais promis, je reviendrai te voir, d’accord ? Et là on pourra se castagner.

    Cela faisait déjà deux promesses dans la même journée. L’une pour un homme détruit dont l’enfant avait disparu, l’autre pour un poulet susceptible et bagarreur… Grosmanu pensa subitement que, quelque part, sa vie avait pris un virage incongru… Et le pire, c’était qu’il se sentait véritablement désolé de ne pas pouvoir aider cet énergumène emplumé !

    — Vous n’avez rien à craindre, signala-t-il aux escogriffes. Allez, venez, on a encore du chemin à faire…

     

     

     

    Durant le reste du trajet, Grosmanu expliqua à son escorte la raison derrière l’embuscade de l’émeu commun. L’animal, qu’il avait rencontré lors de sa première mission confiée par le bourgmestre, était le faire-valoir de la faune locale. Pour pouvoir plastronner et se faire enfin respecter, il avait pris la décision de réaliser un haut-fait, à savoir devenir le pire ennemi d’un Toranien. Les animaux sauvages le savaient tous : un Toranien était un adversaire implacable et rancunier, et aucun ne croyait vraiment aux fanfaronnades de l’émeu.

    C’était donc blessé dans son orgueil que le volatile avait repéré et jeté son dévolu sur Grosmanu. À de nombreuses reprises, il l’avait attaqué sans jamais l’emporter, avant qu’ils ne soient enlevés tous deux par les sinistres cultistes de la Kabbale dans le but d’être sacrifiés au nom de leur dieu de la mort. Ils s’en étaient finalement sortis, contre toute attente, en s’aidant l’un l’autre.

    Cet acte de bravoure avait valu à l’émeu de se faire sévèrement réprimander par ses congénères. Grosmanu l’avait fort heureusement pris en affection, et venait tous les deux jours lui livrer une petite bataille dantesque que l’animal s’empressait de raconter à ses amis des plaines.

    — Mais pourquoi l’avez-vous appelé Georges ? demanda l’escogriffe n°2.

    — Il m’a dit s’appeler Jean-Marie-Wilfrid-Romuald-Maurice-Eustache McButterfly. On a convenu, d’un commun accord, que Georges, c’était plus simple.

    — Mais vous comprenez ce qu’il dit ?

    — Il a fallu un peu d’entraînement et beaucoup de persévérance. Mais oui, on peut dire que je le comprends…

    — Je me demande vraiment si vous êtes qualifié pour le travail que le bourgmestre va vous proposer…

    — Oh, dites, moi j’ai pas été terrifié par un gros poulet, hein ! J’ai quand même vu plus vaillant que vous. Et puis d’abord, si le bourgmestre n’était pas si prétentieux, peut-être qu’il aurait pris ses p’tites jambes et aurait fait le chemin jusqu’au village.

    — Le bourgmestre n’a pas de…

    — Mais bien sûr !

     

     

     

    Quand Grosmanu entra dans le bureau du bourgmestre, il ressentit exactement la même chose que la première fois : un virulent haut-le-cœur. La puanteur naturelle que dégageait le Troltigeur le rebutait toujours autant. Il lui semblait même que, désormais, les murs s’étaient imprégnés de cette odeur nauséabonde.

    Le chasseur de primes fit néanmoins fi de ces relents (avec beaucoup d’efforts…) et s’assit sur la chaise devant le bureau du bourgmestre. Instinctivement, il croisa les jambes, posa le coude sur le genou, et couvrit son mufle de sa main trapue.

    — Merci d’être venu aussi vite, chasseur de primes… commença le bourgmestre.

    Déjà, Grosmanu apercevait des exhalaisons pestilentielles verdâtres suinter de la bouche du Troltigeur. C’était encore pire que la première fois, tout compte fait…

    — Je suppose que mes assistants vous ont expliqué ce que j’attendais de vous…

    — Mfff mfff mfffmfff…

    — Je vous demande… pardon ?

    — Mfff mfff mmmfff…

    — Vous pourriez… enlever la main de votre bouche, s’il vous plaît ?

    — Mf ? Mfff mfff !

    — Mais enfin, c’est ridicule !

    — Mfff mmmf mf !

    Le bourgmestre se pinça l’arête du nez et soupira, laissant échapper un petit nuage toxique d’entre ses dents.

    — Bon… Je vais tâcher d’être clair, et calme… On nous avait signalé, il y a quelques temps déjà, qu’un groupuscule de pillards sévissait dans la contrée.

    — Mff mff mf ?

    — Laissez-moi terminer. Il est fort possible, bon, qu’une petite négligence de mes assistants à gérer l’affaire ait en fait permis à ce groupuscule de prendre de l’ampleur. De façon telle qu’hier, un village a été entièrement ravagé.

    La nouvelle estomaqua Grosmanu.

    — Ravagé ? répéta-t-il, hébété, laissant la glisser sur son mufle.

    — C’est ça… Les maisons ont été brûlées, le bétail décimé, et les habitants massacrés… Seul une femme a réussi à s’échapper, et à venir jusqu’ici pour nous avertir. Elle est morte dans le courant de la nuit, malheureusement… Elle était grièvement blessée.

    — Et… vous voulez que je fasse quoi, exactement ?

    — Je veux que vous alliez enquêter au village qui a été incendié, que vous trouviez une piste qui mène aux bandits, et que vous tuiez leur chef.

    — Rien que ça…

    — Je vous promets une récompense substantielle pour ce travail.

    Grosmanu aurait pu riposter que le bourgmestre lui devait toujours la paie de son précédent labeur, mais la nouvelle du massacre, combinée à l’odeur méphitique du bureau, lui en avait coupé l’envie.

    — Je vais m’en occuper… maugréa le chasseur de primes.

    Alors qu’il se leva de la chaise, l’escogriffe n°1 entra avec fracas. Ses yeux étaient exorbités, sa respiration saccadée, et il transpirait à grosses gouttes.

    — Monsieur le bourgmestre ! Les pillards… Ils nous attaquent !

     

     

     

    Chapitre 3

     

    Le bourgmestre fut tant bouleversé par la nouvelle qu’il en tomba de son fauteuil. L’escogriffe vint l’aider à se relever, tandis que Grosmanu se rua dans le couloir. Il le traversa à grandes enjambées, dévala l’escalier, parcourut en un clin d’œil le grand hall et sortit de l’hôtel de ville.

    Les gens couraient, fuyaient, tandis que des cris emplissaient le ciel. Grosmanu aperçut au loin, au niveau de la porte d’enceinte du bourg, les nuages de poussière typiquement soulevés par une bataille acharnée. Ce que le chasseur de primes ne comprenait pas, c’était la raison pour laquelle une bande de pillards venait s’attaquer de plein front à une ville fortifiée. Tous les bourgs de Toranie étaient entourés d’une solide muraille de pierre haute d’au moins quatre mètres, et pourvue d’épieux à son sommet pour dissuader toute escalade. À intervalles réguliers se dressaient des tours de guet, depuis lesquelles des gardes, constamment relayés, surveillaient l’horizon. Comment ces bandits avaient-ils pu atteindre le bourg sans que l’alerte ne fût sonnée ? Et comment avaient-ils pu franchir le rempart ?

    La première intention de Grosmanu fut naturellement d’accomplir son contrat afin d’en empocher la prime. Il lui fallait pour cela trouver le chef des bandits et le neutraliser. Le Toranien commença alors à se frayer un chemin dans la foule qui fuyait toujours, tel une truite qui remontait un torrent d’eau.

    Si les maraudeurs ne suivaient aucun code d’honneur, ils respectaient en revanche la loi du plus fort. Leur meneur était donc logiquement le plus imposant, le plus menaçant, et, surtout, au milieu des combats. Ce n’était qu’ainsi que les chefs pouvaient espérer gagner le respect, sinon la crainte, de leurs compagnons. Grosmanu se dirigea donc droit vers l’échauffourée, là où il avait le plus de chances d’affronter l’homme qui dirigeait ces bandits.

     

     

     

    Grosmanu parvint rapidement jusqu’à la zone de combat, et s’aperçut que la grand-porte du bourg était complètement ouverte, sans pour autant arborer quelque trace d’endommagement. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : quelqu’un s’était introduit dans la ville plus tôt, et avait activé le mécanisme d’ouverture dans l’une des tours de garde.

    Néanmoins, au-delà de ces réflexions très pertinentes, le souci premier du chasseur de primes demeurait de vaincre le maître des brigands sans se faire tuer au préalable. La hache à la main, poussant et bousculant tous ceux qui se trouvaient sur sa route, Grosmanu atteignit le centre de la mêlée, prêt à défier son némésis.

    Qui ne s’y trouvait pas. Du tout. Le Toranien s’était attendu à voir se dresser devant lui un individu bardé d’armes, couturé de cicatrices et costaud comme deux hommes. Il n’en était rien. À la place grouillait une marée de frêles individus de presque toutes les races, Toraniens, Orques, Hommes, Troltigeurs, vêtus seulement de quelques oripeaux de fourrure et agitant en l’air des armes grossièrement forgées. Aucun ne se distinguait de ses congénères, aucun ne semblait unique : ils étaient tous des pions sans roi. Grosmanu se rabattit sur l’idée qu’il allait aider les gardes à repousser l’attaque, mais en vérité, c’était à peine s’ils en avaient besoin. C’était même plutôt les bandits qui avaient bien besoin de renforts !

    Mais il lui fallait se concentrer sur sa mission. Si le chef n’était pas au milieu de la bataille, il était sûrement en retrait. Grosmanu avisa la tour de guet la plus proche, et s’y précipita. Il fracassa la porte d’un coup de sabot, cavala dans l’escalier en colimaçon et déboucha sur la plateforme d’observation.

    — Qu’est-ce que…

    Les deux gardes qui l’occupaient étaient étendus à terre et ne bougeait pas. Le chasseur de primes s’accroupit auprès d’eux et prit leur pouls pour s’assurer qu’ils étaient toujours vivants. Une voix le fit sursauter.

    — Ils sont toujours en vie.

    Son sang ne fit qu’un tour, il s’empara de son arbalète et la pointa vers l’origine de la voix. Il distingua une silhouette dans l’ombre, une silhouette imposante et qui arborait des cornes courbées vers le ciel. L’allure typique d’un Toranien.

    — Qui es-tu ? demanda Grosmanu.

    C’était stupide, mais c’était sorti tout seul de sa bouche. Le mystérieux individu fit quelque pas en avant et se montra à la lumière du jour. Le chasseur de primes demeura bouche bée. Ce n’était pas un Toranien auquel il faisait face, non, c’était un Homme. Un Homme immense. Il devait facilement mesurer deux mètres de haut et était bâti comme une armoire nordienne. Ses jambes, ses mains, son torse et ses épaules étaient recouverts d’une épaisse carapace d’acier et de maille rouge écarlate et dorée. Le plus effrayant était son casque à cornes. Sa tête était entièrement dissimulée derrière une coque hermétiquement fermée en-dehors de deux orifices rectangulaires pour les yeux et de multiples trous percés dans un triangle d’or qui couvrait le nez et la bouche.

    — Je me nomme Rashgaroth.

    Sa voix était rocailleuse et métallique, intégralement altérée par la muselière qui le tenait. Sa respiration était à la fois lente et régulière.

    — Et tu es, Grosmanu Sabot-d’acier.

    Il avança encore en direction du Toranien, qui était de plus en plus stupéfait. Chacun de ses pas était lourd, ses bottes tombaient pesamment sur le plancher.

    — Tu connais mon nom ? l’interrogea Grosmanu.

    — C’est toi que je cherche…

    — Quoi ? N’avance pas ! Que veux-tu ?

    — Je suis venu pour toi.

    Soudain, le dénommé Rashgaroth, faisant preuve d’une agilité hallucinante, se rua sur Grosmanu et lui tordit le poignet, ce qui lui fit lâcher son arbalète. Puis l’homme en armure tourna sur lui-même, et projeta le Toranien contre un mur. Ce dernier s’affaissa au sol dans un bruit sourd. Il n’entendait rien d’autre que sa propre respiration. Rashgaroth s’agenouilla, l’agrippa par la nuque et lui souleva la tête.

    — Tu as profané le temple d’Aevilok, tu as tué le Grand-Prêtre, tu as libéré les sacrifices… et tu pensais réellement que cela n’allait pas attirer mon attention ?

    Quoi ? Aevilok ? Le Grand-Prêtre ? Sacrifices ? Encore cette histoire qui revenait le hanter…

    — Mais nous en parlerons plus tard, Sabot-d’acier.

    Rashgaroth se releva.

    — Je dois d’abord préparer notre terrain de chasse.

    Grosmanu le vit lever son pied, puis ce fut le noir total.

     

     

     

    Chapitre 4

     

    Grosmanu se réveilla dans un lit fait de fourrures et de paille. Il se leva d’un bond, prêt à se battre… avant de se rendre compte qu’il n’y avait personne à affronter et qu’il avait été dépossédé de ses armes.

    Il contempla le lieu dans lequel il se trouvait : c’était une tente. Une grande tente, qui disposait d’un lit, d’un petit buffet, d’une table et de deux chaises, et d’une étagère remplie de livres et de parchemins. Vraiment, c’était incongru, et cela ne faisait qu’en rajouter au désarroi du Toranien.

    — Tu es enfin réveillé.

    Grosmanu sursauta et fit volte-face. Rashgaroth était entré dans la yourte et se tenait devant lui, les mains croisées dans le dos. Il était véritablement colossal, pour un simple Homme. Le chasseur de primes se sentait presque ridicule face à cette montagne de muscles et de métal.

    — Où est-ce qu’on est ? demanda Grosmanu.

    — Intéressant. Il s’agit pour toi d’une question vitale.

    — Hein ?

    — Nous sommes toujours à ton précieux bourg. Mes hommes viennent d’y installer leur campement. Désires-tu boire ? Manger peut-être ?

    — Quoi ?

    — N’as-tu pas faim ? J’ai entendu dire que les Toraniens avaient besoin de beaucoup se sustenter .

    Qu’est-ce que c’était que cet énergumène ? D’abord il le piégeait dans une tour, le menaçait de mort et l’assommait, ensuite il le couchait dans une tente plutôt confortable, et enfin il se comportait en véritablement gentilhomme. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui, à la fin ?

    — Non ? poursuivit-il. Fort bien. Alors suis-moi, je te prie.

    Et horriblement poli, en plus ! C’était de plus en plus déconcertant. Rashgaroth souleva un pan de la tente et sortit. Ou bien il s’attendait à ce que le chasseur de primes tente de s’enfuir, ou bien il avait déjà prévu autre chose. Grosmanu déduisit que la deuxième alternative était la plus pertinente. Il lui fallait gagner le plus de temps possible, cela lui permettrait d’élaborer un plan d’évasion. Toutefois, plus il restait en “compagnie” de Rashgaroth, plus il lui donnait d’opportunités de le tuer. Car au plus profond de lui, même s’il ignorait pourquoi il l’avait conservé en vie, il demeurait convaincu que c’était la motivation ultime de l’homme masqué.

     

     

     

    Grosmanu sortit à son tour de la tente, et, comme s’il n’avait pas déjà été assez désarçonné de la journée, fut frappé par une vision d’horreur. Tout autour de lui gisaient des décombres du bourg. Les maisons étaient effondrées, les arbres carbonisés, les toits en feu. En seulement ce qui avait semblé être quelques heures, les pillards avaient transformé une ville entière en ruine antique. Il n’y avait plus que le vent, qui portait avec lui les cendres et les murmures de la destruction.

    Rashgaroth se tenait à quelques mètres devant lui, les mains toujours dans le dos. Sentant que le Toranien le talonnait, il se mit en marche vers une destination inconnue. Grosmanu jetait des regards alentours et demeurait silencieux. Seul le bruit sourd des bottes qui martelaient le sol comblait le silence.

    Ce que le chasseur de primes ne parvenait pas à trouver dans tout ce champ de mort, c’était la présence effective… de cadavres.

    — Ne t’inquiète pas pour le sort des habitants, Dark.

    Dark ? Et puis, oh, il lisait dans ses pensées, en plus ?

    — La plupart se sont enfuis. À l’heure qu’il est, ils auront bientôt alerté la grande armée toranienne de notre présence, et elle ne tardera pas à nous envoyer un petit détachement. Mais nous serons partis depuis bien longtemps.

    Et que de paroles énigmatiques et sibyllines… Que prévoyait-il ? Ne pouvait-il donc pas l’énoncer clairement ?

    — Les autres sont actuellement mes prisonniers, et il ne tiendra qu’à toi de leur rendre la liberté, ou de les condamner à mort.

    Le pire, dans tout cela, c’était que Grosmanu continuait de le suivre comme un petit chien en laisse, abreuvé par ses mots étranges et hébété par le mystère de leur signification.

    Ce fut mine de rien, sans s’en rendre vraiment compte, qu’il fut guidé jusqu’au forum du bourg. Le forum était une vaste place en plein air cerclée de pins et de tribunes de pierre, là où s’animaient les lectures philosophiques, les conférences politiques, et les représentations artistiques. Rashgaroth en avait fait une version tordue, sorte de reflet brisé difforme. Les arbres avaient été coupés à mi-hauteur, et servaient de piquets auxquels étaient fixées des chaînes entravant des prisonniers. Les tribunes étaient remplies de spectateurs forcés, qui étaient eux aussi enchaînés, bien que ce fût entre leurs chevilles et leurs poignets, à la manière des galériens, et étaient encadrés par des pillards armés jusqu’aux dents.

     

     

     

    Leurs regards se levèrent automatiquement sur Grosmanu quand il parut derrière Rashgaroth. Il n’osait pas les croiser. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien penser, en ce moment ? L’accusaient-ils d’avoir laissé les pillards entrer ? Le considéraient-ils comme un traître, comme un lâche ? Ou, plus simplement, se demandaient-ils qui il était ?

    Rashgaroth traversa la place tel un seigneur de la guerre vainqueur défilant dans une ville soumise, et atteignit une autre grande tente, devant laquelle se dressaient des braséros de fortune et se tenaient, disposées en arc de cercle, des silhouettes encapuchonnées. Grosmanu les reconnut avec effroi : il s’agissait des cultistes de la Kabbale, ceux-là même qu’il avait abandonnés à leur sort quelques semaines plus tôt quand il avait scellé l’entrée de leur repaire. Cela confirmait les craintes du chasseur de primes. Il avança jusqu’à se trouver exactement entre les deux braséros. Dès lors, les cultistes se disposèrent en rond autour de lui, lui coupant toute sortie possible. Rashgaroth se tenait juste face à lui, les poings sur les hanches.

    — Qu’est-ce que tu me veux, à la fin ? lui lança le Toranien.

    — Tu l’ignores ?

    — Plutôt, oui.

    — Et tu ignores qui je suis ?

    — Carrément.

    — Je suis Rashgaroth, le Grand-Maître de la Kabbale.

    Au moins Grosmanu était désormais fixé sur l’identité de cet homme masqué. Quelque part, il aurait préféré l’ignorer, car cela ne l’avançait pas à grand-chose…

    — Il y a quelques temps, tu as été enlevé par les disciples d’Aevilok. Tu as été retenu prisonnier pour être sacrifié à la gloire du dieu de la mort. Mais tu es parvenu à te libérer, à t’enfuir, et à tuer le prêtre de la cérémonie. Et tu as survécu. Quand cette nouvelle est parvenue à mes oreilles, je dois t’avouer ne pas l’avoir crue. Néanmoins, après plusieurs interrogatoires, j’ai dû me rendre à l’évidence : tu es un guerrier exceptionnel.

    Ces derniers mots gonflèrent Grosmanu d’orgueil. C’était vrai, il était un guerrier exceptionnel.

    — J’ai mis du temps à te trouver, poursuivit Rashgaroth. Je savais que tu étais dans cette région, mais j’ignorais où. Attaquer tous les villages n’aurait fait qu’attirer l’attention de la grande armée, ce que je voulais éviter. J’ai donc attaqué ce petit village en sachant que le bourgmestre t’appellerait à l’aide aussitôt. Il ne m’a resté qu’à te cueillir ici.

    Quelle organisation ! Rashgaroth devait avoir un objectif très important en tête pour déployer une telle stratégie.

    — Mais tu es là, maintenant, et je dois dire que je suis satisfait.

    — Mais tu veux me quoi ?

    — T’affronter en combat singulier.

    C’était évident… Pourquoi faire autant d’efforts et gaspiller autant de temps pour un simple duel ? Qu’est-ce que cela cachait ?

    — Tu es sorti victorieux d’une épreuve que personne n’aurait surmontée ! Cela signifie que si je te tue en duel, Aevilok sera satisfait. Et si tu me bats, Aevilok aura l’âme de son plus fervent disciple.

    Grosmanu en avait désormais la plus ferme conviction : Rashgaroth était un grand malade. Il valait mieux rectifier le tir tout de suite. S’il lui disait comment s’était réellement déroulée son évasion du temple souterrain, il serait sûrement dégouté et abandonnerait l’idée de le tuer.

    — Écoute, euh… Rash… hasarda-t-il.  Je suis très flatté que tu penses ça de moi, mais faut que je t’avoue qu’en fait, j’ai été aidé, l’autre jour, dans ton sanctuaire de fous furieux… J’ai été fait prisonnier avec un poulet, et c’est lui qui m’a délivré et m’a aidé à…

    Alors que les mots sortaient de sa bouche, Grosmanu se rendait compte que c’était une histoire si absurde que Rashgaroth ne pourrait pas le prendre au sérieux. Mais il y avait une alternative. Refuser le duel.

    — Et puis j’ai pas envie ! reprit-il. Enfin, je peux très bien refuser le duel. Si tes disciples essaient de me tuer, tu perdras ton sacrifice, hé hé…

    — J’avais anticipé ce refus de ta part. C’est pour cela que, lorsque la lune sera au plus haut dans le ciel, si un vainqueur n’a pas encore émergé, mes hommes tueront tous les habitants de cette ville.

    Il n’y avait pas à dire : il savait se montrer très persuasif, ce bonhomme-là. Autant y aller au culot. Après tout, il pouvait toujours s’enfuir et… avoir sur la conscience la mort de dizaines et de dizaines d’innocents…

    — Même. Tu ne peux pas me forcer !

    — Je crois que tu n’as pas le choix, Dark.

    Dark, encore ce mot. Les cultistes encapuchonnés étendirent les bras, se touchant ainsi tous du bout des doigts. D’une seule et même voix, ils scandèrent une incantation mystique dont Grosmanu ne saisit presque aucune syllabe. Quel que fût ce langage, il était très guttural et agressif.

    Rashgaroth dégaina un poignard recourbé, qui était accroché sous son gantelet droit, et s’entailla la gorge, juste au-dessus de la clavicule. Le sang s’écoula instantanément, et à mesure qu’il dégoulinait de la plaie, se transforma en une épaisse brume cramoisie. Grosmanu recula d’un pas. Le brouillard rouge l’entoura en un instant, si bien qu’il ne vit plus rien. Il sentit soudain la poigne de fer de Rashgaroth se refermer sur son poignet et le tirer en avant. Le chasseur de primes, déséquilibré, se lança emporter. Il vit avec horreur la lame du poignard s’approcher, et ne put retenir un cri de douleur quand elle lui taillada l’avant-bras.

    Il se dégagea vivement de l’emprise et tenta d’arrêter l’hémorragie avec la main, mais c’était peine perdue. Son sang à son tour devint fumée, et se mélangea à celle du sang de Rashgaroth. Les incantations s’accélérèrent, la brume se mit à tourbillonner, puis elle se désagrégea brusquement, ne laissant que des petites particules rougeâtres s’éparpiller sur le sol, et le vacarme cessa. Grosmanu leva les yeux vers Rashgaroth, et aperçut sur son front un symbole rougeoyant et enflammé : un cercle entre deux lignes horizontales parallèles. Il sentit une douleur au front. Il y porta la main mais la retira aussitôt en soufflant sur ses doigts. Il venait de se brûler.

    — Maintenant, fit la voix métallique de Rashgaroth, toi et moi sommes liés…

    — Qu’est-ce que tu m’as fait ?

    — Tu as désormais la marque de Dark. Cela signifie que nous ne cesserons jamais de nous battre, et que notre confrontation se prolongera dans notre sang, dans nos familles, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus qu’un debout…

    — Tu es complètement malade !

    L’un des cultistes tendit une hache à Rashgaroth, qui la jeta aussitôt dans les mains du Toranien hagard.

    — Maintenant, Sabot-d’acier, prépare-toi à livrer l’affrontement le plus intense de toute ton existence.

    Grosmanu regarda Rashgaroth, puis l’arme, puis à nouveau Rashgaroth. C’était trop. Il consentit enfin à obéir à ce que ses entrailles lui hurlaient depuis le début : s’enfuir le plus vite et le plus loin possible. En quelques secondes seulement, il détala comme un lapin et disparut dans les ruines de la ville.

     

     

     

    Chapitre 5

     

    Après plusieurs longues minutes passées à courir, Grosmanu se dissimula derrière un mur et s’autorisa à glisser par terre pour reprendre son souffle. Il enfouit son visage entre les mains et hurla. Pourquoi cela lui arrivait-il ? Pourquoi avait-t-il fallu que ce soit à lui que cela arrive ?

    Il tremblait de tous ses membres et son cœur menaçait d’exploser à chaque battement. Il arrivait à peine à serrer le poing.

    Rien que la pensée que Rashgaroth avait organisé deux massacres consécutifs pour le retrouver, et qu’il était presque littéralement prêt à remuer ciel et terre pour atteindre son but, lui donnait le vertige.

    Grosmanu poussa un long soupir pour tenter de se calmer. Il fallait qu’il réfléchisse à une façon de sortir vivant de ce guêpier. Peu lui importait désormais de tuer Rashgaroth pour empocher la récompense. Il voulait juste avoir la tête attachée à son cou le lendemain.

    Peut-être qu’il pouvait lui tendre un piège… L’attirer dans un cul-de-sac et le frapper dans le dos. Mais comment attaquer un individu qui portait une armure aussi épaisse qu’un mur de briques ? Non non non, il devait impérativement trouver autre chose. Peut-être simplement… fuir. Courir sans se retourner. Quitter la Toranie, partir vivre dans un pays loin : le Nordium, Safirel… Ou bien carrément partir en bateau et aller à la découverte d’un nouveau monde.

    Ou il pouvait encore contacter son frère. Biggo avait beaucoup voyagé et surmonté de nombreuses épreuves, il y avait de fortes chances qu’il ait entendu parler de Rashgaroth et qu’il connaisse son point faible. Mais il fallait savoir où le trouver, et espérer à tout bout de champ que Biggo vienne le sauver n’allait pas le faire tomber du ciel. Si seulement…

    Non, la fuite demeurait la seule alternative.

     

     

     

    Soudain le mur derrière Grosmanu vola en éclats. Le Toranien fut projeté au sol, et sa hache retomba à deux mètres de lui. Le pas sourd et pesant des bottes de Rashgaroth se rapprochant lui fit prendre conscience qu’il n’était en sécurité nulle part.

    — Il ne sert à rien de te cacher, Dark. Tant que la marque est sur ton front, je suis assuré de te retrouver. Où que tu ailles.

    La marque ! Il l’avait oubliée ! Il devait absolument trouver un moyen de s’en débarrasser s’il voulait fuir.

    — Relève-toi, Dark. Affronte-moi !

    Grosmanu se retourna. Rashgaroth paraissait en contre-jour du soleil couchant, et cela ne le rendait que plus impressionnant. Il tenait dans la main une hache, lui aussi, à double tranchant. Les lames étaient arrondies, et terriblement affutées, Grosmanu le voyait de là où il se trouvait.

    Le Toranien se remit sur ses sabots, tremblotant. Il fit un pas en avant et manqua de vaciller.

    — Reprends ton arme, intima Rashgaroth.

    Comme un animal de compagnie auquel on apprend un tour, Grosmanu obéit. Il fit demi-tour, et ramassa la hache. Puis il revint vers Rashgaroth. Après tout, peut-être qu’il pouvait espérer le battre.

    Sans prévenir, il leva la lame et l’abattit brutalement. Rashgaroth lui saisit le poignet et lui expédia le pied dans le ventre. Grosmanu se plia en deux et recula sous le choc. Il se ressaisit et repartit à l’assaut. Il se lança dans une série d’attaques rapides, dans l’espoir de submerger son adversaire et de le forcer à créer une ouverture. Cependant Rashgaroth les para toutes sans la moindre difficulté, usant de gestes à la fois brefs et précis. Les tintements de l’acier qui heurtait l’acier résonnaient comme des pulsations cardiaques dans les veines ravagées du bourg.

    Il y eut un dernier choc, et Rashgaroth envoya la hache de Grosmanu voler en arrière. Le Toranien tenta de répliquer en lui donnant un coup de poing. Son adversaire le bloqua dans son gantelet sans aucun effort, puis le repoussa.

    — Impressionnant. Tu te bats férocement, Dark. Tes gestes sont grossiers, mais tu as la rage en toi. Tant mieux, ta mort ne fera qu’un meilleur sacrifice pour Aevilok.

    Cette dernière déclaration déclencha une idée chez Grosmanu.

    — J’arrête de me battre, alors. Donc si tu me tues, ça ne rapportera rien. Ni à toi, ni à ton dieu.

    — Quoiqu’il arrive, je dois te tuer. Ton sang de grand guerrier sera toujours un nectar pour Aevilok. Te battre ne fait qu’agrandir ton âme.

    — … T’es décidément complètement jeté, toi.

    La hache de Rashgaroth décrivit un arc-de-cercle. Grosmanu l’esquiva et s’enfuit derechef, en récupérant son arme au passage.

     

     

     

    Après plusieurs nouvelles longues minutes passées à courir, Grosmanu se dissimula derrière un autre mur, et s’accorda un peu de répit en se laissant encore une fois glisser par terre.

    — Comment l’arrêter… ? se souffla-t-il à lui-même. Il doit bien y avoir un moyen de lui échapper.

    Il porta la main au front et la retira aussitôt. Il s’était à nouveau brûlé. Il le sentait, la “marque de Dark” était encore incandescente. Il n’irait pas loin avec ce phare greffé au crâne ! Nouvelle priorité : il devait trouver un moyen de l’effacer.

    Il se crispa. Déjà, il percevait le pas lourd des bottes d’acier de Rashgaroth, suivi de sa respiration rauque. Le Toranien se tassa, se colla au mur et retint son souffle. Il entendit son adversaire marcher lentement et le dépasser.

    Grosmanu soupira. De toute évidence, il ne pourrait pas tenir à ce rythme et se cacher sans cesse. Il en revenait donc au même point : que faire ? Que faire, que faire, que faire ?

    Il sursauta quand il sentit une main se poser sur son avant-bras. C’était l’escogriffe n°2. Ce dernier lui fit signe de se taire et de le suivre. Qu’est-ce qu’il faisait là, celui-là ? Il n’avait pas été emprisonné avec les autres ? Ou bien s’était-il échappé ? Grosmanu se posait toutes sortes de questions, et il semblait qu’aucune n’avait de véritable réponse…

     

     

     

    L’escogriffe le mena jusqu’à l’intérieur d’une bâtisse qui n’avait pas été détruite. Une fois que Grosmanu fût entré, il referma la porte. Le chasseur de primes prit place à une table et poussa son plus long soupir de la journée.

    — Nous n’avons pas beaucoup de temps. Rashgaroth va nous trouver, dit l’escogriffe.

    — Vous le connaissez ?

    L’escogriffe ne répondit pas immédiatement. Il jeta plusieurs regards inquiets par les fenêtres, et les ferma l’une après l’autre.

    — Oui. Comment dire… J’ai… hum…

    Il couvrit une autre ouverture.

    — C’est moi qui lui ai permis d’entrer dans le bourg.

    Grosmanu manque de tomba de sa chaise.

    — Quoi ?! s’étouffa-t-il.

    — J’ai drogué les gardes des tours de guet et j’ai ouvert la porte pour permettre aux pillards d’entrer.

    — Mais pourquoi ?! Oh et puis vous savez quoi ? J’m’en fiche, je veux juste partir d’ici en un seul morceau.

    — Vous ne pouvez pas ! Vous devez rester et vaincre Rashgaroth. C’est le seul moyen de sauver les habitants.

    — Je ne peux pas le battre. Il est bien plus fort que moi. Il l’est même carrément plus ! J’ai aucune chance.

    — Rashgaroth vient du royaume de Lusdrosa. Il ne connaît pas la faune locale ni le terrain dangereux de notre contrée. Si vous parvenez à l’y attirer, vous aurez l’avantage.

    — Dites, je pense pas avoir trop de conseils à recevoir de la part d’un traître. Pourquoi je devrais vous faire confiance, hein ?

    — Parce que Rashgaroth n’a pas besoin de mon aide pour vous couper la tête. Il sait ce qu’il fait, il vous traquera sans relâche jusqu’au bout du monde s’il le faut. Si je veux vous aider, c’est pour… eh bien…

    — Vous racheter une conduite ? C’est un peu tard, mon vieux. Pour commencer, fallait pas fricoter avec des cultistes tordus.

    — Si vous saviez ce qu’ils m’ont fait…

    — Mais je ne le sais pas, et je désirerais que cela reste ainsi. Vous savez pas s’il y a un moyen de… d’enlever ça ? demanda Grosmanu en désignant le sceau ardent et irisé sur son front.

    — Il faudrait convaincre les cultistes qui ont mené la cérémonie de l’inverser. Mais pour cela, il faudrait les rassembler à l’endroit exact où ils l’ont exécutée, et bien sûr, que Rashgaroth soit présent. C’est peine perdue, à mon avis. Sitôt qu’il comprendra votre manœuvre, il s’empressera de tuer ses fidèles.

    — Il irait jusque-là ?

    — Et bien au-delà s’il le faut.

    — Cet homme est un malade…

    — Alors que si vous parvenez à sortir de la ville, vous aurez l’avantage. D’autant que le soleil est presque couché.

    — C’est vrai…

    L’escogriffe lui posa les mains sur les épaules.

    — Je vous en prie… Allez-y, et réparez mon erreur.


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  • Commentaires

    1
    Marie-Gaëlle
    Dimanche 23 Mars 2014 à 10:00

    — Et tu ignores qui je suis ?

    — Carrément.

    J'adore carrément! ^^ Rien de tel qu'un méchant impressionnant pour mettre l'ambiance!

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